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4. Étude qualitative de la conscience historique

4.1 Méthodologie de la recherche

Suivant la logique de notre conceptualisation, l’accès aux expressions de la conscience historique d'un acteur social se concrétise en faisant émerger les négociations de ses valeurs morales dans une situation actuelle où il se réfère à des significations du passé pour justifier ses choix de la praxis. Nous supposons ici que les rapports de pouvoir entre Francophones et Anglophones, issus de contacts soutenus et prolongés au Québec, forment une telle situation. Nous suggérons donc que tout contexte thématique qui poussera un répondant francophone à discuter des Anglo-québécois dans le cours du temps nous offrira l’occasion de faire émerger sa conscience historique face à ces derniers.

Quant à l'étude empirique de ces manifestations, nous croyons qu’il est nécessaire de se pencher sur le récit qui sous-tend leurs discours, surtout que la capacité à donner un sens aux événements du passé s’exprime à travers la forme narrative (Wertsch 2004; Rüsen 2005; Straub 2005). Il s’agit donc d’une méthode révélatrice permettant de discerner non seulement les thèmes, les intrigues et les structures majeures des discours d’une personne, mais aussi ses formes, ses logiques ou ses raisonnements sous-jacents. C'est surtout ce dernier point, ressortant à la fois des réflexions et des justifications des répondants sur ce qu'ils racontent et sur la manière, plus utile selon

nous, dont ils structurent leurs idées pour outiller réellement leur conscience historique, qui nous semble le plus intéressant.

À ces fins, nous avons sollicité les discours de 17 répondants francophones de descendance canadienne-française qui enseignaient le cours « Histoire du Québec et du Canada » au quatrième secondaire dans des écoles de langue française. Ayant une moyenne d’âge de 41 ans, 15 d’entre eux travaillaient dans des écoles publiques et deux dans des collèges privés. De plus, 14 d’entre eux enseignaient dans la grande région de Montréal et trois dans les régions aux alentours. Enfin, quatre répondants détenaient une maîtrise dont deux en lien avec l’histoire, tandis que les autres n’avaient qu’une formation de premier cycle et cela souvent en histoire ou en un programme connexe.

4.1.1 Recueil des données

Sur le plan méthodologique, nous avons repris et adapté les approches de Seixas et Clark (2004) et de Létourneau et Moisan (2004) afin de construire trois stratégies de cueillette de données. La première se présente sous forme de résolution de problème et vise à étudier le rapport que les répondants entretiennent avec le passé à travers un enjeu historique controversé qui occupe l'actualité (Seixas et Clark 2004).16 Étant donné que les répondants interagissent avec des significations du passé pour justifier leurs choix moraux, nous avons pu analyser leurs stratégies d’historicisation dans une situation actuelle de controverse. Cette démarche nous a surtout informé sur la manière dont ils théorisent l’utilité de l'histoire pour comprendre le présent et pour résoudre des problèmes historiques en général, comblant ainsi la première question de recherche. En complément, comme résolution d’un problème historique réel à caractère moral, nous avons présenté une des controverses entourant le nouveau programme d’Histoire et d’Éducation à la citoyenneté au Québec au printemps 2006,

16 Ayant à résoudre un problème historique dans le présent, soit que faire avec des murales démodées présentant des images stéréotypées des Amérindiens dans un lieu public, les élèves dans l’étude de Seixas et Clark ont fait appel à leurs idées du passé collectif pour justifier leurs réponses. Les auteurs ont pu ainsi analyser les outils dont les élèves se sont servis pour donner un sens aux événements du passé dans un présent litigieux.

soit la diminution de la place accordée aux expériences historiques et sociales des Franco-québécois au profit des anglophones et des autres groupes minoritaires. Nous avons demandé aux répondants de raisonner à haute voix sur la place qu’ils accorderaient à chacun de ces groupes s’ils étaient chargés d’écrire un nouveau programme d’histoire.

La deuxième stratégie consistait à poser une question ouverte où nous avons demandé aux répondants de narrer ce qu’ils connaissaient, percevaient ou se rappelaient de l'histoire des Anglo-québécois (Létourneau et Moisan 2004).17 De ce fait, nous cherchions à connaître le type de récit rapporté oralement. En nous concentrant sur leur logique de pensée, nous voulions cerner comment ils mobilisaient des éléments de récits préétablis pour narrer l'histoire de l’Autre et voir comment ils historicisaient leurs propos. Quant à la troisième stratégie, elle était composée d'une série de questions semi-structurées et visait à faire émerger la conscience historique des répondants sur les rapports de pouvoir intergroupes au fil du temps et sur les visions préétablies de leur propre groupe. Dans le premier cas, nous leur avons demandé de décrire les relations entre les deux communautés au Québec et entre la province et le reste du pays aux niveaux politique, économique, interpersonnel et de la société civile, dans le passé, le présent et le futur. Dans le deuxième cas, nous voulions percevoir leurs réactions sur la vision « misérabiliste » du passé québécois qui reprend plusieurs éléments des récits préétablis et donne une identité collective de victime aux Québécois de descendance canadienne-française. La définition était empruntée à Létourneau et Moisan (2004), qui ont constaté que la plupart de leurs répondants relataient l’expérience historique de leur groupe ethnoculturel comme reflétant « une vision d’un peuple abandonné, reclus, abusé par l’Autre et toujours hésitant à se prendre en main » (p.348).

