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La constitution des revendications trans’ s’appuie sur deux éléments : les travaux de l’endocrinologue et sexologue Harry Benjamin (1885-1986)100

d’une part, et le mouvement gay et lesbien d’autre part. Harry Benjamin, en affirmant l’origine « naturelle » du transsexualisme, et en critiquant la pathologisation dont il est l’objet, produisit une possibilité d’émancipation similaire à celle qu’eut, au début du XXème siècle, « l’alibi essentialiste » d’Ulrichs concernant l’inversion sexuelle. Benjamin s’est d’ailleurs beaucoup intéressé à la sexologie dans les années 1910 et 1920 [Foerster, 2006 ; 53]. S’il ne remet pas en question la nécessité d’une prise en charge psychologique des transsexuel-les, il récuse le terme de maladie psychique ou physique, préférant parler de syndrôme. Un syndrôme auquel les soins médicaux (hormones et chirurgie) permettent d’apporter une solution satisfaisante. Dans un premier temps, les trans’ ne contestèrent pas l’idée d’anomalie ou même de pathologie, qui malgré tout persiste dans le langage de Benjamin : le « syndrôme de Benjamin » relevait d’une « tare congénitale » à propos de laquelle les individus concernés n’avaient aucune forme de responsabilité. L’une des toutes premières associations trans’ françaises, créée en 1994 (et qui existe toujours aujourd’hui101

), rend hommage à Benjamin en choisissant de se nommer Association du Syndrôme de Benjamin (ASB). Les premières associations trans’, jusque récemment, ne remirent pas fondamentalement en question la psychiatrisation des trans’ mais militèrent plutôt pour une meilleure insertion sociale de ces derniers en dépit de leur handicap et

100 The Transsexual Phenomenon, New York, Julian Press, 1966. 101

160 créèrent des lieux d’accueil, d’entraide et d’information. L’ASB, par exemple, revendique un rôle d’écoute et de soutien auprès des personnes trans’, se proposant de les accompagner dans leur transition et de les sortir de l’isolement :

« [L’association] propose à toute personne en questionnement identitaire ou en cours de transition des réunions, de l'information, des permanences téléphoniques, de l'écoute et du soutien psychologique, une éventuelle orientation vers des professionnels spécialisés, des réunions spéciales familles, une publication trimestrielle (l'IDentitaire). Elle accueille également les personnes qui ont accompli leur transition et qui souhaitent mettre leur expérience au service des autres ».102

C’est au début des années 1990 que ces premières associations trans’ se constituent. L’Association d’Aide aux Transsexuels (AAT) à Marseille en 1992, le Centre d’Aide, de Recherche et d’Information sur la Transsexualité et l’Identité de Genre (CARITIG) à Paris en 1995, l’association Prévention, Action, Santé et Travail pour les Transgenres (PASTT) à Paris en 1996. Il est important de noter que les FtM sont présents dans ces associations depuis leur création : Tom Reucher et Armand Hotimsky sont respectivement co-fondateurs de l’ASB et du CARITIG. Malgré tout, la visibilité des FtM reste quasiment inexistante jusque dans les années 2000.

Ces associations contribuèrent à la création de réseaux de solidarité entre personnes trans’. Grâce à l’échange d’informations, de supports et de référents, les trans’ sont progressivement en mesure d’établir des stratégies de résistance face au pouvoir médical, comme on l’a vu précédemment. Ils évitent les hôpitaux publics, choisissent leurs psychiatres et leurs chirurgiens, se renseignent sur les modifications corporelles qu’ils souhaitent entreprendre et deviennent experts de leur propre corps (certains gèrent eux-mêmes leur traitement hormonal, par exemple). On assiste alors à un retournement du discours, qui émerge depuis le début des années 2000 et qu’il faut associer également à l’émergence de la pensée

queer. Alors que jusqu’ici il s’agissait de revendiquer le droit des trans’ à être

acceptés en dépit de leur différence, et d’enjoindre les trans’ eux-mêmes à s’adapter à la société, il s’agit aujourd’hui de proclamer le devoir de la société de

161 s’adapter aux trans’. Autrement dit, ce ne sont plus les trans’ qui sont malades, mais la société elle-même, qui exclut et psychiatrise les trans’. Le terme de transphobie apparaît, aujourd’hui largement repris par les associations. L’interview de trois militants trans’ réalisée par Elsa Dorlin à la veille de la 11ème édition de la marche Existrans’103

(en octobre 2005), témoigne de cette évolution du discours : « On est parti d’une approche purement demandeuse, pour aboutir à

une capacité à revendiquer haut et fort »104.

