• Aucun résultat trouvé

Une réglementation… et son application

Dans le document L’ÉMERGENCE DES RISQUES (au travail) (Page 75-78)

l Reconstruction, récession et fi n d’une entreprise

2.2 Des recettes pour empêcher un risque d’émerger : le cas de l’amiante

2.2.2 Une réglementation… et son application

Il convient d’emblée de préciser que cette réglementation, à la demande instante des employeurs, ne concernait qu’un nombre limité de personnes, celles qui étaient poten-tiellement les plus exposées : étaient notamment cités dans les textes le broyage, le fi lage et le tissage, ainsi que la fabrication des principaux objets en amiante. Cepen-dant, dès qu’un procédé à l’humide était employé, il était exclu du bénéfi ce de cette réglementation au motif qu’il n’était pas susceptible de provoquer d’émission de fi bres.

C’est ainsi que la technique, encore nouvelle, du fl ocage sera exclue d’emblée au motif que l’amiante est mélangé à de l’eau… De même, vider les sacs d’amiante ou fabriquer de l’amiante-ciment ne sont pas considérés comme des activités polluantes. Le fait de travailler moins de huit heures par semaine dans les activités référencées dans la liste des activités polluantes constitue également un facteur d’exclusion de la surveillance médicale et, a fortiori, de la réparation. De même, comme ces activités sont réputées non polluantes, les industriels ne sont pas non plus tenus d’installer de dispositifs spéci-fi ques d’assainissement de l’air des locaux de travail.

Cette nouvelle réglementation va cependant avoir un effet extrêmement favorable et paradoxal sur l’occurrence de l’asbestose au Royaume-Uni. Bien que les statistiques en matière de maladies professionnelles soient très peu précises (en particulier avant la mise en place des nouvelles règles), cette nouvelle législation semble avoir pour effet de stabiliser le nombre de nouveaux cas d’asbestose, en tout cas dans un premier temps.

En revanche, dans le même temps, des effets collatéraux très fâcheux apparaissent, puisqu’on voit augmenter dans la population employée dans l’industrie de l’amiante le nombre de cas de tuberculose, de maladies cardio-vasculaires, voire un peu plus tard de cancers pulmonaires. Cependant, comme la réparation de ces maladies n’est pas prévue dans l’accord de 1931, aucune réparation n’est accordée, seule la cause principale de la mort étant prise en compte. Les compagnies manufacturières mettront tout au long des années 1930 à 1950 beaucoup d’énergie (et d’argent) à montrer que les cas de tuberculose et de maladies cardio-vasculaires ont tout au plus été aggravés par l’exis-tence d’une asbestose. Elles y parviendront avec un certain succès. En d’autres termes, puisque la mort par asbestose entraîne réparation, il faut faire en sorte que le décès soit imputé à une autre cause. Les conseillers médicaux des compagnies de l’amiante

1. Cette mesure sera modifi ée en 1948, l’indemnisation étant alors assurée par l’État à partir d’un fonds constitué de cotisations perçues auprès des employeurs… et des travailleurs !

mettront beaucoup de zèle (et avec un grand succès) à montrer auprès des coroners1 que l’arrêt cardiaque n’a rien à voir avec une quelconque pathologie pulmonaire : face à eux, la veuve, isolée et souvent sans moyens, n’a guère de chance de faire reconnaître ses droits.

Le bureau médical gouvernemental, chargé de délivrer les aptitudes, ne fait pas preuve d’un grand zèle dans la déclaration des inaptitudes, ni dans les déclarations d’asbestose post mortem2. Dans son livre, Tweedale (2000a) cite de nombreux cas de travailleurs obligés d’arrêter leur travail sans qu’une inaptitude ait été prononcée et qui décèdent dans les quelques mois qui suivent… mais de tuberculose ou d’une maladie cardio-vasculaire bien sûr, pas d’asbestose. Il est vrai que le système d’indemnisation mis en place n’est guère incitatif et mérite qu’on s’y attarde un peu. Le fait d’être déclaré atteint d’asbestose ne dispense pas le travailleur de rechercher un autre emploi. Dans un certain nombre de cas, le travailleur se verra proposer un autre poste3 par son employeur, moins bien rémunéré la plupart du temps et l’employeur compensera en partie le manque à gagner dû au changement d’emploi (pour aboutir souvent à environ 75 % du salaire avant la déclaration de la maladie). Dans le cas où le travailleur ne retrouve pas d’emploi, il devra se contenter de la compensation proposée par l’employeur, ce qui le conduira à la misère. Il a aussi la possibilité de contester en justice cette indemnisation, à ses frais. Aussi beaucoup de travailleurs « font-ils le choix » de rester à leur poste de travail aussi longtemps que possible et n’hésitent pas à minorer les symptômes de leur maladie devant le medical board pour éviter l’inaptitude et la misère.

