• Aucun résultat trouvé

Le réseau comme espace de traduction et d’innovation : la sociologie de l’acteur-réseau-

Partie II : Cadre d’analyse et méthodologie 70

Chapitre 3 : le cadre d’analyse 71

3.2. La problématique 73

3.2.2. Le réseau comme espace de traduction et d’innovation : la sociologie de l’acteur-réseau-

En 1988, Bruno Latour et Steve Woolgar étudient la vie d’un laboratoire afin d’analyser la science en train de se faire (Latour, Woolgar, 1988). Ils y relèvent l’importance de la capacité de convaincre du chercheur sur la validation par ses pairs de l’énoncé sur lequel ils discutent tous. Cela les conduit à développer un nouvel axe en sociologie des sciences et des techniques autour de la question de l’innovation et des dynamiques organisationnelles de changement. Etudier la science, c’est étudier la science isolée de la société, celle que l’on retrouve à la paillasse et questionner comment la science s’assemble. Mais cette science isolée ne pourrait exister sans un ensemble de personnes plus loin de la paillasse qui cherchent des financements de recherches, présentent des résultats, etc. (Latour, 2005a :

- 78 -

382). Dès lors, étudier la science c’est également étudier comment la science crée un réseau autour d’elle, comment se forment les groupes intéressés (Latour, 2005a : 386).

Le terme de réseau ici est en lien avec l’approche du réseau par la coordination que nous avons explicitée supra. Il s’agit d’un « ensemble d’entités humaines ou non humaines, individuelles ou collectives, définies par leurs rôles, leur identité, leur programme » (Callon, 1992 :55). Le réseau correspond dès lors à un mélange composite d’acteurs susceptibles de jouer un rôle dans les négociations autour d’un même sujet. Nous ne le comprenons pas comme un contenant, mais comme une forme de gouvernance particulière pouvant s’exercer au sein d’un projet.

A l’inverse, nous mobilisons le concept de projet comme se référant à une configuration organisationnelle. Les projets qui constituent l’objet d’étude de ce travail ne sont donc pas nécessairement des réseaux. La littérature sur les projets n’est pas facilement identifiable (Freeman, 2010). Néanmoins, Freeman (2010) leur décèlent trois caractéristiques particulières : leur unicité, bien que les projets peuvent être fortement ou moins fortement routinisés ; leur limite temporelle et enfin leur développement progressif (Freeman, 2010). Strauss (1988) s’intéresse à ce qu’il nomme « a project’s articulation process » ou la manière par laquelle les constituants du projet (comme les personnes et les ressources) sont faites pour aller ensemble avec le temps75. Il stipule que « the

articulation » correspond à « an interactional alignment ». Pour Corbin et Strauss (1988), « The accomplishing of tasks requires the alignment of workers actions: that is, the process by which workers fit together their respective work-related actions. Even when a task is carried out by a single worker, it usually involves some interactions before and after to articulate it with the other specific tasks on which it depends or which depend on it ». Ce phénomène peut avoir lieu ouvertement ou discrètement. Callon et Latour, quant à eux, se réfèrent au processus de traduction pour saisir l’articulation des constituants d’un réseau. Pour légitimer ses résultats, le scientifique doit développer un réseau avec des humains et des non-humains, rendu possible par un processus de traduction. Le principe de symétrie traite de la même manière les acteurs humains et non-humains. Cela signifie de suivre l’évolution des processus humains et non-humains sans changer de registre en passant des

75 Il définit ce qu’il nomme « articulation process » de la manière suivante: « the overall organisational process that brings

together as many as possible of the interlocking and sequential elements of the total work, at every level of organization, and keeps the flow of work going » (Strauss, 1988: 175).

- 79 -

aspects techniques aux aspects sociaux (Callon, 1986 : 175). Par conséquent, la définition de l’acteur, plus souvent appelé actant avec cette sociologie, englobe ces deux catégories : « Est acteur tout élément qui introduit une différence dans un cours d’action, qui en modifie le déroulement dans une épreuve » (Barbier, Trépos, 2007 : 37). Un projet est un ensemble d’hommes et de femmes ; c’est aussi un ensemble de cellules, de protéines, d’outils76 et d’instruments77. Comme point de départ de

ce travail, nous choisissons – à l’instar de la sociologie de l’acteur-réseau - de ne pas distinguer ces deux catégories. Nous utiliserons le concept d’acteur indistinctement pour les humains et les non- humains. Si, dans la poursuite de notre objectif, nous cherchons à comprendre ce que sont les faits et les machines, cela reviendra à comprendre ce que sont les humains (Latour, 2005a : 345).

