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L’usage de la catégorie « sexe »

L’objet de cette recherche et les conclusions que l’on a pu jusqu’ici formuler soulèvent une question méthodologique importante, celle de l’usage de la catégorie « sexe » dans l’analyse sociologique. Certaines chercheuses féministes s’interrogent sur le paradoxe que représente l’usage d’une variable biologique en sociologie : « La recherche féministe doit résoudre ce paradoxe qui consiste à

prendre en compte le sexe biologique comme un des éléments constituants les rapports discriminatoires et s’en détacher pour comprendre les sources sociales de ces discriminations »146. Pour Elvita Alvarez et Lorena Parini, il faut partir du social pour déterminer ensuite si le biologique joue ou non un rôle. En effet, la variable « sexe » en tant que donnée de l’analyse sociologique ne donne pas accès aux disparités qui peuvent exister à l’intérieur de chacune des deux catégories de sexe. Ainsi, par exemple, les statistiques fondées sur le sexe ne permettent pas de déterminer si tous les individus d’un même groupe de sexe sont du même genre : les garçons trans’ rencontrés ont pour la majorité d’entre eux des papiers d’identités féminins. Pourtant, leur identité sociale est « homme » et non « femme ». L’étude des transitions révèle que la catégorie « sexe » n’est pas suffisante pour l’analyse : si l’on observe effectivement une distinction sociale entre hommes et femmes fondée sur la différence des sexes anatomiques, cette distinction ne recouvre pas l’ensemble des identifications de genre. De même, distinguer sexe et genre n’est qu’un premier pas vers l’appréhension des différents systèmes de relations entre sexe, genre, et sexualité. En effet, une telle distinction se contente en règle générale d’analyser comme un fait social ce qui est considéré comme un fait naturel par le sens commun. Ainsi, le comportement féminin (le

146 Elvita Alvarez et Lorena Parini, « Engagement politique et genre : la part du sexe » , in

179 genre) sera considéré comme issu de la socialisation et non pas de la biologie (le sexe). Mais pour autant, l’adéquation sexe/genre n’est pas remise en question, dans la mesure où l’on continue de partir du principe que les individus femelles deviennent des femmes (et les individus mâles, des hommes). On peut s’interroger sur l’alternative suivante : la sociologie ne prend-elle pour objet que les individus femelles dont le genre est féminin, ou bien, part-elle du principe non-questionné que les individus femelles deviennent nécessairement des femmes (même si ce devenir est social et non biologique), évacuant ainsi les possibilités de constructions différentes (et non socialement admises) du genre ? La conceptualisation du genre pourrait se résumer par un passage d’un point de vue naturaliste (on naît femme, c’est la biologie qui fonde le destin, le sexe est le fondement du genre) à un point de vue constructiviste (on ne naît pas femme, on le devient, c’est le genre (donc le social) qui crée le sexe). Mais une seconde étape est nécessaire, qui consiste à dé-construire également le devenir social : on ne naît pas femme, et on ne le devient pas nécessairement. Autrement dit, le genre est bien une construction sociale, mais précisément en tant que construction, il peut échapper au fondement naturaliste des lois sociales. C’est cette étape que les sciences sociales doivent franchir pour être en mesure d’appréhender les phénomènes de transition, mais également toutes les pratiques et représentations qui échappent à une construction « socialement cohérente » du genre. Il devient alors possible de penser les ré-articulations entre sexe, genre et sexualité au niveau individuel, et leurs conséquences sociales.

Penser et analyser les ré-articulations

Il ne s’agit pas pour autant de considérer le genre comme une construction totalement libre de tout déterminisme social, mais d’articuler ensemble différentes dimensions pour comprendre les trajectoires : l’assignation de sexe à la naissance, l’éducation différentielle en fonction du genre, l’identification de genre de l’individu à différentes étapes de son existence (le genre comme représentation ou désir de soi), les pratiques sexuelles, la définition de l’orientation sexuelle, mais aussi, la présentation de soi en tant qu’individu « genré ». Toutes ces dimensions jouent un rôle, et l’on ne saurait se limiter à une analyse qui ne prenne en compte

180 que l’une d’elle au détriment des autres. Un exemple de la nécessité de telles articulations, que l’on a mis en évidence dans cette recherche, est le lien entre le

sexe biologique et l’habitus social qui en résulte, et le sexe perçu. Les garçons

trans’ sont de sexe femelle, conservent au moment de la transition un habitus féminin, mais ils sont perçus comme étant des hommes : c'est-à-dire que leur sexe

biologique perçu est mâle.

