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Ayant décrit les tendances de conscience historique des répondants selon les quatre questions de recherche, il reste à préciser quelques constats importants. Le premier rejoint l’idée de l’othering que nous avons évoqué plus haut lorsque les répondants se souviennent de l’Anglo-québécois. En confrontant ceux des tendances traditionnelle et exemplaire à ceux des tendances critique et quasi-génétique, nous pouvons penser

que deux pôles d’inclinations de l’othering peuvent exister et qui varient selon leur intensité. À cet effet, les huit premiers semblent faire un othering fort parce qu’ils appuient des significations préétablies du passé d’une manière rigide et manichéenne. Et les neuf autres semblent faire de l’othering doux, surtout qu’ils problématisent des éléments des récits préétablis ou qu’ils reconnaissent la complexité et la fluidité du passé. Toutefois, malgré le degré d’ouverture de ces derniers envers l’Anglo- québécois, le fait qu’ils ne reconnaissent pas la temporalité des formes de pensée humaines et ne cherchent pas constamment à mieux saisir le passé porte à croire qu’ils négligent quand même de reconnaître l’Anglo-québécois comme acteur moral et historique. Ainsi, selon notre conceptualisation de la conscience historique sous l’angle constructiviste de l’ethnicité, ceci signifierait qu’ils ne considèrent pas nécessairement la minorité Anglo-québécois comme faisant parti du Nous collectif. Peut-être ces répondants, tout comme leurs pairs traditionnelles et exemplaires, mobilisent-ils toujours des marqueurs identitaires, tels que l’histoire de leur propre communauté et leur langue, pour maintenir des frontières intergroupes afin de distinguer les Franco-québécois de la minorité anglophone.

Selon l’analyse de la place accordée à l’Anglophone dans un nouveau programme d’histoire, un deuxième constat permet de noter que près de la moitié des répondants sont favorables à l’enseignement du passé Anglo-québécois aux élèves. En grande majorité, ce sont surtout les répondants des tendances quasi-génétique et génétique qui seront plus portés à mieux connaître cette communauté et à transmettre ses réalités et expériences. Ils rejoignent ainsi leurs pairs qui, lorsqu’ils se souviennent des Anglo-québécois, font de l’othering doux. En dépit de ce constat, il ne faut quand même pas oublier que deux enseignants de tendance exemplaire et un de tendance critique ont aussi manifesté une ouverture aux Anglo-québécois. Même si a priori ceci signifierait que chaque tendance de conscience historique peut être associée à une sensibilité aux expériences et réalités de l’Autre, l’ouverture de ces trois répondants, comme nous avons vu avec Mathieu, résulte plutôt des intérêts politiques de vivre ensemble et non pas nécessairement d’un besoin de mieux connaître et apprécier l’Anglo-québécois en soi. De plus, autant les répondants des tendances

exemplaire ou critique extériorisent une ouverture à l’Anglo-québécois, autant ils peuvent la refuser, ce qui n’est pas le cas des répondants quasi-génétiques et génétiques dans l’échantillon.

Le troisième constat s’adresse à la variabilité des tendances de conscience historique des répondants entre deux contextes thématiques du passé qui peuvent se ressembler. À cet égard, nous pensons à la similarité entre les récits rapportés pour les souvenirs des Anglo-québécois et les discours évoqués pour l’évolution spécifique des relations entre Francophones et Anglophones au Québec. En abordant presque tous une même thématique de rapports intergroupes pour le premier, les répondants ont pu élaborer leurs idées lors de la suite de l’entretien pour le deuxième. Comme le tableau ci- dessous le démontre, seulement sept répondants ont gardé la même tendance de conscience historique pour les deux questions. Les dix autres ont changé de tendance majoritairement vers des manières plus complexes d’historiciser, mais aussi vers des façons plus simples.

