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« Le choix du sexe est, nous le savons, de l’ordre du rêve. Que le transsexuel vienne, dans le réel, nous en faire miroiter la possibilité a de quoi provoquer l’angoisse. » Serge Bornstein [1997]

Que se passe-t-il entre les trans’ et les psychiatres qui les reçoivent en consultation ? Les concepts psychanalytiques et psychiatriques ne sont-ils pas la source d’un échec thérapeutique, dans la mesure où ils ne laissent pas de place à l’individu pour se dire ? Ce que les psychiatres, dans leurs ouvrages, racontent des consultations avec des personnes trans’ est révélateur d’une relation par avance fondée sur l’incompréhension : ce qui laisse supposer que lorsque la personne trans’ est en demande de soutien du fait des difficultés et de la souffrance que sa situation sociale peut induire, le psychiatre n’est pas en mesure de l’aider, mais bien souvent, au contraire, se constitue lui-même en obstacle.

Des informations biaisées

La relation patient/thérapeute est particulière en ce qui concerne les trans’ : ceux-ci ne consultent pas par choix, ni parce qu’ils désirent être « soignés » – bien que certain es puissent souhaiter un tel suivi – mais pour obtenir du psychiatre l’indispensable attestation permettant le parcours hormono-chirurgical. La plupart du temps, la personne trans’ n’attend pas du psychiatre un diagnostic, comme n’importe quelle personne malade : le « diagnostic » est déjà-là, formulé par le patient lui-même. Ceci est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui il existe des associations, des réseaux de communications sur Internet, des autobiographies, qui aident à se formuler un choix latent. Les individus disposent de plus d’outils qu’auparavant pour mettre un mot sur leur désir, sur eux-mêmes, ils sont plus rapidement et mieux informés sur le parcours auquel ils se destinent et sur les obstacles qu’ils auront à franchir. Ils sont, surtout, conscients de la position du corps médical au sujet du transsexualisme : ils connaissent les critères selon lesquels ils pourront être diagnostiqués comme « vrai e transsexuel e », et, face au

36 psychiatre, ils adaptent leur discours en fonction des attentes supposées de ce dernier. Les psychiatres eux-mêmes ne sont pas dupes des omissions, des mensonges ou des transformations de la réalité que cela induit ; mais plutôt que de repenser leur propre cadre théorique, ils imputent à la pathologie (pathologie qui consiste à vouloir « changer de sexe » par tous les moyens) ce défaut de sincérité : « Souvent il tient un discours stéréotypé appris des médias, des autres

transsexuels qu’il fréquente dans la salle d’attente de la consultation spécialisée ou dans des associations ad hoc. C’est le discours qu’il croit qu’il faut tenir pour obtenir le feu vert pour la chirurgie. » [Chiland, 1997 ; 121].

La parole des trans’ est peu présente dans les ouvrages psychiatriques : dans certains cas, elle n’apparaît jamais, et certains auteurs reconnaissent n’en avoir jamais rencontré aucun e (c’est le cas, par exemple, de Pascal Fautrat [2001] et, pour les FtM, de Catherine Millot [1980]). Dans tous les cas, cette parole ne saurait être appréhendée sans une prise en compte des biais par lesquels elle est recueillie, à savoir dans le cadre de cette consultation particulière dans laquelle se joue un rapport de force. De même, les statistiques avancées par la psychiatrie sont à relativiser : lorsque Colette Chiland affirme que « le plus souvent, [le

transsexuel FM] sait depuis un très jeune âge qu’il est attiré par les femmes »

[1997 ; 135], il est certainement vrai que tous les trans’ FtM qu’elle ait rencontrés lui aient dit être attirés par les femmes ; mais dans la mesure où avant même qu’elle en rencontre un seul, les écrits psychiatriques affirmaient déjà l’évidente hétérosexualité des transsexuels, ces derniers ne s’aventurent pas à faire état de leur éventuelle homosexualité ou bisexualité. Quant à ceux qui ne cachent pas au psychiatre leur orientation sexuelle, ou encore leur désir de conserver leurs organes génitaux, ils sont exclus de la catégorie « transsexualisme ». Les théories psychiatriques opèrent donc un tri sélectif qui à la fois fonde et valide leurs concepts.