Un incubateur militant : le mouvement gay et lesbien

Ce discours est apparu dans la lignée de l’émancipation homosexuelle. Car les homosexuels ont eu à mener une lutte similaire contre le pouvoir médical, jusqu’à ce que l’homosexualité soit retirée du Diagnostic and Statistical Manual of

Mental Disorder (DSM*). Progressivement, les militants trans’ vont faire le lien

entre leur lutte et celle des gays et des lesbiennes. C’est l’évènement de Stonewall105 qui marque le début du mouvement gay et lesbien contemporain aussi bien aux Etats-Unis qu’en France. Le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), en 1971, puis la Marche annuelle des Fiertées Gays et Lesbiennes, se créent dans la lignée de cet épisode, devenu aujourd’hui historique. Toutefois le lien avec la cause trans’ ne va pas de soi, dans la mesure où, on l’a vu, les trans’ ont eu aussi (et ont encore) à faire valoir qu’ils ne sont pas assimilables à des homosexuel-les. La transphobie n’est en effet pas absente du milieu homosexuel, même chez les militants. L’amalgame entre homosexualité, travestissement et transsexualisme a restreint l’identification des revendications trans’ aux revendications homosexuelles.

Pourtant, c’est souvent dans des groupes gays et lesbiens que les trans’ rencontrent le militantisme et viennent à s’en préoccuper. Pour ceux qui se sont

103 Cette marche fut fondée par Tom Reucher en 1997 en réaction à l’invisibilité des trans’ dans la

Marche des Fiertées Gay et Lesbiennes. Elle a lieu à Paris chaque année le premier samedi d’octobre.

104 Elsa Dorlin, « Pour une reconnaissance des trans’identités », Mouvements, Dossier Trans

Révolution, 5 octobre 2007.

105 Le 23 juin 1969, une descente de police a lieu dans le bar le « Stonewall Inn »à New York pour

arrêter les homosexuels et travestis qui s’y retrouvaient, provoquant une émeute, qui marque le point de départ de la mobilisation homosexuelle pour l’égalité des droits : quelques mois plus tard sont créés le Gay Liberation Front (GLF) puis la Gay Activist Alliance (GAA). Les Marches des Fiertées Gays et Lesbiennes, qui se constituent dans différents pays les années suivantes, ont lieu à la fin du mois de juin en souvenir de cet évènement.

162 identifiés lesbiennes avant leur transition, il n’est pas rare qu’ils aient fréquentés des groupes féministes et lesbiens, ou des groupes mixtes militants pour les droits des homosexuel-les. Ainsi Guillaume était engagé avant sa transition dans une association mixte gay et lesbienne, où il milite toujours actuellement en tant que trans’. Le milieu homosexuel représente souvent l’espace dans lequel la transition est envisagée comme possible, parce qu’acceptée. « C’était le premier endroit où

on m’a considéré comme garçon, j’avais juste à demander qu’on m’appelle comme je le demandais et on me considérait ainsi » (Guillaume). Rappelons que

Guillaume ne se définit pas comme homosexuel, mais comme hétérosexuel ; toutefois il établit un lien entre ses revendications et celles du groupe homosexuel auquel il participe. Réciproquement, le groupe en question a, depuis l’arrivée de Guillaume (suivi ensuite par d’autres trans’), élargi sa dénomination et ajouté un T (pour trans ou transsexuel-les) à LGB (Lesbiennes Gays Bisexuel-les)*. Lors d’une émission de la radio trans’ « Bistouri oui-oui »106, un trans’ FtM explique qu’il est venu au militantisme par le mouvement homosexuel :

« Quand j’ai défilé il y a trois ans à la Gay Pride (…), je me sentais totalement étranger, je me disais « je suis trans, j’en fais pas partie, c’est pas mon combat ». J’avais envie d’être avec eux, mais je me disais, je suis à part. C’est pour ça que j’ai arrêté d’y aller. Et quand vers 18-20 ans j’ai commencé à apprendre l’histoire, l’origine des manifs de la Gay Pride, et que dès le début il y avait des trans’, j’ai compris que je devais trouver le moyen de revenir, que c’est ma communauté en fait ».107

Aujourd’hui, lors de l’Existrans, marche annuelle pour les droits et la visibilité des trans’, le slogan de la lutte homosexuelle est réapproprié : « Trans, nous sommes

le fléau social »108. De plus en plus de Centres Gay et Lesbien (CGL) ouvrent leurs portes aux trans’, hébergent les jeunes associations trans’ qui se créent dans

106 Emission de radio militante diffusée une fois par mois de 2003 à 2006 sur Radio Libertaire et

dont les archives sont disponibles en ligne sur le site http://bistouriouioui.free.fr/.

107

http://bistouriouioui.free.fr/LAZZ_15JUIN06/page_lazz_15juin06.htm.

108 En 1960, à l’Assemblée Nationale, le député Paul Mirguet qualifie l’homosexualité de « fléau

social », aux côtés de la tuberculose, l’alcoolisme ou la prostitution. Le FHAR intitulera l’une de ses publications militantes « Le Fléau Social », en 1972 et 1973, et en feront un slogan lors des manifestations.

