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Aujourd’hui, il n’existe aucune législation en France sur la question : le droit de changer de sexe, que ce soit physiquement ou aux yeux de l’état civil, n’est prévu par aucun texte. Le Conseil d’Etat laisse à la jurisprudence la gestion des requêtes des personnes trans’. Ce sont donc les juges qui mettent en place des règles, règles variables d’une région à l’autre. En ce qui concerne les

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Recommandation 1117 de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, 1989, § 1.

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Quotidien/AFP du 9 juin 2008.

39 Source : « Le transsexualisme : état des lieux », Patrice Hilt, in Le Couple et la Convention

Européenne des Droits de l’Homme, Analyse du Droit Français, Presses Universitaires d’Aix-

31 modifications corporelles, comme on l’a déjà vu, si la loi ne les interdit pas, elle contraint de passer par le pouvoir psychiatrique.

Jusque dans les années 1990, le principe d’indisponibilité de l’état des personnes représentait un obstacle à toute demande de changement d’état-civil : le sexe déclaré à la naissance (et par conséquent le prénom attribué) représentait une donnée immuable et irréversible, l’état-civil constituant, depuis Napoléon, une propriété de l’Etat. En 1992, la France, parce qu’ayant refusé le changement d’état-civil à une femme trans’, est condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour violation de l’article 8, qui stipule le droit à la vie privée40

. Ce principe du droit à la vie privée remplace alors celui de l’indisponibilité de l’état des personnes. Avant cette affaire, la France refusait les changements d’état-civil au prétexte que si la personne trans’, en entamant une transition, cessait d’appartenir à son sexe d’origine, elle n’appartenait pas non plus à l’autre sexe d’un point de vue biologique. Les personnes trans’ ont réussi à faire valoir que le droit d’effectuer des modifications physiques doit s’accompagner du droit à mettre en concordance leur état-civil avec leur nouvelle apparence. En effet, l’absence de changement d’état-civil les oblige à s’expliquer continuellement, à faire état de leur transsexualisme dans diverses situations de la vie sociale (sans compter les discriminations transphobes auxquelles cette situation les confronte) : c’est en ce sens que cela fut considéré comme un non-respect du droit à la vie privée.

Cependant, si le changement d’état-civil est aujourd’hui possible, il est loin d’être simple. Chaque Tribunal de Grande Instance a sa propre réglementation, et l’on constate donc des inégalités d’une région à l’autre. Toutes ont en commun d’imposer au moins une condition à la demande de changement d’état-civil : la personne requérante doit justifier d’un suivi psychiatrique et avoir été diagnostiquée transsexuelle par un psychiatre. Majoritairement, une seconde condition est la stérilité : autrement dit, il faut avoir subi une vaginoplastie ou une hystérectomie pour pouvoir changer d’état-civil (dans certains cas la phalloplastie, pour les FtM, est également requise). D’autres conditions peuvent s’ajouter : une durée précise du suivi psychiatrique et/ou du traitement hormonal, par exemple. La procédure est en tous les cas longue et complexe : l’individu doit « faire la

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32 preuve » qu’il ou elle est plus proche (dans son apparence physique, dans son comportement, dans sa vie sociale) du genre dont il/elle se réclame que du sexe auquel il/elle a été assigné e. Il peut lui être demandé de fournir une biographie, des attestations de personnes de son entourage témoignant de sa capacité à vivre dans son genre d’adoption, des photographies, des compte-rendus d’opérations… Le procureur et le juge vont parfois jusqu’à exiger une « expertise », à la charge du requérant, consistant en un interrogatoire, voire en une auscultation – y compris des parties génitales. Les associations trans se mobilisent contre ces pratiques, qu’elles dénoncent comme « viol légal » et qui contreviennent au droit à la vie privée tel qu’il est défini dans l’article 9 du Code Civil : en 2001, le refus d’Andrea Colliaux de se soumettre à une telle expertise donna lieu à une jurisprudence. Depuis la fin des années 1990, on trouve quelques cas de jugements plus souples : des personnes trans (MTF et FTM) ont obtenu un changement d’état-civil sans expertise et, plus rarement, sans opération41

. Toutefois l’on ne dispose pas de sources permettant de recenser le nombre exact de cas de changements d’état-civil sans expertise et sans opération, ni le nombre de jurisprudences établies.