La traduction permet la mise en réseau en trouvant le dispositif d’intéressement susceptible de transformer en alliés des entités initialement étrangères (Callon, 1986). L’intéressement désigne dès lors l’ensemble des actions mobilisées par une entité en vue d’allier d’autres entités et celles-ci prennent corps au sein des dispositifs (textes, graphes, artefacts techniques, etc.). Traduire correspond donc à un déplacement ; et à force de déplacements un grand nombre d’actants se retrouvent unifiés. Cela nécessite la présence de porte-paroles c'est-à-dire des actants qui disent dans leur propre langage ce que les autres souhaitent (Callon, 1986 : 199). Si la mise en doute de la parole d’une personne est aisée, la mise en doute de la parole d’un porte-parole l’est beaucoup moins car le porte-parole rend une parole muette accordée à ses mandants. C’est comme s’il ne parlait pas lui- même et que ses mandants parlaient directement (Latour, 2005a : 173). Seulement, parfois la simple présence d’un porte-parole ne suffit pas à allier des entités. Il peut être nécessaire de traduire d’une manière particulière. Par exemple une alliance industrielle ne peut, le plus souvent, pas reposer sur l’unique confiance des partenaires. C’est alors qu’apparaissent les intermédiaires comme des actants véhiculant du sens ou de la force sans transformation78 (Latour, 2007a : 58). Dans le cas de l’alliance

76 Les outils sont des éléments uniques pouvant être tenus en mains (Latour, 2005a : 314).

77 Un instrument correspond à « tout dispositif, quels que soient sa taille, sa nature, et son coût, qui fournit une

visualisation quelconque dans un texte scientifique » (Latour, 2005a : 163). Un instrument peut être défini en tant que tel selon l’intensité et la nature de la controverse qui lui est associée. Pour rédiger un texte scientifique, un grand nombre d’ « intermédiaires » ont du être utilisés. S’il est demandé de vérifier la validité d’un de ces intermédiaires, comme la validité d’un graphe par exemple, alors celui-ci peut devenir un instrument (Latour, 2005a).

- 80 -

industrielle, des contrats pourront prendre le rôle d’intermédiaire pour alourdir la relation interpersonnelle. Les traductions sont alors régulées (Barbier, Trepos, 2007 : 49). Ces éléments nous montrent que la sociologie de l’acteur-réseau est opératoire pour rendre compte des opérations de changement dans les objets et les formes d’action collective. Elle questionne les conditions à partir desquelles les acteurs d’une situation quelconque peuvent se retrouver en convergence autour d’un changement. Ce sont donc les mécanismes de la coopération qui sont ici théorisés.

Avec ce courant, les investissements de forme, déjà évoqués dans la littérature sur l’innovation, se définissent comme « le travail consenti par un acteur traducteur pour substituer à des entités nombreuses et difficilement manipulables un ensemble d’intermédiaires moins nombreux, plus homogènes et plus faciles à maîtriser et à contrôler » (Callon, 1989). Il s’agit donc d’un accord restreignant les capacités d’action.

S’il est question d’allier des entités, que ce soit grâce à des porte-paroles, des intermédiaires ou des investissements de forme, c’est qu’au départ les entités ne sont pas convaincues et il peut apparaître des controverses. A suivre la sociologie de l’acteur-réseau, tout nouveau concept, produit, processus doit passer par de longs combats durant lesquels des coalitions d’acteurs discutent de leur véracité, de leur utilité, etc. Ces controverses vont déterminer la robustesse des acteurs et par conséquent, elles sont nécessaires ; il faut les déployer sur le monde social afin de faire émerger des faits (Latour, 2007a : 33). Pour le chercheur, elles constituent une bonne entrée sur le sujet, mais il faut également rendre compte du moment où elles cessent d’être (Latour, 2005a : 36). S’il n’y a pas de controverses, alors il peut s’agir d’un point de passage obligé c'est-à-dire un lieu (physique, géographique, institutionnel) ou un énoncé qui se révèle être incontournable (Callon, 1986).

