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Le cadre traditionnel

Dans le document L’ÉMERGENCE DES RISQUES (au travail) (Page 145-150)

professionnels : vers des limites

1. Des risques émergents à l’émergence des risques

1.1 Le cadre traditionnel

D’un point de vue culturel, il a fallu des siècles pour que le travail, malédiction attachée aux esclaves et aux serfs, les excluant pratiquement de l’espèce humaine pensante, s’élève au rang de valeur morale dans une culture chrétienne, très fortement colorée de protestantisme. Alors, le travail a représenté une valeur, élément de la dignité humaine, transmise de génération en génération, condition de l’affranchissement de l’Homme des forces qui l’asservissaient.

D’un point de vue historique, c’est par le constat d’accidents considérés comme trop nombreux ou d’un excès de maladies dans des ateliers de travail que d’aucuns ont été amenés à réagir. La réaction est consécutive à la possibilité de perception du risque, liée intimement à la statistique, c’est-à-dire pour l’entreprise à l’existence d’une masse critique suffi sante, donc à la concentration industrielle. Tant que l’assurance au sens large ne participe pas à la protection du salarié, c’est sa valeur opérationnelle qui est recherchée. À l’exemple de Ford qui désirait stabiliser la masse mobile des salariés dont beaucoup vendaient leurs bras à la journée, la pérennisation de l’emploi se renforce par la protection des opérateurs et de l’outil de travail. Dans le même temps, la structura-tion ouvrière se (re)crée amenant au syndicalisme salarié. Le caractère syndical repré-sente une forme d’intériorisation dans les individus de certaines valeurs et de normes propres à une société idéale. Sur ces bases, on imagine assez bien la convergence entre employeurs et employés pour atteindre des conditions de travail préservant le salarié sans (trop) perturber l’activité de production. La performance globale de l’entreprise nécessite une main d’œuvre de plus en plus qualifi ée dans une situation de plein emploi.

C’est « l’âge d’or industriel » jusqu’à la fi n des « trente glorieuses ».

Dans le même esprit, et cela reste encore vrai aujourd’hui, l’entreprise « reste un lieu d’identité majeur et souvent cultivé comme tel. Le sentiment d’appartenance est à l’évi-dence pour le personnel un élément de lien social qui reste important, une sphère de reconnaissance de sa valeur potentielle et aussi de garantie de pérennité dans son exis-tence sociale » (Ganiage, 2006). Il y a donc, pour une part importante, accord entre employeur et employé, malgré des évolutions sociologiques dont il sera fait mention plus loin.

Le concept de prévention a été défi ni, comme l’ensemble des méthodes et actions qui permettent d’éviter les atteintes à la santé et à la sécurité de l’Homme au travail en :

– identifi ant et évaluant les risques professionnels potentiels et effectifs, – concevant et réalisant les solutions techniques et organisationnelles,

– modifi ant, à tous les niveaux, les attitudes et les comportements en vue de la réduction et de la maîtrise des risques.

Les salariés sont alors majoritairement dans la production (profi l des années 1950) expliquant ce consensus et, compte tenu des procédés de fabrication, ils expriment des besoins de protection ne nécessitant pas des recherches très approfondies. C’est l’immédiateté de l’action qui est convoquée, conduisant, dans un cadre social accepté, à une prévention à « gros grain », s’appuyant sur le faisable rapidement et le contrôle collectif. « Il y avait comme un cercle vertueux entre les rapports de travail structuré sur un mode collectif, la force des syndicats de masse, l’homogénéité des régulations du

droit du travail et la forme généraliste des interventions de l’État qui permet une gestion collective de la confl ictualité sociale » (Castel, 2003).

Dans un monde du travail à évolution relativement lente, le mariage de la rigueur (connaissance des effets sur l’Homme) et de l’incertain est caractérisé par des éléments statistiques concrets permettant la défi nition de règles s’appuyant sur des éléments mesurables. Ainsi, dans un système à boucle rétroactive, il y a possibilité d’infl uencer le procédé de façon à satisfaire, pour un temps, l’accord social. Il y a, dans ces condi-tions, en fonction de l’acceptabilité du risque, possibilité d’un progrès mesurable. Pour participer à ce progrès, lors de la création de la Sécurité sociale (ordonnances de 1947), l’État confi e aux partenaires sociaux le soin de développer des actions de prévention s’appuyant sur des bases de conseils aux partenaires des entreprises, de formation et d’information. L’INS (Institut national de sécurité) est né. Or, la prévention parti-cipe du mythe, d’une réserve de sens et de valeurs traditionnelles qui ont déterminé un ensemble de pratiques sociales. En prévention, il existe de multiples structures qui régissent et ordonnent la société. « Derrière l’uniformité des dispositions et des conduites ordinaires, elle provoque l’apparition de croyances partagées, elle façonne les espaces sociaux dont les règles et les obligations découlent du système de valeurs qu’elle propose » (Perrot et al., 1992).

Le champ de la prévention a ceci de particulier dans la vie sociale, c’est que son impor-tance ne relève pas strictement que des résultats (diminution du nombre et de la gravité des risques professionnels, …) mais aussi du consensus qu’il permet d’établir au sein de la société au travail toute entière (garantie de confi ance et donc de légitimité).