17 Nous avons emprunté la formulation de la question de Létourneau et Moisan (2004), qui ont réalisé une étude qualitative pour mieux comprendre la complexité des connaissances des jeunes Québécois de descendance canadienne-française quant aux expériences historiques de leur propre communauté au Québec.

4.1.2 Méthode d’analyse des données

Pour examiner nos données, nous avons d’abord réalisé une analyse verticale qui nous a permis de comparer les discours des répondants à des catégories préétablies et semi-ouvertes. Notre but était de déterminer leurs tendances de conscience historique dominante afin de nuancer notre classification (Miles et Huberman 1994; Lessard- Hébert et al. 1995; Van Der Maren 1996; Boutin 1997; Mason 2002). En nous servant d’une grille d’analyse pour les quatre questions de recherche, nous avons défini ces catégories avec les critères fondamentaux de chaque tendance, selon les quatre types analysés plus haut. Pour synthétiser ces critères, le tableau ci-dessous présente les formes d’interaction avec le passé dont chaque tendance peut représenter pour les répondants, ce qui leur permet de se connaître et s’orienter dans le temps.

Tableau I

Synthèse des critères des catégories préétablies de la conscience historique

Catégorie Critères

Traditionnelle • Répétition des significations du passé pour vivre sa vie Exemplaire • Justification des significations du passé pour vivre sa vie Critique • Problématisation des significations du passé pour vivre sa vie Génétique • Reconnaissance de la complexité de la vie humaine

• Reconnaissance de la temporalité des formes de pensée humaine • Reconnaissance de la variabilité du temps

• Avoir constamment le besoin d’améliorer le sens qu’on donne au passé

Ainsi, pour la tendance traditionnelle, le répondant véhicule des significations du passé dans le temps sans s’interroger sur leur véracité. Pour la tendance exemplaire, le répondant donne un sens au passé à l’aide des régularités de la vie tenues pour acquis, qu’il généralise à tout contexte similaire. Pour la tendance critique, le répondant ressort les aspects problématiques des significations du passé pour le présent et justifie leurs non-pertinences. Enfin, pour la tendance génétique, le répondant apprécie la difficulté de comprendre la réalité, et donc la nécessité d’une façon plus sophistiquée et fluide de l’appréhender. Il comprend que la manière dont on conçoit le monde non seulement fait partie du temps et varie selon le temps, mais consiste aussi en une construction historique en soi qui évolue à sa propre manière et

rythme. De plus, il reconnaît la distanciation temporelle entre le passé et le présent quant aux façons de faire et de vivre. Et finalement, il s’aperçoit qu’il ne détient pas toujours les connaissances suffisantes pour comprendre le passé et qu’il a besoin d’en connaître davantage.

Une fois l’analyse verticale terminée, nous avons rédigé des rapports finaux pour chacun des répondants. Deux codeurs nous ont aidés à vérifier non seulement la fiabilité de ce processus, mais aussi la pertinence des critères des catégories. Étant donné la multiplicité et le parallélisme de la conscience historique des répondants, ainsi que la complexité de leurs discours, nous avons décidé de classer les répondants selon une lecture plutôt globale de leur conscience historique pour chaque question. Pour ce faire, nous nous sommes constamment rappelés que chaque tendance formait un idéal-type auquel les répondants tendent à adhérer, malgré quelques petites nuances idiosyncratiques (Weber 1965).

Dans une deuxième étape, nous avons procédé à une analyse horizontale en comparant les données pertinentes des rapports finaux, selon chaque tendance, pour chaque question, entre tous les répondants. Le but était de mieux comprendre les tendances par l’étude des discours déjà classés. En mettant les tendances de chacune des quatre questions de l’analyse verticale ensemble, nous avons pu vérifier la fiabilité de notre catégorisation du discours des répondants, et apporter des nuances importantes aux critères de nos catégories préétablies surtout pour surmonter des ambiguïtés potentielles lors de la catégorisation des données. Comme complément à l’analyse verticale, l’analyse horizontale nous a donc permis de mieux cerner comment les répondants exprimaient chaque tendance. En laissant leurs discours nous parler librement, nous avons pu regrouper des thématiques récurrentes et complémentaires pour chaque tendance, pour chacune des questions, nous laissant ainsi l’opportunité de saisir ce que chaque tendance impliquait pour nos répondants, dans le contexte des questions posées.