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V. Synthèse et discussion

1. Historique de l’introduction des deux espèces d’élodées en Europe

Comme dans la majorité des cas d’introduction de plantes aquatiques sur de nouveaux continents (Cook, 1985), l’Homme est le vecteur direct d’introduction d’E.

canadensis et d’E. nuttallii en Europe.

1.1. Elodea canadensis

• Franchissement de la barrière géographique :

L’origine des populations européennes d’E. canadensis est très probablement le réseau hydrographique du comté de Shefford (Canada), d’où elle aurait été prélevée en s’accrochant aux grumes qui flottaient sur ces cours d’eau jusque sur le St Laurent.

Or, le fait que cette espèce ait été longtemps sur la liste des espèces rares (communication personnelle, conservateur du jardin botanique de Montréal (Canada)), peut nous faire supposer que les populations d’origine étaient peu nombreuses. La probabilité de franchir la barrière géographique et de s’introduire dans un nouvel habitat aurait donc été faible au départ, car la pression des propagules était faible dans l’aire d’origine (Cassey et al., 2004b).

Cependant, nous pouvons supposer que les brins d’E. canadensis prélevés ont ensuite eu des conditions très favorables de transport pour trois raisons :

- les bois sur lesquels les brins se sont accrochés ont d’abord flottés sur les cours d’eau canadiens, et donc ont maintenu les élodées dans leur milieu naturel, - les bois ont ensuite été chargés dans les calles de bateaux maritimes sur le St

Laurent, ce qui a évité aux élodées d’être en contact avec de l’eau salée,

- le transport dans ces calles jusqu’en Angleterre a permis aux élodées d’effectuer ce long trajet dans un environnement humide, favorable aux espèces aquatiques.

Ainsi, même si la taille des populations transportées était petite, celles-ci l’ont été dans des conditions très favorables.

Par ailleurs, nous pouvons penser que ces introductions, même d’un petit nombre d’individus, ont eu lieu par vagues successives. En effet, l’Angleterre ne pouvant s’approvisionner en bois qu’au Canada, les transports de bois, et donc d’élodées, ont du être très nombreux durant plusieurs décennies.

• Franchissement de la barrière écologique :

Les populations d’ E. canadensis introduites en Europe (Angleterre) furent donc très probablement de petite taille au départ comme le suggèrent Simpson (1988), ainsi que nos investigations génétiques qui mettent en évidence une faible variabilité génétique des populations européennes d’E. canadensis de nos jours. Leur diversité génétique aurait donc subit un fort goulot d’étranglement (Nei et al., 1975), appelé « effet de fondation », qui a pu conduire à des différences marquées de composition génétique, observées entre les populations introduites (anciens sites) et les populations des aires d’origine.

Cependant, malgré la petite population d’origine supposée, ces introductions multiples, même de peu d’individus, ont favorisé l’établissement de l’espèce dans un nouveau milieu en augmentant la pression des propagules (Veltman et al., 1996 ; Lonsdale, 1999 ; Cassey et al., 2004b) ; phénomène qui aurait donc aidé E. canadensis à s’adapter aux conditions biotiques et abiotiques des cours d’eau anglais.

D’autre part, la naturalisation dans l’aire d’introduction n’a pas été immédiate. En effet, si les premières importations de bois en provenance du Canada datent des années 1810, les premières apparitions d’E. canadensis en Angleterre datent de 1840, et ce n’est qu’en 1852 que Marshall a observé le phénomène de propagation et d’invasion de l’espèce lors de la construction d’une voie ferrée dans le Leicester.

Ainsi, il aura fallu un temps de latence de près de 40 ans pour permettre l’établissement et la naturalisation d’ E. canadensis en Angleterre.

• Franchissement de la barrière de la reproduction :

E. canadensis a été confrontée à divers mécanismes démographiques, comme l’effet Allee et la stochasticité, qui interviennent durant cette étape très sensible d’établissement et fragilisent la population introduite.

Or, malgré le petit nombre d’individus introduits, nous pouvons penser que la forte capacité de reproduction végétative d’ E. canadensis lui a permis de surpasser les difficultés génétiques et démographiques, et de s’établir dans son nouvel environnement.

En effet, sa grande capacité de reproduction végétative, l’absence quasi-complète de reproduction sexuée, la capacité de régénération de tout un organisme a partir d’un simple fragment végétatif, sa vitesse de croissance importante et la capacité de produire un nombre important de propagules, tels que les turions, importants pour la colonisation de nouveaux sites (Nichols & Shaw, 1986), ont permis à E. canadensis de franchir efficacement cette barrière, aboutissant alors à la naturalisation de l’espèce.

Toutefois, il est possible que cet unique mode de reproduction végétatif, couplé au petit nombre d’individus introduits, ait conduit à l’épuisement de l’espèce un siècle plus tard.

1.2. Elodea nuttallii

• Franchissement de la barrière géographique :

E. nuttallii a été récoltée pour la première fois en Belgique en 1939, mais n’y a été correctement identifiée qu’en 1955. Elle a ensuite été observée en 1941 aux Pays-Bas, puis en 1961 en Allemagne, où elle est rapidement devenue l’espèce aquatique la plus répandue (Wolff, 1980 ; Cook et Urmi-König, 1985). Cependant, nous ne connaissons pas avec certitude le vecteur d’introduction de cette espèce, mais nous pouvons émettre deux hypothèses :

- Selon Cook et Urmi-König (1985), comme pour de nombreuses plantes aquatiques, E. nuttallii aurait été importée en Europe comme plante d’ornement pour aquarium. Cela supposerait qu’elle ait été prélevée volontairement dans son milieu d’origine, soit l’Amérique du Nord, à des fins commerciales. Dans cette hypothèse, nous pouvons penser que le transport jusqu’en Europe se fit dans des conditions optimales pour assurer la survie des plants importés destinés à la vente. L’introduction dans le milieu naturel européen aurait alors eu lieu lors de vidanges d’aquariums dans le réseau hydrographique, ce qui peut donc expliquer des introductions multiples.

