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Pour faire suite à cette conceptualisation, nous allons maintenant préciser les différentes formes d'historicisation temporelle avec lesquelles l’humain peut s’orienter. Nous proposons un répertoire des quatre tendances générales, égales les unes aux autres, pouvant se manifester simultanément chez un acteur moral et historique. La source d'inspiration de ce répertoire est la typologie ontogénétique de la conscience historique que Rüsen (2005) a élaboré pour prendre en compte la croissance de la complexité de nos capacités cognitives à doter le passé de sens historique. Le premier stade précèderait ainsi le deuxième, et ainsi de suite jusqu’au quatrième, qui conduirait au stade idéal auquel nous devrions tous aspirer en tant qu’humains modernes. Même si nous adhérons à la conceptualisation de ces quatre catégories différentes en empruntant leurs définitions, nous n’adhérons pas à l'idée du développement ontogénétique en raison de deux problèmes fondamentaux.

Premièrement, l’idée du développement de la complexité cognitive par stades successifs crée une dissociation entre les concepts de conscience historique et de pensée historique. Elle montre l’absence de corrélation entre l'acquisition du contenu « réel » du passé et la compréhension du fonctionnement disciplinaire de l'histoire. Elle ne permet que de cerner la manière dont une personne mobilise le contenu du passé pour construire ses réalités actuelles, mais pas nécessairement les dimensions de la pensée historique qui l’ont amenée à historiciser de cette façon. De plus, même si ces dimensions sont connues, rien n’empêche que chacune d’elles se manifeste à

des rythmes de développements différents chez la personne (Lee 2004). Pour éviter une telle dissociation, nous nous contenterons d'un répertoire qui correspond à des connaissances « réelles » du passé, surtout que nous nous intéressons à établir des liens entre la conscience historique et les négociations de l’ethnicité. Sans pour autant nier l’importance de la pensée historique dans ce processus, nous pensons que notre répertoire crée et encourage aussi d’éventuels dialogues entre les deux niveaux de connaissances historiques. Ceci n’apportera que de nouvelles pistes pour préciser le rôle complexe de la pensée historique dans le fonctionnement de la conscience historique.

Deuxièmement, nous rejetons la conception implicite de la typologie rüsenienne voulant qu’une forme de conscience soit meilleure qu’une autre. Comme implication fondamentale, cela risquerait de favoriser la soumission à une manière spécifique de se souvenir des événements passés et de décrire notre identité, surtout si son contenu et ses contours sont contrôlés par un régime autoritaire. En effet, la conscience historique peut être manipulée à des fins politiques ou idéologiques, notamment par certains élites et mouvements populaires, pour renforcer des identités ou des visions du passé particulières (Macdonald 2000; Laville 2004). Ce que nous proposons, donc, c’est un répertoire de tendances qui suggère non seulement l’égalité de la conscience, mais aussi une liberté de l’esprit pour tous.

Examinons, à présent, la pertinence de ces tendances pour les rapports interethniques. Nous parlons ici surtout de l'utilité de « l'histoire » et des éléments des récits préétablis pour donner un sens au passé pour l’orientation d’une personne dans une relation sociale avec l'Autre. Suivant la théorie de Rüsen (2005, p28-34), la première tendance, dite traditionnelle, serait d’accepter sans réserve les éléments des récits préétablis parce qu'ils font un lien entre le passé et le présent. Ils nous rappellent nos origines et nos obligations envers nos ancêtres et affirment la validité et l’importance de nos valeurs et de nos systèmes de valeurs à travers le temps. Donc, en incarnant son groupe, la personne honore et véhicule ces éléments à travers le temps et emploie l'histoire pour les confirmer et renforcer leur « véracité ».

La deuxième tendance, dite exemplaire, serait une sorte de justification de l’utilité des récits préétablis pour donner un sens aux expériences passées. Son moteur réside dans les principes moraux généraux qui justifient ces éléments et qui nous guident. Ce qui compte ici, ce sont les règles, les façons de faire et les régularités de la vie qui transcendent le temps et qui nous servent d’argumentations historiques. Dans cette tendance, la conscience historique donne un sens aux expériences passées sous forme de cas abstraits qui formulent les règles du changement temporel et de la conduite humaine dont la validité n’est pas limitée à un événement spécifique. L’histoire contient ainsi un message, devient une leçon pour le présent et sert à légitimer nos rôles et nos principes à travers le temps.

À l’opposé de ces deux premières tendances, se trouve la troisième, dite critique. Elle consiste en un refus total des éléments des récits préétablis qui ne sont plus convaincants. L’individu ne voit plus de lien valable et obligé entre le passé et le présent. Il transgresse ces récits en se basant sur une argumentation historique qui explique pourquoi il les oppose et qui le débarrasse de la responsabilité de les préserver tels qu’ils sont présentés. Même si cette tendance consiste principalement en une négation et une déconstruction, elle se caractérise aussi par l’apport des éléments d’un contre-récit qui offre une nouvelle interprétation des significations préétablies du passé. L’important ici est de considérer la rupture dans la continuité du temps où l'histoire sert à rendre problématiques les patterns de vie et donc les systèmes de valeurs actuels.

Enfin, la quatrième tendance, dite génétique, va au-delà de la seule critique des éléments des récits préétablis en reconnaissant pleinement la complexité de la compréhension de la vie dans le cours du temps. En constatant la temporalité des pensées humaines et la variabilité du temps, l’individu réalise que ses obligations morales envers le passé varient selon le temps et s’adaptent constamment aux contextes différents. Il accommode les éléments des récits préétablis selon les considérations éthiques d’aujourd’hui tout en sachant que celles-ci pourront changer

demain. Dans cette optique, il respecte ses obligations morales (sens de la responsabilité et de la conscience) envers le passé en cherchant constamment à mieux le comprendre et à mieux appréhender les relations sociales dans lesquelles il se trouve. Contrairement aux autres tendances, en aspirant toujours ainsi à une meilleure existence, il apprivoise le sens des éléments des récits préétablis de manière dynamique et tient compte de leur transformation perpétuelle pour construire sa réalité sociale. Il s’ouvre donc aux points de vue des autres afin de mieux comprendre sa propre vision des choses et de les intégrer dans une perspective élargie du changement temporel. Dans cette logique, la reconnaissance de sa propre historicité permet à l’individu de respecter celle des autres. De ce fait, l'histoire sert principalement à transformer des formes de vies étrangères en des formes de vies propres.