La particularité de ce courant théorique est qu’il conçoit la société comme « un connecteur parmi tant d’autres, circulant à l’intérieur d’étroits conduits » (Latour, 2007a : 12). Dans son glossaire (2005b), Latour définit le terme « société » : « le mot ne désigne pas une entité qui existerait en soi, qui serait régie par ses propres lois et que l’on pourrait de ce fait opposer à d’autres entités telles que la nature; il signale le résultat d’un compromis qui, pour des raisons politiques, divise artificiellement les choses entre les domaines du naturel et du social. » Le social correspond à ce qui est assemblé par de nombreux types de connecteurs (Latour, 2007a :12). « Pour rendre compte, non pas de l’artefact « société », mais des multiples connexions entre humains et non-humains, j’utilise le mot « collectif » » (2005b : 14). Latour s’explique au sujet du terme « collectif » : « contrairement à « société », qui est un

- 81 -

artefact imposé par le compromis moderniste, ce terme se rapporte aux associations d’humains et de non-humains. Alors que la division entre nature et société occulte le processus politique par lequel le cosmos est rassemblé dans un tout où il soit possible de vivre, le mot « collectif » donne à ce processus une position centrale » (2005b : 3). Dans un ouvrage synthétisant son modèle théorique, il affirme : « les facteurs qui se trouvaient rassemblés par le passé sous l’étiquette « domaine social » ne sont que quelques-uns des éléments qu’il s’agit, à l’avenir, d’assembler à l’intérieur de ce que j’appellerai non pas une société, mais un collectif » (2007a : 25). Le réseau est alors sociotechnique : « Nous ne sommes jamais confrontés directement à la science, à la technique ou à la société, mais à une gamme d’associations fortes et faibles » (Latour, 2005a : 345). Cette sociologie ne présuppose pas l'existence préalable de collectifs mais en suivant les objets, elle entend rendre compte de la constitution même de ces collectifs. Par conséquent, en analysant en termes de traduction, le collectif ne surplombe pas les acteurs : il est fait d’une chaine de liens entre eux.

Ce courant théorique fournit une série de concepts directement mobilisables comme les concepts de porte-parole, intermédiaire, point de passage obligé, intéressement. Parler de point de passage obligé sera particulièrement prometteur car les projets sont constitués de différentes étapes, qui, une fois franchies, ne peuvent faire l’objet d’un retour et constituent un accord sur une vision du monde. Un point de passage obligé peut s’observer aussi à travers la résolution d’un conflit qui bloque ou à travers l’intervention de certaines personnes indispensables.

Les terrains faisant l’objet d’étude de ce travail se situent au cœur d’un secteur scientifique et innovant. A l’origine, la sociologie de l’acteur-réseau est d’abord une sociologie des sciences. Elle étudie la science qui se fait en laboratoire (Latour, 1984, 1985, Latour, Woolgar, 1988, Callon, 1981, Callon, Latour, 1990). Au plus l’étude des projets s’approfondit, et au plus la prépondérance de l’incertitude scientifique est évidente. Avec la théorie de l’acteur-réseau, le risque, l’incertitude, la controverse jouent un rôle considérable et le terrain fait émerger l’importance de ces caractéristiques situationnelles.

Ce courant théorique pose de nouvelles questions autour des personnes et objets en présence, et de ce qui est mis en commun et fait le réseau (les problèmes, les enjeux, ainsi que les médiations et les intermédiaires). Il met en évidence la dynamique propre au changement en train de se faire (Scieur, 2008 : 157) et donc l’évolution, et complète ainsi l’action organisée plus statique. Ici, les projets étudiés sont récents et ils cherchent une stabilité en dedans du changement.

