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Des risques émergents à l’émergence des risques

Dans le document L’ÉMERGENCE DES RISQUES (au travail) (Page 157-164)

professionnels : vers des limites

1. Des risques émergents à l’émergence des risques

1.4 Des risques émergents à l’émergence des risques

Dans les chapitres précédents, il a été montré que l’état des savoirs ne permet pas de concevoir « proprement » l’origine du risque concret ou la chaîne des causalités : enchaînement d’erreurs humaines ou logique(s) technique(s) autonome(s) présentant en soi des dangers possibles. La précarité des savoirs scientifi ques empêche le passage à la localisation et oblige à rester à un niveau de pensée où l’on constate que la techno-logie moderne « produit » de l’incertitude.

L’intérêt de déplacer la problématique vers la notion d’incertitude est de traiter d’un bloc les évolutions sociales plutôt que de s’enfermer dans un débat sur le risque accep-table, qui est en fait bloqué par le décalage entre un discours objectif, scientifi que mais probablement insuffi sant sur le risque et un discours plus subjectif focalisé sur le senti-ment de peur. Risque et peur, sûreté et sentisenti-ment d’insécurité, acceptabilité ou inaccep-tabilité de l’accepinaccep-tabilité, toutes ces alternatives traduisent un seul et même fait que met en évidence Ewald (1998) : le risque introduit dans nos sociétés de l’asymétrie.

L’asymétrie signifi e que, pour certaines personnes, le risque est imposé à cause de l’absence d’une responsabilité traduite en termes de sécurité. Il l’est aussi à cause de la non-répartition du gain associé aux risques encourus. Ceux qui « fabriquent » le risque le font parce que, malgré le danger, ils perçoivent dans le développement de la perfor-mance un gain qui les fait courir.

Il serait fastidieux de présenter des exemples de ces inégalités liées aux asymétries.

Simplement il peut être rappelé que la société est représentée comme un ensemble social où les élites cumulent avantages et pouvoirs. L’inégalité face à l’incertitude vécue au travers de l’asymétrie face au gain signifi e en fait que les groupes disposant de plus de capital scientifi que, économique et social sont souvent ceux qui « manipulent » les technologies. Et la création de risques imposés aux autres est vue comme une modalité de l’exercice d’un pouvoir : « Dans tous les scandales que les années 1990 ont vu se succéder, le scandale est né d’une situation d’inégalité, d’une situation de dépendance, d’une situation où quelqu’un qui exerçait un pouvoir, ou qui exerçait, à travers une tech-nique, un certain pouvoir, l’a utilisé d’une manière qui a fait courir un risque en plaçant d’autres individus dans une situation de dépendance vis-à-vis d’un risque dont ils ne découvraient l’existence et la nature qu’après coup » (Ewald, 1998).

Dans cet espace complexe, il nous faut maintenant tenter de comparer des positions sur le même phénomène et de savoir, dans sa description, ce qui est relatif au point de vue (et donc dépendant de la compréhension sociale et par nature évolutif) et ce qui est absolu (et donc invariant dans le temps). « En fait, ce qui fait diffi culté […] est en réalité la prise de conscience de l’existence même de différents points de vue, et l’ac-ceptation de leur égale dignité » (Levy-Leblond, 1996).

La perte de confi ance du public concernant l’évolution de la société tire selon Godet (1991) son origine du fait que « chaque fois que des mauvaises informations sont parties, c’est parce que l’on avait trop attendu pour dire les choses que l’on aurait pu dire plus tôt ». Cependant, si ce constat n’est pas contestable, l’immense complexité qui nous entoure ne permet pas toujours une anticipation des points de cristallisation sociale nécessitant débats et explications en dehors de situations d’alerte générale stérilisante (et sans doute insuffi sante…). Il est même très légitimement possible de se demander si répondre à des questions qui ne sont pas posées sert à qui que ce soit. La recherche du consentement éclairé du malade est très instructive sur ce point. Il faut donc une préparation à la réception de l’information.

