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C. Le contrôle de l'objet de la décision : l'ordre public au fond

III. Le caractère irréductible de l’ordre public : la protection des proches du de

1. Les États membres de « civil law »

265. En dépit de quelques différences, la réserve héréditaire occupe une place centrale

dans le droit successoral de la plupart des systèmes juridiques continentaux de tradition civiliste.

a) La protection des proches du défunt dans le système italien

266. La réserve héréditaire est tout d’abord prévue en Italie où l’article 536 du Code civil

de 1942 statue que la loi dispose qu’une part de la masse successorale soit nécessairement réservée à certains successibles préalablement déterminés423. Ces derniers, qui sont qualifiés de « réservataires » ou « legittimari » sont, dans l’ordre : le conjoint survivant, les fils du de cujus (sans aucune distinction législative depuis la réforme de la filiation de 2013, sur laquelle v. supra n°219) ainsi que ses ascendants. Le conjoint survivant est considéré « réservataire » même en cas de précédente séparation de corps, mais à la seule condition que celle-ci n’est pas été prononcée pour sa faute ; dans cette hypothèse, elle n’aura droit qu’à une rente à vie dans le cas où, au moment du décès, elle avait droit à une pension alimentaire par le défunt (art. 548, Code civil). Aucune part de « legittima » est en revanche prévue en faveur du conjoint divorcé, ni du partenaire ou concubin du défunt. Quant aux ascendants, ces derniers viennent à la succession en tant que réservataires dans la seule hypothèse où le de cujus est décédé sans laisser de descendants ; dans ce cas la quotité indisponible sera alors dévolue pour la moitié au conjoint survivant, s’il existe, et pour le quart aux ascendants (art. 544, Code civil). A contrario, lorsque le défunt a laissé des enfants, la quotité de réserve sera alors à eux destinée et repartie avec le conjoint survivant en parts fixées par la loi et variables en fonction du nombre de descendants (art. 542, Code civil).

267. Ces dispositions impliquent donc que le défunt puisse certes disposer de son

423 En général sur la succession “nécessaire” dans le système italien, v. M.IEVA, La successione necessaria, in N.LIPARI-P.RESCIGNO (sous la direction de), Diritto civile, II, 1, Le successioni e le donazioni, Milan, 2009, pp. 51 et s. ; G.CAPOZZI, Successioni e donazioni, I, 2015, 4ème éd., Milan, pp. 389 et s. ; L.CARIOTA- FERRARA, Successioni per causa di morte. Parte generale, 1977 (réedité en 2011), Naples, pp. 173 et s.; L.MENGONI, Successioni per causa di morte. Successione necessaria, in A.CICU-F.MESSINEO-L.MENGONI (sous la direction de), Trattato di diritto civile e commerciale, Milan, 2000, 4ème éd.

patrimoine mais de manière limitée, ne pouvant pas, au cours de sa vie, effectuer des donations, ou tout simplement destiner une partie de la masse successorale à une personne autre que les « successori necessari », pour une part excédant la quotité disponible. Dans cette hypothèse, les éventuelles donations et dispositions testamentaires « excédantes » seront sujettes à l’action de réduction selon les modalités indiquées aux article 558-560, Code civil ; cette dernière ne peut être demandée que par les réservataires, leurs héritiers ou ayants cause dans un délai de dix ans à compter de l’ouverture de la succession (art. 2946, Code civil)424.

b) La protection des proches du défunt en France

268. Un système similaire est prévu par l’ordre juridique français, où la réserve héréditaire

est régie par les articles 912 et suivants du Code civil425. Cette institution est ainsi définie comme « la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataires, s'ils sont appelés à la succession et s'ils l'acceptent » (art. 912, Code civil). Contrairement à l’Italie, ces derniers ne comprennent que les descendants, « en quelque degré que ce soit » (art. 913-1, Code civil), ainsi que le conjoint survivant non divorcé mais uniquement en cas d'absence des premiers (art. 914- 1, Code civil)426. Quant à la part de réserve en revanche, elle varie en fonction des réservataires présents : ainsi, en cas d’un seul enfant la quotité disponible ne pourra excéder la moitié des biens du disposant ; en cas de deux enfants elle ne pourra excéder