- 82 -

Mais l’apport de la théorie de l’acteur-réseau pour notre objet de recherche est également à trouver dans la notion de compromis. « La recherche du compromis (…) s’opère par des expérimentations tout azimuts et par des itérations successives. (…) De projet mal conçu et grossier, de programme encore flou ; elle se transforme progressivement, à travers une série d’épreuves et d’expérimentations qui la confrontent aux savoirs théoriques, aux savoir-faire ou aux utilisateurs, en un dispositif capable d’intéresser » (Akrich et al., 1988 : 60). « La traduction devient la méthodologie de l’élaboration des compromis, ceux-ci constituent le socle (provisoire et sans cesse renouvelé) sur lequel les réseaux se constituent » (Amblard, et al. 2005 : 175). La traduction est la création d’espaces de négociation (Callon, 1989). « Sans traduction, pas de compromis. Sans compromis, pas de réseaux » (Amblard, et al. 2005 : 176). Pour que les projets tiennent ensemble et forment un réseau, il est dès lors constructif de créer du compromis. Ce compromis doit être reynaldien et stratégique, mais également latourien et normatif, porteur de sens. Ceci attire notre attention sur différents points. D’abord, la première source d’attention réside au sein de la différence entre le réseau et le projet tel qu’évoqué supra. Il ne suffit pas d’avoir un projet pour avoir un réseau. Ensuite, la nécessité de la traduction introduit l’importance accordée à la parole. Afin de saisir la construction de compromis, nous devrons être attentifs, au sein des projets biotechnologiques, à la mise en mots.

3.2.3. Le réseau comme espace de projets : l’utilisation d’un matériau empirique

Grâce à un emprunt limité au matériau empirique de l’ouvrage de Boltanski et Thévenot De la

justification (1991) et de Boltanski et Chiapello Le nouvel esprit du capitalisme (1999), nous soulevons

l’existence de mondes de référence mobilisés dans l’action par les acteurs.

Le concept de monde ne recouvre pas entièrement celui de cité. Les cités visent « à modéliser le genre d’opérations auxquelles, au cours des disputes qui les opposent, se livrent les acteurs lorsqu’ils sont confrontés à un impératif de justification » (Boltanski, Chiapello, 1999 : 62). Les mondes se distinguent des cités parce qu’ils contiennent des objets et dispositifs permettant de confronter les principes de justice à l’épreuve de la réalité. Alors que les cités correspondent à des modèles formels, les mondes sont le déploiement concret des ordres de grandeur (Nachi, 2006 : 128). « Sans les mondes, les cités seraient des abstractions superflues » (Nachi, 2006 : 128). Les mondes sont proches des Etats du monde définis dans la théorie de l’acteur-réseau. Pour Callon et al. (2001 : 40), « un Etat

- 83 -

du monde est défini d’abord par la liste des entités humaines et non-humaines qui le composent et ensuite par les interactions dans lesquelles les entités sont engagées. En choisissant un état du monde, on choisit non seulement les entités avec lesquelles on décide de vivre, mais également le type d’histoire qu’on est prêt à partager avec elles. » L’aspect créatif de ces Etats du monde complète la sociologie des épreuves : « Ces états du monde sont qualifiés de possibles, car on sait en outre qu’il existe des chaines causales conduisant à leur production » (Callon et al. 2001 : 40).

Des modes de raisonnement partagés par plusieurs acteurs apparaissent comme des cadres communs d’action, censés être des référents pour plusieurs individus, et ils s’observent par des conduites régulières et des normes partagées de comportement. Il nous faut comprendre comment se constitue une logique d’action collective au sein des projets étudiés et comment elle se maintient.

Le concept de convention est un outil précieux lorsque l’on se questionne sur la formation de compromis normatifs. Une convention est un système d’attentes réciproques entre les personnes sur leurs comportements (Amblard et al., 2005 : 73). Elle se décrit par la régularité du comportement et un ensemble de préférences reconnues publiquement (Scieur, 2008 : 138). Il s’agit d’une solution, à partir d’une perception cognitive partagée, qui se répète si bien qu’elle finit par constituer un savoir public (Dupuy, 1992 : 61). A l’intérieur d’une même unité coexistent plusieurs systèmes conventionnels. Les cités ne déterminent pas les individus, mais elles sont à leur disposition au moment de légitimer ou d’expliquer leurs points de vue ou leurs conduites et sont donc des construits sociaux extérieurs aux individus (Scieur, 2008 : 151) qu’ils mobilisent en fonction des contextes, des institutions, des objets (Nachi, 2006 : 36). « Les propriétés ne sont pas attachées en permanence aux êtres, mais se révèlent dans le cours de l’action et s’expriment dans les jugements de qualification » (Nachi, 2006 : 54). Le principe de pluralisme est au fondement du modèle de la Sociologie des épreuves de justification (Nachi, 2006 : 37).