Il y a donc renforcement de la demande d’explication de la part de la société dans tous les domaines dans lesquels des inquiétudes existent (environnement, santé publique, santé au travail, …) tout en ayant des incertitudes sur la capacité des experts à répondre de manière claire à des situations complexes.

Or « que dit la rumeur, et en quoi est-elle plausible ? […]. Elle donne des arguments et reconstruit le puzzle en reconstruisant les morceaux jusque-là épars. Par un procédé de soustraction et d’ajouts, par tranches successives et parfois infi mes, elle parvient à énoncer une conclusion irréfutable. Elle emprunte une logique spécifi que : en même temps qu’elle satisfait, la rumeur rationalise […]. La rumeur est une information

consonante, dans le sens où elle vérifi e ce que l’on pensait. Par ce processus, elle conduit à établir un passage entre ce qui est pensé et ce que l’on sait » (Clavandier, 2004).

D’ailleurs Bourdieu (1984) écrit : « En physique, il est diffi cile de triompher d’un adver-saire en faisant appel à l’argument d’autorité […]. En sociologie, au contraire, toute proposition qui contredit les idées reçues est exposée au soupçon de parti pris idéolo-gique, de prise de parti politique ». Comment l’expertise peut-elle dans ces conditions échapper au « socialement correct » ? Ce contexte est d’autant plus évident que les experts dans les systèmes complexes ont des connaissances de plus en plus incertaines, partielles… N’y a-t-il pas place au partial ? À la peur de la responsabilité, autant hurler avec les loups, c’est moins risqué à court terme ! Cette situation est à associer à un élément dont il n’a pas encore été fait mention, la temporalité.

D’ailleurs, comme le rappelle Tiberghien (1999) : « Dans les entreprises, le temps est lui-même devenu une matière première, une marchandise dont le prix ou la valeur apparaissent grandissants ». En effet, les paragraphes précédents illustrent le change-ment et il est réel et de plus en plus observable. Cependant, il faut tenir compte de l’écart entre la dynamique de l’innovation et entre le temps d’adaptation d’un citoyen (ou d’un salarié). Si l’on prend l’exemple de l’électronique et des nouvelles technolo-gies de l’information et de la communication (demain des nanotechnolotechnolo-gies) qui depuis 1962 respectent une loi d’expansion exponentielle de coeffi cient temporel de 18 mois, que penser d’un temps d’adaptation de la société de l’ordre de la génération ?

L’accélération du changement est donc un paramètre nouveau à prendre en considé-ration. Or, dans une société dirigée apparemment par la science et la technique, la croyance a défi ni un champ de pratiques spécifi ques où il y a transfert de responsabi-lité, d’information à des groupes « représentatifs ». Il y a eu plus ou moins abandon de son rôle individuel au profi t de responsables (hiérarchies explicites ou implicites), disposant de la connaissance. À titre d’exemple, l’entreprise, l’État, le syndicat, le parti, la religion, … utilisent de tels groupes d’opinion. Dans ce contexte, l’éducation au sens le plus large a défi ni des normes relationnelles, des valeurs de respect et d’obéis-sance à ceux qui savent. « Notre conduite individuelle rencontre la trame déjà tissée de conventions, de pratiques, nous trouvons notre rôle au milieu d’un répertoire qui nous précède » (Tellier, 2003).

Or, l’expérience prouve que la confi ance n’est plus ni dans le politique, ni dans la société au travail, pour des raisons nombreuses qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer dans le présent document. Les problèmes posés par des risques sanitaires très impor-tants au travail confortent également cette perte de confi ance qui est analysée dans les autres chapitre de l’ouvrage.

