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La réserve héréditaire : principe fondamental ou principe successoral ?

B. La protection des proches du défunt dans le Règlement n°650/2012

1. La réserve héréditaire : principe fondamental ou principe successoral ?

280. A ce jour, la réserve héréditaire n’a formé l’objet que de quelques arrêts, dans

l’ensemble négatifs, concernant son appartenance à l’ordre public. Ainsi, en ce sens s’est prononcé le Tribunal Supremo espagnol en 1996, en niant, dans le cadre de la succession d’un ressortissant des États-Unis, que l’absence de la réserve héréditaire puisse porter atteinte à l’ordre public446. Cette même approche a par la suite été suivie par la jurisprudence de fond, qui n’ont pas reconnu à la « legítima » le caractère d’ordre public dans des affaires concernant des testateurs étrangers447. De plus, à l’égard de l’Espagne, il faut aussi garder à l’esprit que son organisation selon un système pluri-législatif où, comme l’on a vu précédemment (supra n°257), le régime successoral présente des divergences parfois importantes d’une zone à l’autre et que la réserve n’est pas toujours admise, il serait contradictoire de s’opposer à l’application d’une loi étrangère au seul motif que celle-ci ne prévoit pas l’institution de la réserve. Cette considération est d’ailleurs démontrée par les nombreux débats qui, depuis quelques années désormais, intéressent la doctrine juridique ibérique en matière de réserve héréditaire448. Sur ce sujet les demandes de réforme, non seulement de la part du monde académique mais aussi des praticiens du droit, notaires in primis, sont ainsi devenues de plus en plus pressantes, afin

445 En ce sens A.BONOMI-P.WAUTELET, Le droit européen des successions, op. cit., p. 539.

446 Tribunal Supremo, 15 novembre 1996, Lowenthal. Sur cette décision et en général sur le rapport entre l’ordre public et la réserve héréditaire en droit espagnol, v. notamment E.CASTELLANOS RUIZ, Sucesión

hereditaria, in A.L.CALVO CARAVACA-J.CARRASCOSA GONZALEZ, Derecho internacional privado, op. cit., pp. 360 et s. ; AGUILAR BENITEZ DE LUGO-H.AGUILAR GRIEDER, Orden público y sucesiones (I-II), in

BIMJ (2005/1984-1985), pp. 873 et s.

447 v. par exemple SAP (Sentencia de la Audencia Provincial) de Málaga, 13 mai 2002 ; SAP Alicante, 27 février 2004; SAP Tarragona, 13 mai 2004 ; SAP Granada, 19 juillet 2004; SAP Barcellona, 28 septembre 2004. Sur ces décisions, v. E.CASTELLANOS RUIZ, Sucesión hereditaria, op. cit., p. 368.

448 Pour un exposé de ces discussions, v. ex multis S.CÁMARA LAPUENTE, Freedom of Testation, Legal

Inheritance Rights and Public Order under Spanish Law, op cit. pp. 283 et s.: v. aussi la récente contribution

de E.ARROYO I AMAYUELAS – E.FARRNÓS AMORÓS, Kinship Bonds and Emotional Ties: Lack of a Family

Relationship as Ground for Disinheritance, in European Review of Private Law, 2016, 2, spéc. pp. 220 et

de rendre l’actuel régime des successions plus apte à répondre aux nouvelles exigences de la société contemporaine449.

281. Dans la même direction, le Tribunal fédéral suisse450 et la Cour de Cassation italienne451 ont statué que l’absence de la réserve n’est pas contraire à l’ordre public du for. Quant à l’Italie, quelques observations s’imposent ; dans ce pays en effet, s’il est vrai que la Suprême juridiction a nié le caractère d’ordre public à l’institution de la réserve héréditaire, il faut néanmoins préciser que ce principe a été affirmé dans une affaire concernant un de cujus étranger (il s’agissait d’un ressortissant italien naturalisé canadien), alors que si le défunt avait été de nationalité italienne, la solution, du moins jusqu’à l’entrée en vigueur du Règlement, aurait été différente.

