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I. Introduction générale

5- Enigmes évolutives : pourquoi et comment les invasions biologiques

5.2. Résistance et tolérance aux agressions biotiques

Les espèces d’une même communauté « co-évoluent », développant des mécanismes d’agression, de défense ou de coopération très spécifiques. Or, une fois déplacé dans un nouveau milieu, la population introduite se trouve confrontée à de nouveaux prédateurs, parasites, compétiteurs qui n’ont développé aucun mécanisme spécifique. Et, si les espèces introduites souffrent généralement de ce changement, principalement à cause du manque de mutualistes spécifiques (Richardson et al., 2000a), certaines semblent tirer avantage de ces changements d’environnement, qui leur permettent de devenir invasives.

Ainsi, plusieurs hypothèses sont formulées depuis une dizaine d’années, selon lesquelles une espèce peut tirer avantage à être introduite dans une nouvelle communauté.

Les principales hypothèses sont : « Enemy Release Hypothesis», « EICA », « Novel weapons ». Leur étude nous permettrait de comprendre en partie comment une espèce exotique peut s’établir dans un écosystème auquel elle n’est a priori pas adaptée, et à l’envahir, surpassant parfois des espèces locales..

5.2.1. « Enemy Release Hypothesis » ou relâchement de la pression des agresseurs Déplacées hors de leur écosystème d’origine, certaines populations introduites dans un nouvel environnement seraient avantagées par le changement de communauté.

L’hypothèse du relâchement de la pression des agresseurs - « Enemy Release Hypothesis » proposée par Keane & Crawley (2002) ou « Escape from Enemy » émise par Wolfe (2002) - suggère que la plupart des agresseurs de la plante introduite (prédateurs, herbivores et parasites) ne sont pas introduits avec elle dans le nouvel environnement.

Ainsi, dépourvue de ces agresseurs qui régulaient sa croissance, la population introduite est avantagée par rapport aux populations indigènes compétitrices. La population introduite ne doit plus faire face qu’aux prédateurs et parasites généralistes qui se trouvent dans le nouvel environnement, alors que les populations indigènes subissent non-seulement la pression de ces généralistes, mais aussi celle de spécialistes (Maron & Vilà, 2001 ; Keane

& Crawley, 2002 ; Colautti et al., 2004).

Il a en effet été mis en évidence que, par rapport aux populations dans leur aire d’origine, certaines populations végétales exotiques subissent moins d’agression de pathogènes dans leur aire d’introduction (Wolfe, 2002 ; Beckstead & Parker, 2003 ; Mitchell

& Power, 2003 ; Callaway et al., 2004b ; Torchin & Mitchell, 2004) ou d’herbivores (Fenner &

Lee, 2001 ; Wolfe, 2002 ; DeWalt et al., 2004 ; Vilà et al., 2005), principalement à cause d’une différence du nombre d’espèces d’agresseurs spécialistes (Memmott et al., 2000 ; Wolfe, 2002). En effet, certaines études ont mis en évidence une plus faible production de défenses contre les herbivores dans les populations introduites en comparaison avec celles de l’aire d’origine. Les individus des populations invasives de certaines espèces de plantes arborent en effet moins de trichomes (Blair & Wolfe, 2004) ou présentent des niveaux de concentration en divers composés chimiques toxiques plus faibles (Siemann & Rogers, 2001 ; Maron et al., 2004a).

Cependant, pour que cette perte d’agresseurs permette d’expliquer, en partie au moins, l’invasion, il faut que la diminution des dommages causés par les agresseurs se traduise par des avantages au niveau de l’individu, de la population ou de la communauté (Keane & Crawley, 2002). Ainsi, les individus de l’aire d’invasion seraient en moyenne plus grands et plus vigoureux que ceux de l’aire d’origine (Crawley, 1987 ; Buckley et al., 2003 ; Grosholz & Ruiz, 2003 ; Leger & Rice, 2003). Selon Torchin et Mitchell (2004), cette augmentation de taille ou de vigueur résulterait du relâchement de la pression des bioagresseurs, ce que d’autres études semblent confirmer (Torchin et al., 2001 ; Jakobs et al., 2004). Cependant, l’augmentation de taille des individus dans l’aire d’introduction n’est pas une règle générale (Thébaud & Simberloff, 2001 ; Vilà et al., 2005 ; Grosholz & Ruiz, 2003).

Certaines études confirment une augmentation de densité qui pourrait être liée à la diminution de la pression des bioagresseurs (Jakobs et al., 2004 ; Vilà et al., 2005). Au niveau de la communauté, le rôle du relâchement de la pression des agresseurs constituerait un avantage compétitif. Cependant, les résultats sont pour l’instant contrastés, car si certaines études montrent que les espèces introduites souffrent moins des dommages causés par les bioagresseurs que les espèces indigènes, leur conférant ainsi un avantage compétitif (Schierenbeck et al. 1994, Siemann & Rogers 2003a,b), d’autres études, comparant dans un même environnement plusieurs espèces de plantes indigènes et

introduites, ne révèlent pas de différence d’attaques par les herbivores ou les pathogènes (Blaney & Kotanen 2001a, Blaney & Kotanen 2001b, Agrawal & Kotanen 2003).

Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que les populations ne sont pas uniquement régulées par les pressions exercées par les prédateurs et les parasites (contrôle de type « top-down »), mais sont aussi contrôlées par la disponibilité des ressources (contrôle « bottom-up »). Ainsi, si les ressources sont limitantes dans le nouvel environnement, la population introduite ne pourra pas profiter du relâchement de la pression biotique (Keane &

Crawley, 2002).