424 En matière de prescription du droit d’exercer l’action de réduction, la Cour de Cassation italienne (Cass. civ. Sez. Un., 25 octobre 2004, n. 20644, in Giur. It., 2005, 1605) a précisé que le dies a quo varie en fonction de l’objet de cette action : ainsi, lorsque la quotité de réserve est atteinte par une disposition testamentaire, le dies a quo est fixé au jour de l’acceptation de la succession par celui dont la part successorale a excédé la quotité disponible. Si en revanche il s’agit de réduire des donations, alors la prescription découle du jour de l’ouverture de la succession.

425 En matière, v. PH.MALAURIE, Droit civil : les successions, les libéralités, 6ème édition, Defrénois, 2014 ;

J.MAURY, Successions et libéralités, 8e édition, 2010, Litec - Editions du JurisClasseur ; R.CRONE- M.C.FORGEARD-B.GELOT, La Réforme des successions, 2002, Éd. Defrénois ;C.RENAULT-BRAHINSKY,

Droit des successions, 2004, 2e éd., Gualino éditeur.

426 En cas d'absence de réserve, le conjoint survivant est néanmoins protégé par la prévision d'un droit temporaire au logement familial (artt. 763 et s., Code civil), éventuellement convertible, par convention, en une rente viagère ou en capital (art. 766, Code civil). En cas de besoin en outre, la loi dispose l'octroi d'une pension alimentaire, prélevée sur la succession (art. 767, Code civil). En général sur la position du conjoint survivant v. la récente contribution de R.ZIMMERMANN, Das Ehegattenerbrecht in historisch-

vergleichender Perspektive, in RabelsZ, 2015, vol. 79, n. 4, pp. 768 et s.

le tiers et dans l’hypothèse de trois enfants ou plus elle est réduite au quart (art. 913, Code civil). Si enfin le de cujus ne laisse que le conjoint survivant, « les libéralités, par acte entre vifs ou par testament, ne pourront excéder les trois quarts » des biens successoraux (art. 914-1, Code civil). A l’instar du régime italien en outre, en cas de libéralités excédants la quotité disponible celles-ci feront l’objet d’une action en réduction, qui ne peut être demandée « que par ceux au profit desquels la loi fait la réserve, par leurs héritiers ou ayants cause », dans un délai qui est fixé « à cinq ans à compter de l'ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l'atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès » (art. 921, Code civil).

269. L’on remarquera toutefois que la protection des réservataires, dans le cadre d’une

succession internationale, était assurée dans le passé par le droit au prélèvement (sur lequel v. supra n°) permettant aux héritiers de nationalité française de récupérer, sur les biens situés en France, la partie correspondante à la réserve que la loi étrangère leur refusait. Néanmoins, en 2011 cette institution a été abrogée par effet de la décision du Conseil Constitutionnel du 5 août 2011, qui l’a jugée contraire au principe d’égalité. Désormais, en matière de successions transfrontalières, le seul rempart pour les héritiers réservataires français peut donc être, si admise, la clause de l’ordre public.

c) La protection des réservataires en Allemagne

270. Le système allemand ne fait pas d’exception à cette règle, tout en prévoyant,

cependant, quelques particularités427. En effet, contrairement aux ordres juridiques de tradition romaniste, le législateur allemand a inséré l’institution de la réserve non pas dans la partie du Code civil consacrée au droit des successions, mais dans celle concernant le droit des obligations428. Dès lors, les réservataires ne sont pas considérés, à cet égard,