282. En effet, l’article 46 de la loi italienne de droit international privé de 1995 dispose,

à son alinéa 2, que dans l’hypothèse où le défunt avait exercé la professio juris, ce choix « non pregiudica i diritti che la legge italiana attribuisce ai legittimari residenti in Italia

al momento della morte della persona della cui eredità si tratta » (ne peut pas atteindre

aux droits que la loi italienne dispose en faveur des réservataires résidents en Italie au moment du décès). Cette prévision comportait donc, avant le 17 août 2015, que les droits des héritiers réservataires italiens, résidents en Italie, étaient protégés directement par les règles internes de conflits des lois, sans qu’il y ait besoin d’invoquer la clause de l’ordre public. Ce différent régime reposant sur le lieu de résidence des héritiers avait d’ailleurs suscité de nombreuses critiques parmi les auteurs, certains ayant même parlé d’une possible inconstitutionnalité pour atteinte au principe d’égalité452. En tout état de cause, cette limitation avait été interprétée par une partie de la doctrine453 comme un rejet de la

449 Lors du 9ème Congrès Notarial espagnol, qui a eu lieu à Barcelone les 12, 13 et 14 mai 2005, les Notaires en effet souligné l’urgence de réformes législatives « que, partiendo del principio de la libertad civil,

faciliten mecanismos de autorregulación jurídica”. Ainsi, dans cette perspective, « se considera muy útil revisar las rigideces derivadas del sistema de legítimas y permitir y desarrollar fórmulas jurídicas encaminadas a ordenar la creación, organización y transmisión de la empresa familiar, tales como los testamentos mancomunados, los pactos sucesorios y las instituciones fiduciarias, siempre que éstas se ajusten a nuestro orden público económico » (v. www.notariado.org).

450 ATF, 102, II, 136, 1976, Hirsch c. Cohen.

451 Cass. civ. 24 juin 1996, n°5832, in Riv. dir. int. priv. proc., 2000, p. 784 ; dans le même sens, déjà Trib.

Chiavari, in Riv. dir. int. priv. proc., 1977, p. 379.

452 En ce sens v. P.PICONE, La legge applicabile alle successioni, op. cit., p. 77

thèse, avancée peu de temps avant en jurisprudence, qui en qualifiant la réserve héréditaire de principe fondamental du système juridique italien, avait opposé l’ordre public à une loi étrangère ne prévoyant pas un tel mécanisme454 (solution qui avait toutefois été cassée par la Haute juridiction dans l'arrêt précité). Or, le Règlement de 2012 n’ayant pas, comme on va voir, prévu de règles spécifiquement destinées à la protection des héritiers réservataires, il est souhaitable que son entrée en application conduise à une nouvelle évolution dans la jurisprudence nationale (v. infra n° et s.).

283. Dans d'autres États membres en revanche, la question du caractère d'ordre public de

la réserve héréditaire a fait l'objet de solutions moins tranchantes. Ainsi en Allemagne, la Cour Constitutionnelle a considéré, en 2005, que qu'une participation minimale des enfants du défunt à la succession est garantie par l'article 6, par. 1er de la Constitution allemande (en matière de protection du mariage et de la famille), indépendamment de leur condition économique455. Suivant ce courant, une partie de la doctrine a donc estimé que même si en principe la réserve héréditaire ne relève pas de l'ordre public, il existe néanmoins certaines circonstances qui justifient son intervention à l'encontre d'une loi étrangère ne prévoyant pas ce mécanisme de protection, ou le conditionnant à une situation de besoin456. C'est toutefois surtout en France que la question a fait l'objet d'un vif débat.

284. Dans ce pays en effet, traditionnellement les héritiers réservataires de nationalité

française étaient protégés par le droit au prélèvement, leur permettant de récupérer les biens situés en France lorsque la loi étrangère applicable en l'espèce leur niait la réserve (v. supra n°255). Toutefois, l'on a vu que cet instrument a été abrogé en 2011 par effet de la décision du Conseil Constitutionnel qui l'a estimé contraire au principe d'égalité ; dès lors, le seul bastion pour la protection de la réserve successorale est resté l'ordre public,

1995 n. 218, 2000, 3ème éd., pp. 208-209; F. ZABBAN, La successione a causa di morte e la riforma del

diritto internazionale, 1996, Milan, p. 47.