Au total, entre 1931 et 1948, l’indemnisation au titre de la maladie professionnelle coûtera à Turner et Newall, la principale société du secteur, environ 0,5 % de ses profi ts et 1 % de ses dividendes. Tout au long des années 1930 et 1940 (aidées au cours de ces années par l’effort de guerre et la reconstruction), les sociétés de l’amiante s’opposeront à toute modifi cation de la législation au motif notamment que les décès constatés sont dus aux expositions d’avant 1931, et que les mesures d’assainissement des atmosphères (non chiffrées puisqu’il n’existe pas de méthode fi able) engagées depuis ont empêché la survenue de nouveaux cas. Lorsque l’accumulation des morts fera que les entreprises du secteur éprouveront des diffi cultés de recrutement, elles assoupliront quelque peu leurs pratiques. Elles rechercheront aussi systématiquement des accords à l’amiable avec les ayants droit en leur expliquant que devant la justice ils n’auraient aucune chance de faire reconnaître la cause professionnelle de la maladie et du décès. Mais il faudra attendre 1958 pour que les projeteurs d’amiante soient inscrits sur la liste des travaux à risques.

1. Ils sont chargés par la justice anglaise de déterminer les causes des décès.

2. Celles-ci, payantes, n’étaient d’ailleurs éventuellement établies que sur demande de la veuve.

3. Par exemple à un poste de réception et de vidage des sacs, à supposer que le malheureux en ait encore la force.

Dans l’intervalle, les entreprises auront nié avec la dernière énergie, avec la complicité tacite de l’État qui ne mettra pas beaucoup de zèle à centraliser les statistiques, que cette activité puisse provoquer des cas d’asbestose. Pire, certaines s’opposeront à la distribution d’appareils de protection respiratoire, au motif que ces travailleurs, notam-ment dans la construction et la réparation navale, en côtoyant de très près d’autres dans des espaces confi nés, il faudrait alors équiper l’ensemble du personnel, ce qui ne se justifi e en rien puisqu’il n’y a jamais eu de cas d’asbestose… Dans les années 1950, et surtout 1960, des inspecteurs du travail feront des rapports décrivant les mauvaises conditions d’hygiène et de sécurité dans les activités liées à l’amiante, certaines entre-prises seront condamnées à des amendes, le plus souvent dérisoires, mais aucune action ne sera entreprise au niveau de l’État pour modifi er fondamentalement la législation de 1931 avant le milieu des années 1960.

La dissimulation sera la règle dans ces entreprises. Ainsi le médecin conseil de Turner et Newall en 1971 présente une étude basée sur les radiographies pulmonaires d’une cohorte de travailleurs de l’entreprise (Lewinsohn, 1972). Les résultats sont éloquents :

– parmi les hommes employés pour une durée comprise entre 10 à 19 ans, environ 35 % d’entre eux présentent des anomalies pulmonaires et 20 % des signes d’as-bestose,

– parmi ceux employés pour une durée comprise 20 et 29 ans, les chiffres sont respectivement supérieurs à 50 % et d’environ 30 %.

Pourtant, quand la BOHS (British Occupational Hygiene Society) avait fi xé en 1968 une valeur limite pour le chrysotile et l’amosite à 2 fi bres.cm-3 et à 0,2 fi bres.cm-3 pour la crocidolite1, c’était en partie sur la base de l’interprétation de 290 radiographies pulmonaires de salariés de Turner et Newall par le précédent médecin conseil qui ne trouvait de « possibles altérations dues à l’amiante » que dans 2,7 % des cas. Turner et Newall eut beau argumenter que ce n’était pas les deux mêmes populations (ce qui se révéla d’ailleurs faux par la suite), la société eut beaucoup de mal à expliquer une aussi brusque détérioration des conditions de travail dans ses ateliers, alors qu’elle ne cessait d’expliquer que, depuis 1931, celles-ci n’avaient cessé de s’améliorer. Les conditions dans lesquelles cette valeur limite a été fi xée et les manipulations de chiffres et de résultats auxquels les industriels se sont livrés sont particulièrement bien décrites dans un article de Greenberg (2006).

1. Avec cependant une grande tolérance pendant plusieurs années pour la mise en œuvre de ces valeurs limites, supposées garantir que moins de 1 % de la population travailleuse puisse contracter une asbes-tose.

On pourrait multiplier les exemples de dissimulation, de mensonges, de contre ou demi-vérités énoncées par l’industrie de l’amiante au Royaume-Uni1, mais les circonstances décrites auront probablement déjà contribué à éclairer suffi samment le lecteur. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir quand nous aborderons la question du cancer, domaine dans lequel les mêmes pratiques de manipulation des chiffres et des personnes ont été employées. Pour l’instant, restons sur le sujet de l’asbestose et franchissons l’Atlantique pour nous intéresser aux pratiques des industries minières au Québec à la même époque.

2.2.3 Un petit détour par la silicose avant d’en

Dans le document L’ÉMERGENCE DES RISQUES (au travail) (Page 75-78)