Il existe malgré tout des alternatives. Il est possible de se faire opérer à l’étranger, si l’on peut financer à la fois l’acte chirurgical et le voyage. Pour les individus non-opérés, il est possible de faire changer son prénom pour un prénom mixte : mais la mention de sexe sur l’état-civil et les papiers d’identités restera inchangée. Certaines personnes commencent leur parcours (et parfois le terminent) hors circuit médical, grâce à un marché noir qui permet de se procurer des hormones. Si cela permet d’échapper à tout contrôle médical, en revanche, ces personnes ne peuvent bénéficier d’aucun suivi. Or la prise d’hormones peut avoir des conséquences sur la santé, d’autant plus lorsque le taux d’hormones injecté n’est pas adapté à la physiologie. Outre les inégalités, les difficultés et les discriminations auxquelles sont confrontées les personnes trans’, cette situation

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http://syndromedebenjamin.free.fr/juridique/etatcivil/cec/cec_sans_expertise_sans_vagino-

33 rend particulièrement difficile l’accès à des statistiques : on ignore combien de changements d’état-civil sont effectués chaque année, et quelle est parmi ces changements la proportion de personnes MtF et FtM. Si tant est que l’on puisse en faire le recensement, cela ne constituerait qu’une donnée partielle : il faudrait également recenser le nombre de refus de changement d’état-civil par les TGI, mais aussi avoir à l’esprit que toutes les personnes trans n’effectuent pas cette démarche. En ce qui concernent les opérations, le secret médical vérouille toute possibilité de constituer des statistiques. En outre, ces statistiques ne concerneraient que les opérations réalisées en France, excluant les personnes ayant recours aux services d’un chirurgien étranger, ainsi que celles et ceux choisissant de ne pas être opérées. Les seuls chiffres dont on dispose sont ceux des équipes officielles des hôpitaux : or de plus en plus de personnes trans’ choisissent de consulter dans le privé, la loi ne les obligeant en rien à suivre le protocole de ces équipes officielles. Notons également que la France ne dispose pas de législation relative aux discriminations transphobes. La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (Halde), créée en 2004, ne prévoit pas ce type de discriminations. Elle a cependant récemment été saisie par une femme trans’ licenciée par son employeur, et a soutenue cette dernière aux prud’hommes42

; le jugement rendu le 9 juin dernier a condamné l’entreprise à des dommages et intérêts au motif de discrimination43. A l’heure où nous écrivons, toutefois, cette affaire n’est mentionnée nulle part sur le site Internet de la Halde44

.

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Délibération n° 2008-29 du 18 février 2008 ; cfhttp://transexperience.blogspot.com/.

43 Cf « L’employé licencié pour avoir voulu changer de sexe témoigne », Philippe LaVieille, Le

Parisien, jeudi 19 juin 2008.

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C

– L’IMPENSE

« Que se passe-t-il quand les choses se retournent ? Quand les psy, après avoir échoué à convaincre leurs patients, que pour leur bien, il serait nécessaire que ces derniers acceptent de « changer ce qu’ils ont dans la tête », se retrouvent finalement contraints d’être ceux qui devraient « changer ce qu’ils ont dans la tête » ? »

Jean-Luc Swertvaegher [2006]

L’impensable, pour la psychiatrie et les théories psychanalytiques, c’est la disjonction entre sexe, genre et sexualité. L’impensable, c’est le fait que le corps ne soit pas l’élément stabilisateur du genre. Autrement dit, que l’anatomie ne fonde pas le destin – ni psychique, ni social, ni sexuel. Mais s’il y a de l’impensable, au fondement des conceptions et de la prise en charge du transsexualisme, alors il y a de l’impensé, qui n’est pas sans conséquence sur les trajectoires des personnes trans’ et sur leur place dans la société. Une « représentation fausse d’une réalité donnée », pour reprendre les mots de Minh- ha, court-circuite la pensée de pans entiers de cette réalité. De fait, les discours psy(-chiatriques, -chanalytiques, -chologiques) sur le transsexualisme, bien que nombreux, constituent moins pour le sociologue une source d’informations sur les trans’, qu’une information sur les psychiatres et leurs représentations. En adéquation fréquente avec le sens commun – les conceptions de la psychiatrie au sujet du transsexualisme constituant le seul discours socialement légitime, le seul bénéficiant de supports d’expression institutionnalisés –, toute enquête auprès des trans’ nécessite au préalable une analyse et une déconstruction de ces discours, étape d’analyse intrinsèquement liée à la rupture d’avec les prénotions, fussent- elles savantes. Elle revêt donc un double enjeu : à la fois épistémologique et pratique, au sens où elle permet de conceptualiser l’existence d’un rapport de pouvoir qu’il s’agira de ne pas reproduire lors des entretiens. L’impensé apparaît comme plus qu’une simple lacune : il fonctionne comme un outil de stigmatisation, d’exclusion sociale et d’invisibilité.

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1) L’affolement de la « boussole du sexe » : quand les