Dans la Sociologie des épreuves de justification (Boltanski, Thévenot, 1991), les auteurs définissent six cités. La cité inspirée79, la cité domestique80, la cité de l’opinion81, la cité civique82, la cité

79 La cité inspirée valorise la grâce, le souci de se réaliser sans se préoccuper de l’opinion des autres, l’ascèse, le

détachement. L’inspiration fait la grandeur des artistes, de certains militants politiques, mais aussi de tous ceux que l’on qualifie de « génies », « innovateurs », « originaux », « désespérés ».

- 84 -

industrielle83 et la cité marchande84. Huit années plus tard, avec Le Nouvel Esprit du Capitalisme, une

cité complémentaire fait son apparition : la cité par projets. C’est alors l’activité des personnes qui détermine leur grandeur. Cette cité englobe l’engagement, c’est à dire la capacité à s’insérer au cœur des projets, et permet la multiplication des connexions, des liens potentiels. Le grand est polyvalent, flexible, ouvert, charismatique, employable et capable d’étendre son réseau.85 Les cités nous servent

de source d’inspiration pour comprendre les logiques des partenaires que nous rencontrons sur nos terrains d’étude.

Alors que les individus confrontent leurs points de vue, les fondements de la cité mobilisée sont réaffirmés. Cela correspond à une épreuve. Dès lors, l’épreuve est toujours de grandeur puisqu’elle 80 Dans la cité domestique, la grandeur des personnes se mesure à leur position hiérarchique dans une chaîne de

dépendance personnelle. Le père, le grand-père, l’ascendant, mais aussi le roi, le patron sont grands parce qu’ils incarnent la tradition.

81 Avec la cité de l’opinion, c’est la célébrité qui fait la grandeur. Sont grands les individus reconnus, réputés, ceux qui

savent être accrocheurs, persuasifs, informatifs. Les stars et leaders d’opinion, les journalistes et les porte-paroles y culminent. A l’inverse, les petits sont ceux qui restent méconnus, banals ou, pire, qui ne suscitent que l’indifférence.

82 La cité civique, quant à elle, fait reposer la paix civile et le bien commun sur l’autorité d’un Souverain majestueux et

impartial placé au-dessus des intérêts particuliers. La grandeur des individus s’y mesure donc à leur capacité à sacrifier leur intérêt personnel pour servir l’intérêt général, ce qui implique souvent de s’inscrire dans un collectif (parti, syndicat, association,…).

83 L’efficacité des êtres, leur productivité, leur capacité à assurer une fonction normale, à répondre utilement aux besoins

sont valorisés dans la cité industrielle. Les grands dans cet ordre sont fonctionnels, s’intègrent dans les rouages de l’organisation. Ils sont prévisibles et fiables.

84 Avec la cité marchande, la grandeur des individus se mesure à leur richesse. Sont grands ceux qui ont achevé leur désir

de posséder des biens rares, désirés par d’autres, dans un monde régi par la concurrence. La figure du millionnaire, du gagneur, s’oppose ici à celle des personnes en échec, qui croupissent et perdent.

85 Depuis les six cités définies en 1991 dans De la justification et la cité par projets définie en 1999 dans Le Nouvel Esprit du

Capitalisme, de nouvelles cités sont discutées comme la cité verte (Lafaye, Thévenot, 1993), ou le régime de familiarité

(Thévenot, 1994). Afin de rendre compte au mieux de la diversité sur le terrain, nous ne cherchons pas à faire correspondre les régimes d’action des projets aux cités déjà théorisées. Le modèle est alors dynamique et ouvert (Nachi, 2006 : 112).

- 85 -

revêt une connotation morale (Nachi, 2006 : 59). « Tandis que l’attribution d’une force définit un état de chose sans aucune coloration morale, l’attribution d’une grandeur suppose un jugement portant non seulement sur la force respective des êtres en présence, mais aussi sur le caractère juste de l’ordre révélé par l’épreuve » (Boltanski, Chiapello, 1999 : 74). La situation d’épreuve peut revêtir des formes