427 En général sur la réserve héréditaire dans le droit allemand, v. J.BECKERT, Familiäre Solidarität und die

Pluralität moderner Lebensformen : Eine gesellschaftstheoretische Perspecktive auf das Pflichtteilsrecht,

in A.RÖTHEL (édité par), Reformfragen des Pflichtteilsrecht, 2007, Cologne, Heymanns, pp. 1-22 ; A.DUTTA, Vor-und Nacherbschaft, in J.BASEDOW-K.J.HOPT-R.ZIMMERMANN (édité par), Handwörterbuch

des Europäischen Privatrecht, 2009, Tübingen, Mohr, pp. 1735-1739 ; A.RÖTHEL, El derecho de sucesiones y la légitima en el derecho alemán, Colleción Notariado Hoy, Barcelone, Bosch, 2008.

428 A.RÖTHEL, Law of Succession and Testamentary Freedom in Germany, in M.ANDERSON-E.ARROYO I AMAYUELAS (sous la direction de), The Law of Succession : Testamentary Freedom. European

comme des véritables héritiers, mais plutôt comme les bénéficiaires d’une créance à la hauteur de la moitié de ce qu’ils auraient dû toucher dans le cadre d’une succession légale (art. 2303, BGB). Ces « créanciers » de la réserve, déterminés directement par la loi, sont représentés par : les descendants du défunt ; le conjoint survivant, y compris le concubin survivant qui est considéré comme un héritier légal au même titre de l’époux429; ses ascendants, mais à la seule condition, en tant qu’héritiers de troisième ordre, que le de cujus ne laisse naturellement pas d’enfants.

271. Un régime particulier est en outre prévu pour le conjoint survivant, dont la part lui

étant normalement destinée en cas de succession ab intestat varie en fonction du régime matrimonial choisi (§1931, BGB). Ainsi, lorsque les conjoints étaient mariés sous le régime légal allemand de la participation aux acquêts (« Zugewinngemeinschaft »), applicable lorsque les époux n’ont pas établi un contrat de mariage précisant un régime matrimonial différent, alors la part successorale en principe destinée au conjoint survivant est : la moitié en présence d’enfants, ce qui implique une « créance » réservataire d’un quart des biens successoraux (§§ 1931, par. 1 et 3, 1371, par. 1, BGB) ; trois quarts en l’absence d’enfants et en concours avec des ascendants, ce qui comporte une part de réserve correspondante à trois huitièmes des biens du disposant. Si donc le de cujus décède en léguant, par exemple, les sept huitièmes de son patrimoine à sa fille et qu’il était marié en régime de participation aux acquêts avec le conjoint survivant, ce dernier ayant droit, en tant que réservataire, au quart des biens du disposant, il pourra dès lors réclamer une réduction de la part attribuée à l’enfant pour une valeur correspondante à celle dont elle a été privée. Cette action doit être exercée dans un délai de trois à compter du moment où les réservataires ont eu connaissance du testament qui les a lésés ou, en tout état de cause, dans un délai de trente ans du moment de l’ouverture de la succession (§2332, par. 1, BGB).

Perspectives, 2011, Groningen, European Law Publishing, p. 163.

429 Depuis la loi en date du 16 février 2001 relative au certificat de concubinage et autres modes de vie en

commun enregistrés (« Lebenspartnerschaftsgesetz », annoté comme « LPartG ») entré en vigueur le 1er