Le parcours trans’ dépend donc du psychiatre, qui a le pouvoir de délivrer ou non l’attestation. Mais ce pouvoir se fragilise au fur et à mesure que se développent des collectifs, des associations, des réseaux de communications entre personnes trans’ :

37 « Le candidat transsexuel, tant qu’il était isolé et seul, ne pouvait que se sentir disqualifié, effracté, insulté par le psy qui, face à lui, n’avait qu’une seule idée en tête : débusquer chez son patient l’indice que sa revendication de changer de genre n’est qu’un délire, une idée folle, la preuve que Freud avait raison quand il a énoncé que les êtres humains ne peuvent être pensés qu’à l’aune de la théorie de la sexualité. (…) Seulement, du fait de l’existence des collectifs de transsexuels, les psy n’ont plus eu affaire à des patients seuls et isolés. Dans les associations de trans, les candidats au parcours ont appris à déjouer les stratégies des psy (...). » [Swertvaegher, 2006].

C’est donc une « guerre » qui s’engage entre trans’ et psychiatres : « tout se passe

comme si les transsexuels s’évertuaient à dire aux psy : « c’est vous, les psy, qui devez changer ce que vous avez dans la tête » » [ibid.]. Et la résistance des trans’

face au pouvoir des psychiatres ne peut que révéler de manière plus frappante la fonction sociale et psychologique de la pathologisation du transsexualisme : les transsexuels, comme les homosexuels il y a peu, sont construits comme une catégorie à part qu’il faut éradiquer (soigner), tout au moins contrôler, parce que leur existence (et leurs revendications) inspire la peur. Une peur provoquée par la mise en danger des normes de sexe, de genre et de sexualité, autrement dit une mise en danger de l’ordre social :

« The dangerous actors are female-bodied transpeople (as well as all male-bodied transpeople) who do not become one or the other but instead choose a middle- ground. The endangered are men in particular, but it seems that some women feel endangered also, especially those who invest in the maintenance of sex and gender structures (biological determinists). The dangerous act is that of living as the other gender with little or no surgical intervention. That action may be seen as endangering because observers have no control over how the sexed body is signified as a gendered being. » [Cromwell, 1999 ; 120]45.

45 « Les acteurs dangereux sont les trans FtM (tout autant que les trans MtF) qui au lieu de devenir

l’un ou l’autre [homme ou femme], revendiquent une identité ‘entre-deux’. Les individus menacés sont les hommes en particulier, mais il semble que certaines femmes se sentent menacées également, spécialement celles qui tiennent à perpétuer les structures de sexe et de genre (les déterministes). L’acte dangereux consiste à vivre dans le genre opposé à son sexe avec peu ou pas d’intervention chirurgicale. Cette action peut être considérée comme dangereuse car les observateurs perdent le contrôle sur la manière dont le corps sexué est un signifiant du genre. »

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Les transsexuel-les, « ces personnes inquiétantes »

« Quand l'observateur semble, à ses yeux, occupé à observer une pierre, en réalité cet observateur est en train d'observer les effets de la pierre sur lui-même. »

[Bertrand Russel, cité par Sironi, 2001]

La perte du contrôle de la manière dont le corps sexué est signifié par le genre est source d’angoisse, une angoisse qui se lit explicitement dans le discours psychiatrique, et qui participe du fait que la relation entre la personne trans’ et le psychiatre est d’emblée biaisée. Mais bien que les psychiatres expriment clairement cette angoisse dans leurs écrits sur le transsexualisme, là encore, ils l’imputent à la pathologie dont souffre le transsexuel : ce qui agrave la situation de conflit. Annie Hokard, psychologue clinicienne, décrit précisément ce qu’elle ressent face aux personnes trans’ qu’elle reçoit en consultation :

« Disons le tout net, il n’existe pas de rapports à un transsexuel qui aillent de soi. La transsexualité ébranle les repères de notre univers sensé à partir duquel chacun de nous s’est constitué, existe, se définit. C’est dire qu’une telle relation nous menace toujours « quelque part ». La praticien (« psy », chirurgien, endocrinologue), n’échappe pas à ces effets. Le problème que le transsexuel lui présente déborde l’individu, envahit la relation et implique le praticien lui-même. Ce phénomène, qui peut se rencontrer ailleurs, joue dans ce cas précis un rôle déterminant – dont on parle peu – et qui doit peser lourd au moment de se prononcer sur le traitement à adopter (et notamment sur l’éventualité d’une opération). Outre les effets de transfert, contre-transfert, d’identification, etc., nous pensons surtout à l’angoisse de castration qui se trouve ainsi réactivée chez le praticien. Notre propre expérience nous l'a montré, il semble que nous vivions mieux le phénomène quand le changement souhaité va dans le sens de notre propre sexuation. » [Hokard, (1980), citée par Reucher, 2000 ;26].