- Le scenario d’introduction d’ E. nuttallii peut également se rapprocher de celui d’E. canadensis : elle aurait été importée par bateaux maritimes de commerce en provenance du Canada au cours des soixante-dix dernières années ; ce qui est fort probable compte tenu de la présence en abondance d’ E. nuttallii au niveau des Marinas de nombreux ports sur le St Laurent, où la dégradation de la qualité de l’eau est similaire à celle rencontrée dans nos régions (observations personnelles, 2003). Ainsi, le prélèvement d’ E. nuttallii aurait eu lieu lors du ballastage et déballastage de ces navires de commerce. Ce procédé est certainement le premier vecteur d’introduction d’ E. nuttallii, comme de nombreuses autres espèces allogènes (Lodge 1993, Williamson 1996, Hodkinson

& Thompson 1997, Vitousek et al. 1997, Mack & Lonsdale 2001). Dans cette hypothèse, le transport aurait eu lieu dans de très bonnes conditions.

L’introduction dans le système hydrographique européen, qui serait encore actuelle, aurait alors eu lieu lors du déballastage dans divers ports fluviaux européens. Ainsi, les populations transportées, probablement de petite taille, ont dû être introduites en vagues successives dans différents lieux en Europe, comme le montre notre étude génétique.

• Franchissement de la barrière écologique :

L’étude menée sur le polymorphisme génétique chez les élodées, par comparaison des diversités génétiques de populations européennes et nord-américaines, nous ont fourni un grand nombre d’informations grâce auxquelles nous pouvons émettre plusieurs hypothèses concernant l’établissement des différentes populations d’ E. nuttallii en Europe.

En ce qui concerne les sites français où E. nuttallii a été signalée depuis déjà plus d’un demi-siècle, la diversité génétique est relativement faible et il existe des territoires entiers où les populations sont exclusivement clonales (Vosges).

Mais surtout, il y a une importante distance génétique entre les populations de ces sites et les actuelles populations des zones d’origine. Des introductions en nombre limité de peu d’individus pourraient alors expliquer cette différence génétique inter-populationnelle.

En effet, des phénomènes de fondation, combinés à des phénomènes de dérive génétique, peuvent conduire à cette distance génétique ; surtout s’ils ne sont pas compensés par de multiples introductions de population différentes. Les deux populations (indigène et introduite) n’étant plus en contact depuis fort longtemps, elles évoluent en parallèles, la première par une reproduction sexuée ponctuelle, la seconde essentiellement par dérive génétique.

Par ailleurs, nous avons pu mettre en évidence, dans les sites où les élodées sont apparues plus récemment, une forte variation génétique intra-populationnelle et inter-populationnelle, comparable à celle de l’aire d’origine.

Nous pouvons donc émettre l’hypothèse d’une arrivée continue de nouveaux brins, originaires de différentes populations sources, qui favorisent l’établissement de l’espèce dans un nouveau milieu en augmentant la pression des propagules (Veltman et al., 1996 ; Lonsdale, 1999 ; Cassey et al., 2004b). La diversité génétique intra-populationnelle augmente alors grâce à la diversité génétique inter-populationnelle apportée, limitant ainsi

les effets de fondation.

Ainsi, nous pouvons conclure que, contrairement à E. canadensis qui possède une faible variabilité génétique en Europe, E. nuttallii possède une forte variabilité génétique dans certains sites d’introduction, dans lesquels de nombreux brins, issus de populations génétiquement différenciées, continuent probablement d’arriver.

Cette grande variabilité génétique constitue selon nous un atout car elle permettrait, entre autre, de limiter la durée de la phase de latence précédant la naturalisation. Comme dans certains cours d’eau de l’Est de la France, où seulement dix ans se sont écoulés entre le moment des premières observations et les premières constatations d’invasion.

• Franchissement de la barrière de la reproduction :

Comme pour E. canadensis, nous pensons que la forte capacité de reproduction végétative notamment, a permis à E. nuttallii de surpasser les difficultés génétiques et démographiques de l’établissemnt dans un nouvel environnement.

Mais, il apparaît qu’en plus de cette reproduction végétative très efficace, E.

nuttallii soit capable de reproduction sexuée sur les sites d’introduction, comme le montre la présence d’hybrides. Or, l’existence d’une reproduction sexuée, même occasionnelle, pourrait permettre à l’espèce d’évoluer et de s’adapter à l’environnement. Elle pourrait également se croiser avec d’éventuelles espèces indigènes pour en acquérir des caractères lui conférant la capacité de s’adapter plus rapidement, ou encore de former des hybrides qui pourraient avoir un avantage compétitif majeur.

Ainsi, ce mode de reproduction sexuée, couplé à la grande diversité génétique d’E. nuttallii, pourrait très vraisemblablement la rendre beaucoup plus compétitive qu’E.

canadensis.