La fi gure 2.1 illustre la vision de l’auteur de la construction sociale de la prévention des risques professionnels : l’assurance, liée à l’accord social (associant l’État et les partenaires sociaux), permet de régler le « quotidien », ce qui est acquis, s’appuyant sur des règles acceptées, au moins pour un temps (cf. les tableaux de maladies profession-nelles). Cette situation stable est mise en défaut chaque fois que l’on n’a pas anticipé (ou que l’on a été incapable d’anticiper…), elle se traduit par des problèmes locaux, dont la prise en compte ne peut être simple, compte tenu de la taille des entreprises (problèmes des « clusters »). Qui peut, et comment, faire sortir des informations géné-riques d’un « bruit » ? Comment trouver les causalités associées ? C’est tout l’enjeu du thème de l’avis d’experts.

Cette situation est perturbée pour la composante santé au travail : nombre de salariés vont, en l’absence de connaissance, se faire soigner naturellement par un médecin de ville. Comment alors fédérer, fusionner des informations si l’on ne sait quelle question poser ? Doit-on alerter sur tout ? Sur rien ? Au hasard ? Et en plus comme cela a déjà été signalé, si les effets sont à long terme ? Quelle est la place du lanceur d’alerte dans ce contexte ? Comme le rappellent Arcand et Bourbeau (1995) : « Le cadre de réfé-rence est constitué par l’ensemble des idées, des opinions, des croyances, des valeurs, des connaissances que possède un individu et qui donnent un sens au message ou le colorent. Il sert de toile de fond… ».

Avant d’aborder ce cadre, il a paru important à l’auteur d’opérer une pause dans son écrit en rappelant quelques éléments clés, présentés ci-avant qui lui seront utiles dans la suite.

De fait, tout système relève d’un potentiel de risque représenté schématiquement fi gure 2.2 : en l’absence de potentiel, toute force peut faire mouvoir sur un plan hori-zontal l’objet sphérique ; c’est le cas idéal d’une absence de gouvernance et d’imprévi-sibilité (en effet, tout alors devient possible). En réalité, cette situation est très proche de celle correspondant à une instabilité : on imagine alors bien que le maintien de l’objet nécessite une énergie, celle-ci étant d’autant plus élevée que celui-ci est plus loin de son point d’équilibre instable. Tel peut être le cas de certaines situations considérées comme inacceptables correspondant à de réelles inquiétudes du public (suite à AZF, par exemple). De fait, rétablir l’équilibre est probablement peu envisageable. Le troisième exemple correspond à un système stable jusqu’à un certain seuil d’activation lié à une excitation d’amplitude importante ; on passe d’un système de confi ance disposant de règles à la crise violente (au-delà du seuil). Le dernier enfi n défi nit deux espaces l’un clos, disposant de ses propres règles, l’autre l’englobant mais non préoccupé par ce qui se passe dans la zone de « confi nement ». Ces deux domaines caractérisent peu ou prou le cadre du travail que l’auteur souhaite illustrer par deux exemples :

– Le premier relève des accidents du travail qui, dans nombre d’entreprises, font l’objet de l’attention de tous les partenaires. L’accident est reconnu par l’assu-rance sociale et par suite entraîne réparation fi nancière. Ce sont des situations très anormales qui alors font sortir du cadre du travail une crise qui parfois atteint la sphère publique (cf. infra),

– Le second peut être illustré par une maladie professionnelle grave, la silicose, qui a occasionné au siècle précédent un nombre de morts particulièrement impor-tant (de l’ordre de 100 000 morts) sans que la société s’en émeuve réellement…

Elle avait besoin de charbon… Remarquons que « les questions, et les façons d’y répondre, qui apparaissent légitimes dans un contexte historico-culturel donné semblent déplacées ou dépassées dans un contexte différent » (Kuhn, 1962).

Dans ces deux domaines spécifi ques, le cadrage de la construction sociale de la préven-tion des risques professionnels est représenté fi gure 2.1. Cette situapréven-tion est liée en parti-culier à la place privilégiée des relations entre partenaires sociaux dans le processus qui ont défi ni avec l’État des principes de reconnaissance des risques professionnels.

Figure 2.2. Différentes formes de situations.

1.5 La place du scientifi que dans l’émergence

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