Patricia Mercadet illustre à son tour cette « angoisse de castration » des psychiatres face aux trans’ FtM :

« Pendant la première phase de mon travail, par exemple, alors que je rencontrais des femmes en demande de «changement de sexe», et par conséquent d'abord une mastectomie, je me suis aperçue un soir que depuis quelque temps je m'endormais

39 les mains posées sur ma poitrine, comme pour la protéger. Depuis, je reste curieuse : qu'arrive-t-il de cette sorte aux autres chercheurs, aux médecins, aux juges, à tous ceux qui rencontrent des transsexuels? » [Mercadet, 1994 ; 271].

Cependant, face à un trans’ dont le « changement souhaité va dans le sens inverse de la sexuation » du praticien, les choses ne sont pas nécessairement beaucoup plus simples :

« Comment est-il possible que des hommes demandent qu’on leur ôte leurs testicules (castration au sens médical et chirurgical) et leur verge (castration au sens psychanalytique) ? Comment est-il possible qu’ils renoncent à ces parties, certes dites honteuses, mais les plus précieuses de leur corps, ce qu’on vend en boucherie sous le nom d’ « orgueils de bélier », ce qui symbolise la complétude narcissique sous le nom de phallus, ce qu’on vénère sous le nom de linga ? » [Chiland, 1997 ; 115].

Françoise Sironi et Jean-Luc Swertvaegher, psychologues cliniciens et chercheurs en ethnopsychiatrie, reprennent le concept freudien d’effraction

psychique pour analyser les réactions des praticiens face aux personnes trans’ :

l’effraction résulte d’une identification inconsciente au point de vue d’autrui, et d’une incompréhension consciente de ce point de vue [Sironi, 2001]. Cette identification s’inscrit dans ce qu’on pourrait qualifier d’« abus d’universalisme » : le psychiatre ne comprend pas la « demande de castration/mutilation », car il suppose que la personne trans’ s’identifie à ses organes génitaux (et plus largement à son corps) de la même manière que lui, les investit de façon identique. Le désir de la personne trans’ a alors sur le praticien un « effet de sidération » [Elchardus, cité par Chiland, 1997 ; 43]. « L’autre fait

effraction en soi quand on n’est plus en mesure de penser l’intentionnalité qui sous-tend son acte » [ibid.] : la demande de la personne trans’ apparaît donc

« impensable », et menace le psychiatre dans son intégrité physique, comme l’exprime si bien Patricia Mercadet. Cette effraction est liée à ce que Françoise Sironi qualifie de « maltraitance théorique » :

« J’appelle maltraitance théorique, une maltraitance induite par les théories, les pratiques ou les dispositifs thérapeutiques inadéquats. Ce phénomène apparaît

40 lorsque les théories sous-jacentes à des pratiques sont plaquées sur une réalité clinique qu’elles recouvrent, qu’elles redécoupent ou qu’elles ignorent. Elles agissent alors comme de véritables discrédits envers la spécificité des problématiques et des populations concernées » [Sironi, 2003].

Les conséquences en sont évidentes sur le patient, mais ce phénomène a également un impact sur le praticien : il induit un « cynisme professionnel » que l’on retrouve dans les écrits des psychiatres. Le mépris non dissimulé avec lequel ces derniers parlent des personnes trans’ en est révélateur, au détour d’une phrase, parfois en trois mots : « Au cours de ces relations quasi-conjugales, lui non plus,

quand il fait l’amour, comme il dit, n’enlève pas ses vêtements et refuse d’être touché par sa partenaire. » [Millot, 1980 ; 175 ; c’est moi qui souligne]. Colette

Chiland, décrivant sa rencontre avec la compagne d’un trans’ FtM qu’elle a suivi en consultation, témoigne à la fois de son incompréhension et du cynisme qui en résulte : « La première fois où je fais connaissance de sa femme, je suis surpris de

voir arriver une très jolie femme, dont on se demande comment elle a pu épouser cet homme qui n’a l’air ni d’un homme ni d’une femme, est obèse et n’a aucun charme. » [1997 ; 139]. On pourrait multiplier les citations tant les ouvrages et

articles médicaux sur le transsexualisme regorgent de sentiments et d’impressions de leurs auteurs.

Ainsi l’impensé génère-t-il une maltraitance théorique qui a, plus largement, des effets cognitifs, sociaux et politiques : en premier lieu, sur la production de savoir par la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie, une production de savoir qui, parce que légitimée, représente un savoir-pouvoir, au sens foucaldien. La « guerre » entre « psy » et « transsexuel-les » n’en est qu’à ses balbutiements, et met en présence des adversaires inégalement armés. Mais outre la relation entre thérapeute et patient, on trouve également de l’impensé dans la disproportion entre MtF et FtM avancée par le corps médical : les individus mâles seraient « par nature » plus nombreux à « changer de sexe » que les femelles.

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