5.2.2. Allocation de ressources, « EICA »

La théorie d’allocation des ressources (accroissement évolutif des capacités compétitives : « Evolution of Increased Competitive Ability », EICA), repose sur le principe de base que les organismes sont limités de manière ultime par les ressources. Ainsi, selon cette théorie, des compromis sont nécessaires entre l’énergie allouée à la croissance, au fonctionnement du métabolisme basal (facteur de maintenance), et à la reproduction (Gadgil

& Bossert, 1970). Les allocations d’énergie se feraient de manière hiérarchique entre la croissance végétative et la reproduction, puis secondairement entre les reproductions sexuée et asexuée (White, 1979 ; Worley et al., 2003).

Ainsi, pour se maintenir dans son milieu et se reproduire, une plante doit pouvoir assurer une croissance végétative locale, tout en se reproduisant pour assurer la pérennité de la population et coloniser de nouveaux habitats. Or, les allocations d’énergie au sein d’une espèce vont différer entre la croissance végétative et la reproduction, en fonction des conditions environnementales. Par exemple, dans des milieux temporaires, la survie des espèces colonisant chaque année ces habitats va dépendre d’une forte reproduction. Ces plantes vont donc essayer de maximiser leurs possibilités de se reproduire. A contrario, dans un habitat plus stable, un cycle pérenne et une forte croissance végétative seront favorisés (Harper, 1977).

Ainsi la quantité d’energie destinée à la reproduction ou « effort de reproduction » (Roff, 1992) va présenter de fortes variabilités selon les conditions du milieu. Les ressources allouées à la croissance végétative seront préférentiellement dirigées vers les organes responsables du prélèvement de la ressource la plus limitante pour la croissance. Plusieurs auteurs ont élaboré des modèles prédictifs de ces schémas d’allocation de ressource en fonction des conditions environnementales (Tilman, 1987 ; 1988).

Cette hypothèse a été proposée par Blossey & Nödzold (1995) pour expliquer la vigueur des populations de Lythrum salicaria en Amérique du Nord par rapport aux populations européennes.

Certaines études se sont attachées à comparer la résistance aux herbivores ou aux parasites des plantes de l’aire d’introduction et de l’aire d’origine, et il semblerait que certaines diminutions de résistance soient associées à des augmentations de taille ou de production de graines (Siemann & Rogers, 2001 ; Wolfe et al., 2004), laissant supposer une réallocation des ressources de la résistance vers la croissance ou la reproduction.

Cependant, d’autres études n’ont pas détecté de différence de taille, de production de graines ou de capacité de compétition entre populations indigènes et introduites (Willis et al., 1999 ;Willis et al., 2000 ; van Kleunen & Schmid, 2003 ; Vilà et al., 2003 ; Bossdorf et al., 2004 ; Maron et al., 2004a ; Maron et al., 2004b).

De plus, une étude récente a détecté chez les individus des populations envahissantes de Senecio jacobaea (Asteraceae), en contradiction avec l’hypothèse EICA, une augmentation de vigueur et de production de graines, ainsi qu’une plus grande production de composés chimiques de défense (Stastny et al., 2005). Il est donc actuellement difficile d’évaluer le rôle du mécanisme EICA dans les processus d’invasion.

5.2.3. « Novel weapons »

Selon cette hypothèse, il semblerait que les populations introduites tireraient également avantage des changements de compétiteurs. En effet, plusieurs études montrent que les plantes invasives sont allélopathiques (Callaway & Aschehoug, 2000 ; Bais et al., 2003 ; Hierro & Callaway, 2003 ; Callaway & Ridenour, 2004 ; Prati & Bossdorf, 2004), c’est-à-dire qu’elles libèrent dans le sol des substances limitant la germination et la croissance d’autres plantes. Ces substances produites sont très peu toxiques pour les plantes originaires de la même région biogéographique, puisqu’elles s’y sont adaptées (Mallik &

Pellissier, 2000) en co-évoluant avec l’espèce.

Par contre, dans l’aire d’introduction, les plantes indigènes ne sont pas adaptées à ces substances potentiellement toxiques. Les populations introduites dans un nouveau milieu émettraient ces substances contre les pathogènes, les herbivores et les autres espèces végétales (« Novel Weapons hypothesis », Callaway & Ridenour 2004).

Par ailleurs, une espèce introduite dans un nouvel écosystème change également la communauté des espèces avec lesquelles elle développe des relations mutualistes, comme les mycorhizes ou les pollinisateurs par exemple (Richardson et al., 2000a ; Olesen et al., 2002), qui favorisent l'établissement et la prolifération des espèces introduites ("facilitation", Bruno et al., 2003). Cependant, il semble difficile d’imaginer qu’une espèce puisse être avantagée par un changement de mutualistes, car les bénéfices réciproques des mutualistes sont le résultat d’une longue co-évolution.

Toutefois, alors qu’une population introduite a en principe des difficultés à s’établir dans un nouvel environnement sans ses mutualistes, il arrive que des plantes introduites profitent plus des mycorhizes du sol que les plantes indigènes (Callaway et al., 2001 ; Callaway et al., 2003 ; Callaway et al., 2004a), ou que des plantes exotiques attirent davantage les pollinisateurs que les autochtones (Chittka & Schurkens, 2001 ; Brown et al., 2002).