d) La « legitima » dans le droit espagnol

272. Dans la même perspective se trouve le système espagnol, prévoyant dans son Code

civil l’instrument de la « legítima » en faveur de certaines personnes qualifiées de « legitimarios »430. L’on remarquera cependant qu’en Espagne, contrairement aux ordres juridiques jusqu’à présent analysés et compte tenu de la présence de communautés autonomes, le système national s’accompagne d’une pluralité de systèmes régionaux, ou tout simplement territoriaux, prévoyant ses propres règles de droit en matière successorale. Ainsi, selon le droit commun du « Código civil », si le testateur a laissé des enfants, il ne peut alors disposer librement que d’une partie correspondante au tiers de ses biens, le reste devant obligatoirement être destiné aux descendants (articles 808, Code civil). Toutefois, afin de préserver une partie de la liberté de tester du de cujus, la loi précise que de ces deux tiers de part réservataire, un tiers doit nécessairement être destiné en valeurs égales aux enfants, mais l’autre tiers (dit « mejora ») est remis à la volonté du défunt, qui pourra ainsi le destiner en toute liberté aux descendants de son choix. Parmi les réservataires se trouvent également le conjoint survivant, auquel le droit commun lui réserve non pas la pleine propriété mais l’usufruit, en parts variables en fonction de la présence ou pas de descendants et ascendants (articles 834-837, Code civil), ainsi que ces derniers (articles 807, 808, 809, Code civil).

273. Quant aux systèmes locaux en revanche, ceux-ci se distinguent entre ceux

reconnaissant une pleine liberté au testateur (c’est le cas de la Navarre ou du Fuero de

Ayala, dans les Pays Basques, où le de cujus peut ne rien laisser aux descendants431), et

430 En général sur la réserve dans le droit espagnol, v. ex multis S.CAMARA LAPUENTE, Freedom of

Testation, Legal Inheritance Rights and Public Order under Spanish Law, in M.ANDERSON-E.ARROYO I AMAYUELAS (sous la direction de), The Law of Succession, op. cit., pp. 271 et s. ; T.TORRES GARCIA, La legítima en el Código Civil, in S.ÁLVAREZ GONZALEZ (édité par), Estudios de Derecho de familia y

sucesiones (dimensiones internas y internacional), 2009, Santiago de Compostela, Imprenta Universitaria,

pp. 297 et s. ; A.VAQUER ALOY, The Law of Succession, in M.BUSSANI-F.WERRO (édité par), European

Private Law : A Handbook, vol. I, 2009, Berne, pp. 555 et s. ; A.ZOPPINI, Le successioni in diritto

comparato, in R.SACCO (édité par), Trattato di diritto comparato, 2002, Turin.

431 Il est toutefois intéressant de noter que dans ces zones, bien que la liberté de tester s’impose, le système successoral a maintenu l’ancienne règle originaire du droit romain dite de la « legítima formal » ; ainsi, pour que le testament soit valable, le testateur doit obligatoirement indiquer dans l’acte sa volonté d’exclure ses descendants de la succession (pour la Navarre, art. 271, loi 1/1973 ; pour le Fuero de Ayala, art. 136- 139, Loi basque de 1992). En général sur le régime successoral dans ces territoires, v. J.M.MIQUEL GONZALEZ, Legítima material y legítima formal, in Anales de la Academia Matritense de Notariado, 2009, n. 49, pp. 493 et s.

ceux qui en revanche reconnaissent une liberté plus limitée mais régie par des règles différentes par rapport au droit commun (par exemple la Catalogne, la Galice, l’Aragon, ou encore les îles Baléares)432. Or, comme on va voir par la suite, ces différences de systèmes, ainsi que la circonstance qu’une partie de ceux-ci ne prévoient pas de réserve, ou l’admettent de manière plus limitée, pourraient être décisives dans l’intervention de l’ordre public en matière de protection des proches du défunt.

274. Les ordres juridiques à peine décrits ne sont toutefois pas les seuls systèmes à

prévoir, dans leur droit successoral, le mécanisme de la réserve héréditaire433. Certes, quelques divergences peuvent exister quant à ses bénéficiaires, à sa nature ou à ses modalités de calcul, mais le résultat qui en découle reste le même : limiter la liberté de tester du de cujus en faveur de la sauvegarde de ses proches. Néanmoins, si cet instrument constitue la règle, à quelques exceptions près434, dans les pays de tradition romano- germanique, celui-ci n'est pas connu dans tous les États européens.