Tableau V

Comparaison de tendances entre les consciences historiques de l’Anglo- québécois et des relations Francophones-Anglophones

La CH de l’Anglophone dans le

passé québécois La CH des relations Francophones-Anglophones à travers le temps

Même Tendance

Jean-Marie Exemplaire Exemplaire

Robert Exemplaire Exemplaire

Inès Critique Critique

Mathieu Critique Critique

Kévin Quasi-génétique Quasi-génétique

Richard Quasi-génétique Quasi-génétique

Sébastien Quasi-génétique Quasi-génétique

Changement vers une tendance plus complexe

Frédéric Traditionnelle Exemplaire

Jeanne Traditionnelle Exemplaire

Lucien Traditionnelle Exemplaire

René Traditionnelle Exemplaire

Victor Traditionnelle Exemplaire

Maude Critique Quasi-génétique

Ludovic Quasi-génétique Génétique

Jacques Exemplaire Quasi-génétique

Changement vers une tendance moins complexe

François Quasi-génétique Exemplaire

Monique Quasi-génétique Exemplaire

Ce qui nous intéresse ici ce sont les changements des tendances des répondants. En confirmant le parallélisme et l’interchangeabilité de la conscience historique, ces changements suggèrent que la manière dont les enseignants historicisent une thématique particulière et élaborée du passé peut varier selon les différentes formes de raisonnement qu’ils emploient pour donner sens au changement temporel. Ainsi, ils peuvent soit complexifier leur raisonnement pour mieux faire sens du passé ou même le rendre plus simple afin de faire la part des choses. Ils peuvent aussi voir le passé à la fois comme simple et manichéen, et fluide et complexe.

Par ailleurs, ces changements des tendances semblent aussi remettre en question la progression linéaire et idéelle de la typologie rüsenienne du développement ontogénétique évoquée plus haut. En effet, sa mobilité restreinte ne nous permet pas d’altérer nos types de conscience historique selon des contextes différents et même semblables du passé. De plus, il n’est pas clair si, par exemple, l’on reste toujours génétique une fois arrivé à cette dernière étape ou si l’on peut régresser de stades. Ainsi, nous n’apprécions pas l’interaction complexe des différentes capacités cognitives de doter le passé de sens chez un individu. Sans nécessairement renier la notion du développement ontogénétique, nous croyons donc que d’autres recherches devront être effectuées sur la variabilité des tendances de conscience historique selon des contextes thématiques similaires du passé. Ceci permettra de cerner si la progression des stades est véritablement linéaire et rigide ou, comme nous le croyons, plutôt complexe et fluide.

Il est intéressant de souligner avant de clore cette section, les influences pouvant déterminer la manifestation de la conscience historique des répondants. Certes, parmi les trois facteurs les plus importants, seul le niveau de formation professionnelle s’avère à être non négligeable. Il semble prédisposer les enseignants à reconnaître la complexité et la fluidité du passé, et même à être plus ouvert à prendre en compte les perspectives autres que les siennes ou que leurs groupes pour faire sens du passé. À cet effet, les quatre répondants détenant une maîtrise, soit connexe à l’histoire (Ludovic et Maude) ou dans un autre domaine dans les sciences humaines (Kévin et Richard), manifestent une conscience historique dans les tendances plutôt génétique, quasi-génétique et génétique résistant, plus que ceux qui n’en ont pas. Quant aux deux autres facteurs, l’âge et le degré de contact avec la communauté Anglo- québécoise s’avèrent négligeables. Dans le cas du premier, la taille de l’échantillon est trop limitée pour faire des généralités, tandis que pour le deuxième, qu’il soit sur une base régulière ou non, qu’il soit de près, de loin, ou même non existant, le contact intergroupe n’a pas un impact direct. Autant on peut être en contact avec l’Anglo- québécois, manifester une tendance traditionnelle et faire de l’othering fort, autant on peut ne jamais être en contact et tendre à reconnaître l’agentivité morale et historique

de ce dernier. De plus, même si le contact encourage l’apport des perspectives raisonnées pour faire sens du passé parmi certains répondants, cela ne les empêche pas, toutefois, aussi de répéter, justifier ou problématiser le passé d’une manière rigide et manichéenne.