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Toutefois, cela ne saurait suffire à expliquer le développement récent de la visibilité des trans’ FtM : développement du réseau Internet dont j’ai précédemment parlé, visibilité médiatique, apparition de célébrités FtM. Le quotidien Libération a consacré dernièrement sa rubrique « Portrait » à Buck Angel, FtM star du cinéma pornographique américain81. Plusieurs auteur es, aux Etats-Unis et en France, ont retracé les différents moments d’une progressive déstabilisation des catégories de sexe et de genre, inscrivant les évolutions actuelles dans une histoire sociale, politique et intellectuelle. Jean Bobby Noble, dans Masculinities without men ?82, analyse une mise en crise progressive des catégories de genre en Occident tout au long du XXème siècle. Se fondant sur une conception foucaldienne du pouvoir, il montre que c’est une volonté de renforcer ces catégories qui a paradoxalement rendu possible leur subversion, en mettant en

81 Eric Loret, « Self made man », Libération, mardi 15 juillet 2008.

82 Masculinities without Men ? Female Masculinity in Twentieth-Century Fictions,

138 lumière l’artificialité qui les sous-tend. Elsa Dorlin fait le même constat remontant pour le XVIIIème siècle : elle montre comment une anxiété à propos des identités nationales et des identités de race, dans le contexte colonial, a donné lieu à un déplacement et un renforcement des normes de sexe et de genre, afin d’asseoir la domination occidentale – ce que Noble dit également des deux guerres mondiales du XXème siècle :

« Le XVIIIème siècle n’est pas le siècle de l’incommensurabilité des sexes mais celui de l’incommensurabilité des races, et cette dernière a été théorisée par et avec des catégories de sexe. »83. « La mise en place et l’intensification de l’esclavage (…) entraînent progressivement une diversification des catégories de sexe : le système catégoriel de la domination se réforme et se complexifie »84.

Mais cette diversification, qui voit apparaître des « catégories mutantes », « ni

tout à fait hommes, ni vraiment femmes »85 (notamment, les prostituées), vont ouvrir la voie à la réappropriation et à l’émancipation. Ce sont ces « mutations du genre » dont vont s’emparer les sexologues du XIXème siècle pour les théoriser, les nommer, les classifier : un travail qui permettra aux individus concernés de trouver des outils de légitimation.

Des contradictions productives

En effet, selon Noble, les théories des sexologues de la fin du XIXème, qui établissent les catégories de la « déviance sexuelle », sont traversées par une contradiction épistémologique majeure qui va constituer une faille dans la maintenance du modèle hétéro-genré (que ces théories avaient initialement pour but de reproduire et de légitimer) : il nomme cette contradiction « l’alibi essentialiste » [Noble, 2004 ; 11]. Les sexologues, et notamment Ulrichs, vont progressivement affirmer que l’homosexualité (l’inversion sexuelle) n’est pas un vice, mais une anomalie naturelle. Les individus concernés se serviront de cet

83

Elsa Dorlin, « Les Blanchisseuses. La société plantocratique antillaise, laboratoire de la féminité moderne », in Elsa Dorlin, Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Hélène Rouch (dir), Le Corps

entre sexe et genre, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 143-165, p. 162.

84 Ibid., p. 154. 85

139 argument pour affirmer leur droit d’exister, de n’être pas poursuivis ni persécutés, ni même soignés, puisque la nature est seule responsable de leur « déviance ». Ces théories et leurs contradictions ont eu une importance majeure, dans la mesure où elles acquérirent rapidement un fort capital de prestige en Europe. Relayées par les medias, mobilisées lors de procès pour obscénité à l’encontre de différents auteurs et artistes (par exemple, Radcliffe Hall et son éditeur, en 1928, pour la publication du Puits de solitude), mais aussi et surtout dans la littérature, elles concernent des personnes très hétérogènes et ne sont pas uniquement accessibles aux intellectuels et aux experts. Noble analyse donc ce contexte comme ayant contribué à son insu à l’émancipation et à la visibilité de catégories stigmatisées – les homosexuel les, les travesti es, les transsexuel les –, par des étapes de retournements foucaldiens du discours. Les catégories produites par le discours (médical, essentiellement) sont d’abord adoptées, intégrées, puis transformées par ceux qu’elle définit originellement [Noble, 2004 ; 5]. Judith Butler, elle aussi dans le sillage de Foucault, établit une théorie identique à propos des transgressions des normes de genre et de l’apparition de catégories identitaires « hors normes » :

« Les prohibitions sont dans tous les cas involontairement productives (…). Le pouvoir, plutôt que la loi, comprend les fonctions à la fois juridiques (d’interdiction et de régulation) et productives (involontairement créatrices) de rapports différentiels. (…) Les productions [du pouvoir] se détournent de leurs buts et portent en elles, malgré elles, des possibilités de « sujets » qui ne font pas que dépasser les limites de l’intelligibilité culturelle, mais ouvrent aussi les frontières de ce qui est, de fait, culturellement intelligible. » [Butler, 2005 ; 103-

104].

La visibilité trans’

En ce qui concerne plus précisément les trans’, on peut procéder à une analyse similaire et supposer, au regard des évolutions dont j’ai parlé précédemment (visibilité médiatique, développement d’un mouvement de revendications), qu’ils sont en passe de devenir culturellement intelligibles. De même que les théories des sexologues ont dans une certaine mesure permis l’émancipation des homosexuel les, les théories psychiatriques et psychanalytiques à propos du

140 transsexualisme pourraient bien jouer un rôle identique : elles aussi, de par leur fondement essentialiste, contiennent des contradictions et des failles dont les trans’ s’emparent pour résister au pouvoir médical. En effet, lorsque les psychiatres, se désignant experts du transsexualisme, reconnaissent leur incapacité à soigner « ce qu’il y a dans la tête » des trans’, et se résignent aux hormones et à la chirurgie comme seul « traitement » efficace, le discours se retourne : les trans’ sont alors en mesure de contester le bien-fondé de l’expertise psychiatrique, puisqu’eux-mêmes avaient déjà établi leur propre diagnostic, effectué leur propre expertise, sans l’aide du praticien. On l’a vu à propos du conflit de diagnostic qui oppose souvent la personne trans’ et le médecin, tout se passe comme si les trans’ disaient aux psychiatres : « nous n’avons pas besoin de votre expertise, puisque nous savions avant vous ce dont nous avons besoin ». D’une autre manière, les trans’ peuvent aussi s’emparer du diagnostic de transsexualisme pour mettre sur le compte de la nature ce que l’on désigne comme une transgression sociale et symbolique, et revendiquer ainsi leur droit d’exister socialement, à l’instar des inverti es du XIXème siècle.

Reste à savoir alors dans quelle mesure les trans’ FtM, en devenant « sujets », « dépassent les limites de l’intelligibilité culturelle », et ce, en premier lieu, d’un point de vue individuel.