454 CA Milan, 4 décembre 1992, in Riv. dir. int. priv. proc., 1994, p. 821; dans le même sens Trib.Sanremo, 31 décembre 1984, in Riv. dir. int. priv. proc., 1986, p. 341.

455 BverfGE (Bundesverfassungsgericht), 19 avril 2005, in NJW, 2005, p. 1561.

456 En ce sens A.BONOMI-P.WAUTELET, Le droit européen des successions, op. cit., pp. 540 ; v. aussi H.DÖRNER, Art. 25, op. cit., n°731 ; J.BECKERT, Familiäre Solidarität und die Pluralität moderner

ce qui a donc ultérieurement accru les discussions en matière. Ainsi, d'éminents auteurs considèrent que les règles sur la réserve héréditaire ne relèvent pas de l'ordre public international457. À cet égard, les arguments avancés sont principalement deux : d'une part, l'appréciation in concreto de l'ordre public, qui empêcherait ainsi d'opposer cette exception à une loi étrangère au seul motif que celle-ci ne prévoit pas la réserve successorale ; d'autre part, le rejet de l'appartenance de cette institution aux droits fondamentaux. En particulier, cette dernière considération repose sur une décision de 2013 du Tribunal de Grande Instance de Paris, pour qui « Malgré son importance dans le droit interne français, l'institution de la réserve successorale n'a jamais été consacrée par la Cour de cassation comme contraire à des valeurs que l'ordre juridique français considère universelles, comme pourrait l'être toute disposition d'une loi étrangère qui réduirait ou supprimerait les droits d'une personne pour des raisons d'ordre social, racial politique, sexuel ou religieux [...] »458.

285. À l'opposé se trouve en revanche un deuxième courant doctrinal, favorables à l'idée

que la réserve puisse relever de l'ordre public international459. Pour ces auteurs en effet, la réserve constituerait un principe fondamental de l'ordre juridique français en tant que « reflet de la solidarité familiale » et de mesure garantissant d'un côté « un minimum d'égalité entre les enfants », de l'autre la protection « des libertés individuelles de l'héritier »460. Conséquemment, une loi étrangère ne prévoyant pas de réserve successorale devrait être écartée au nom de l'ordre public international, s'agissant d'une mesure qui « porte en elle les valeurs essentielles que sont l'ordre familial, la solidarité, l'égalité et la liberté »461.

457 En ce sens, v. M.REVILLARD, Droit international privé et communautaire : pratique notariale, 2010, 7ème éd., Défrénois, n°716 ; M.GORE, Droit patrimonial de la famille, 2011, Dalloz Action, n°722-61 ; E.FONGARO, L’anticipation successorale à l’épreuve du droit des successions, op. cit., pp. 523 et s. ; D.BUREAU-H.MUIR WATT, Droit international privé, op. cit., n°843 ; P.LAGARDE, Les principes de base

du nouveau Règlement européen sur les successions, op. cit., p. 720.

458 TGI Paris, 10 juillet 2013, n°06/13502.

459 M.GRIMALDI, Brèves réflexions sur l'ordre public et la réserve héréditaire, in Défrénois, 2012, n°15- 16, pp. 755 et s. ; S.GODECHOT-PATRIS, Successions internationales en France, in Travaux de l'Association

Henry Capitant, 2010, t. LX, pp. 673 et s.

460 M.GRIMALDI, Brèves réflexions sur l'ordre public et la réserve héréditaire, op. cit., p. 758. 461 IBIDEM, p. 759.

286. Ces analyses montrent donc que le débat de l'appartenance de la réserve héréditaire

à l'ordre public ne trouve pas de solutions uniformes au sein de l'Union. Or, si dans le passé la question ne concernait que les ordres juridiques nationaux, chacun souverain de son propre système des successions internationales, désormais elle nécessite d'une prise en compte commune. Le centre du débat se voit donc déplacé, la référence n'étant plus, uniquement, le droit national de l’État du for, mais aussi, et surtout, l'article 35 du Règlement n°650/2012.