« La variable pertinente pour l’analyse sociologique n’est d’ailleurs pas tant le sexe biologique réel que le sexe biologique perçu, comme en témoignent les expériences de travestissement total : lorsque l’adoption du « genre » opposé est parfaite au point de donner l’illusion que l’on est du sexe biologique opposé, la réaction sociale est fonction du sexe biologique perçu (qui, dans ce cas, ne correspond pas au sexe biologique réel) »147

L’importance de la notion de sexe perçu est déterminante au sujet des garçon trans’. Cependant, si l’on s’intéresse également aux comportements et aux représentations des acteurs qui opèrent ce « travestissement total », et non seulement aux réactions sociales qu’ils provoquent, on ne peut faire l’économie du « sexe biologique réel » : en effet, ils sont conscients de n’être pas du sexe biologique correspondant à leur sexe perçu, et cela induit des comportements sociaux particuliers (adaptation, faux-semblant, stratégies de protections, « erreurs » de comportements). L’individu doit faire illusion, en effet, au risque de provoquer une déstabilisation des codes sociaux, et il importe d’étudier ce que ce devoir d’illusion implique, mais aussi ce qui se passe lorsque la personne ne parvient pas ou plus à faire illusion, ou encore lorsque, volontairement, elle ne cherche pas à le faire. D’autre part, le fait d’avoir été socialisé dans un genre différent de celui que l’on en vient à incarner à un moment donné de l’existence a également son importance : le sexe biologique doit alors être pris en compte dans l’analyse des transitions, dans la mesure où il suppose, socialement, un habitus particulier. Le sexe perçu ne saurait donc remplacer le sexe biologique en tant que variable d’analyse sociologique. Il ne s’agit pas de réhabiliter le naturalisme et de considérer que le sexe biologique permet d’expliquer les comportements sociaux,

147 Anne Révillard, « L’identité lesbienne, entre nature et construction », La Revue du M.A.U.S.S.,

181 mais en tant que les catégories sociales et les habitus sont construits en fonction du sexe biologique, il faut le prendre en compte dans l’analyse. L’intérêt de la notion de sexe perçu est de mobiliser la théorie du genre de Christine Delphy, selon laquelle le genre précède le sexe : c’est le social qui donne du sens au biologique, et non le contraire [Delphy, 2001]. Une telle conception permet de mettre l’accent sur les rapports de pouvoir signifiés par le genre.

Un des intérêts pour la sociologie est donc ce que j’ai analysé en termes de ré-

articulations, d’après le concept formulé par Jean Bobby Noble [2004]. Ce

concept est indispensable pour saisir les situations d’incohérence sociale dans lesquels se retrouvent les individus qui ne respectent pas les codes de sexe et de genre : on l’a vu en particulier à propos du rapport au féminisme qu’entretiennent les garçons trans’. Mais il permet aussi une microsogiologie du genre, en créant un « effet loupe » sur les normes de comportements, effet produit par le décalage entre le sexe perçu et l’habitus de genre. En ce sens, on peut affirmer avec Butler que l’étude de ce qui se situe en marge d’un système donné est ce qui permet de mieux comprendre comment fonctionne ce système [Butler, 2005] : « ce que nous

jugeons marginal devient symboliquement central » [Hall, cité par Noble, 2004 ;

35]. Noble, reprenant le langage cinématographique, parle de « hors champ » pour qualifier l’espace social spécifique que construisent les identités trans’ [Noble, 2004 ; 155] : un espace qui rend possible ce que le « cadrage » interdit, tout en se situant à la marge de l’intelligible et du pensable tel que définis par la culture.

2) Avec et contre Bourdieu