163 différentes villes en France (c’est le cas à Lille, par exemple, où le CGL héberge l’association « C’est pas mon genre » créée en 2006)109

.

Toutefois cette mixité entre trans’ et homosexuels ne va pas de soi et les trans’ ont eu besoin, et ont encore besoin aujourd’hui, d’affirmer leur autonomie vis-à- vis du mouvement gay et lesbien. Ils constituent des associations et des collectifs propres.On en recense onze en province (dont certaines ont des antennes dans différentes villes), toutes créées après 2000, et six à Paris. Depuis 1997, la marche Existrans110 a lieu une fois par an, sur le modèle de la Marche des Fiertés Gays et Lesbiennes, elle-même issue de Stonewall. Elle regroupe la plupart de ces associations. En 2008 s’est créé un festival de films trans’, qui revendique un lien avec le mouvement gay et lesbien en se définissant comme « un rendez-vous

LGBT »111. Si ce lien est complexe, c’est parce que les trans’ doivent assurer et

construire leur visibilité, faire reconnaître la spécificité de leurs revendications, tout en ayant besoin de soutiens politiques et conceptuels, de supports d’expressions et de modèles d’actions. Il s’agit donc, en quelque sorte, de légitimer sa place dans un contexte de relative dépendance.

« Trans’ » versus « transsexuel » : constitution d’une identité

politique

Le passage d’un discours de la différence à un discours de contestation sociale a évidemment à voir avec la conception de l’identité des acteurs du mouvement social en question. Les théoriciens des nouveaux mouvements sociaux (Hamel, Alain Touraine), ont souligné l’importance stratégique de l’identité sociale des acteurs de ces mouvements aussi appelés parfois mouvements identitaires. L’identité constitue une « conscience sociale de l’action » et une « réflexivité de

l’action »112

(Maheu, p. 12). Il faut alors que le stigmate soit ré-approprié et 109 http://www.cestpasmongenre.com/. 110http://existrans.free.fr/. 111http://www.festivalidentit.org. 112

Louis Maheu, « Les nouveaux mouvements sociaux entre les voies de l’identité et les enjeux du politique », in Louis Maheu et Arnaud Sales (dir.), La recomposition du politique, Chapitre 6, p. 163-192, Montréal : L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1991, p. 12. [en ligne] : http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/.

164 revendiqué comme acte politique, c'est-à-dire comme intention et non plus comme réalité subie. Autrement dit, le discours de contestation sociale des trans’ est liée à un passage d’une représentation de leur identité en termes psychiatriques (l’identité transsexuelle) à une conception de leur identité en termes politiques (l’identité trans’). « De l’intérieur comme de l’extérieur de son groupe, l’individu

stigmatisé se voit donc présenter une identité pour soi, en termes essentiellement politiques dans le premier cas, psychiatriques dans le second » [Goffman, 2007 ;

146]. Ainsi l’identité trans’ (par distinction d’avec l’identité transsexuelle) relève de ce que Manuel Castells appelle l’identité-résistance, d’une part, c'est-à-dire une identité produite par les acteurs en position dévalorisée pour résister ou survivre, et l’identité-projet, d’autre part, produite par des acteurs sociaux qui cherchent à transformer la structure sociale113. On voit apparaître cette dimension dans les discours des militants trans’ : « Etre trans’, ce n’est pas « avoir la conviction

délirante d’appartenir au sexe opposé ». (…) Etre trans’ c’est contester l’assignation de force dans une classe de sexe à la naissance. (…) Etre trans’ c’est transgresser les normes établies », déclare Vincent He-Say, co-

fondateur du Groupe Activiste Trans (GAT) et de la radio Bistouri-oui-oui114. On retrouve cette dimension dans le discours des militants interviewés par Elsa Dorlin : « Il s’agit d’identités politiques dans le sens, où, socialement,

les identités et les corporalités sont façonnées par des normes ; les identités trans’ et intersexes, entre autres, bouleversent les catégories que véhiculent les normes liées à la correspondance sexe/genre et donc la naturalité de ces catégories homme/femme, masculin/féminin. »115. Cette volonté de transformation sociale est à mettre en lien avec le féminisme lesbien et les théories queer, où l’on trouve cette même dimension, notamment chez Monique Wittig, qui théorise l’identité lesbienne comme ce qui est à même de « rompre le contrat hétérosexuel », c'est-à-dire de déconstruire le code social fondamental qu’est l’amalgame sexe/genre/hétérosexualité [Wittig, 2007, 61].

113

Manuel Castells, L’ère de l’information. Vol. 2. Le Pouvoir de l’identité, Paris, Fayard, 1999.

114 Conférence du 5 décembre 2007, « Monde médical et construction des normes », dans le

cadre du séminaire Genre : normes et transgressions, organisé par la Maison Populaire de Montreuil, 2007-2008.http://www.maisonpop.fr.

115

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