Dans les années 1950, c’est plutôt à l’ingénieur de conception, de fabrication de prendre la sécurité des opérateurs en considération. Le rôle d’instituts comme l’INS est au fond de diffuser une « propagande moralisatrice » s’appuyant sur de solides connaissances techniques permettant le perfectionnement des acteurs des entreprises par différentes voies : conseils, affi ches, guides, … en jouant de fait un rôle de complément d’interface entre l’entreprise et le corps social au travail.

La prévention évolue alors plutôt « au fi l de l’eau », dans l’attente d’un problème relevé par le monde du travail pour lui apporter des éléments de diminution des effets néfastes observés. L’accélération des procédés de production, d’innovation, … implique d’anti-ciper sur les effets possibles de la production (matérielle ou immatérielle) et conduit à la relation entre prévention « symbolique » et innovation et, par suite, à ajouter en 1968 le R de recherche à l’INS. L’INRS est ainsi né pour apporter des conseils scientifi ques dans des domaines disciplinaires couvrant l’accident et la maladie professionnels. Ces conseils se traduisent naturellement par une meilleure analyse des interactions entre l’Homme et l’« outil » de travail permettant l’amélioration des procédés, soit directe-ment, soit indirectement par le biais de la réglementation.

Dans ce contexte où des relations de cause à effet existent et sont maîtrisées, l’as-surance sociale permet de développer des solidarités entre travailleurs, entreprises et société. Or, l’aspect social est un « fi ltre qui réduit le spectre à ce qui est convenable de faire et de dire » (Slama, 1993). Ce contexte vise la vérité, le juste et le bien, donc, en principe, le socialement correct ; le problème consiste donc de manière forte à cerner ces éléments et à les défi nir (Dagognet, 1998). S’appuyant sur les préventeurs, person-nels des services prévention des Caisses régionales d’assurance maladie, les méde-cins du travail, les comités d’hygiène et de sécurité des entreprises, les remontées sont nombreuses, reliées à la perception des relais en termes d’impact social et de compré-hension des phénomènes. C’est l’époque « heureuse » du conseil monodisciplinaire utile permettant le progrès social, attesté par la diminution très importante du nombre d’accidents du travail (pour ce qui concerne les maladies professionnelles, la situation est sensiblement différente à cause d’une prise en considération plus récente, à cause d’effets retards et d’une connaissance scientifi que lacunaire). Ainsi, dans le champ de la santé, sécurité au travail, l’imaginaire collectif a pu donner de la consistance à une entité aussi abstraite que le concept de prévention.

Ce concept, schéma de confi ance assurée, s’appuie sur le fait que les échanges sociaux et leurs interactions sont établis dans un contexte déterminé, au sein d’un système qui imposera des sanctions en cas de rupture de l’accord, des soutiens spécifi ques en cas de respect de celui-ci. Il s’appuie naturellement sur une forme de savoir. Il est donc à l’ori-gine des communautés de pratiques (langages, routines, signifi cations artefactuelles partagés) s’appuyant sur la connaissance scientifi que.

Plusieurs domaines scientifi ques sont convoqués pour atteindre l’objectif de prévention : sciences de l’ingénieur, sciences de la vie, sciences de l’Homme et de la Société, chimie, … Une des diffi cultés à surmonter est que nous sommes passés, sous l’in-fl uence des travaux scientifi ques et de leur répercussion en sciences humaines, d’un monde régi par une causalité linéaire, où « a » entraîne « b », à une causalité circulaire où « a » entraîne « b » qui entraîne « a ». Les théories de la complexité nous conduisent à entrer dans la perception d’une causalité récursive où « a » et « b » portent chacun l’information de tout (Dherse et Minguet, 1998). On doit donc explorer de plus en plus des systèmes non-monologiques, ceux qui disposaient d’une seule cause identifi able, entraînant des effets clairs et prévisibles.

Cependant, Kosciusko-Morizet (2006) rappelle : « Mais la science est incertaine d’elle-même, en précipitation pour tout défi nir, mettre en théorème, éloignant ses limites, enfouissant son savoir, écartée des certitudes durables et désormais si complexe, isolée dans ses langages, presque précaire… Un savoir qui se fragmente, qui se fait provisoire, qui provoque une émiettement de la représentation du monde ». Ainsi, la science progresse dans des champs nouveaux, sans lien avec le public ; le chercheur

universitaire fi nancé par l’État a perdu, pour une large part, son lien avec la population qui, par ses impôts, le paie. De plus, la spécifi cité de ses actions, son recrutement, sa carrière, excluent un retour vers la société sans traducteurs / intégrateurs.

En paraphrasant Perrot et al. (1992), on peut dire que l’acception moderne de la préven-tion oscille du calcul utilitaire au don généreux, de la recherche de l’intérêt à l’exigence de désintéressement. Il y a possibilité de confusion entre les exigences du cœur et celles de la raison, sans que l’on soit en mesure de découvrir lesquelles portent le masque des autres, ce qui permet probablement d’occulter les stratégies divergentes à l’intérieur du champ de la prévention des risques professionnels.

Pour ce faire, certains présupposent l’égalité effective des « partenaires » engagés dans la prévention, l’unité est alors affi rmée car tous sont et doivent être inclus dans l’action.

Ce consensus visant à diminuer les effets néfastes du travail sur les salariés est souhai-table et naturellement souhaité, puisque cette réalité critique peut être transformée par la dynamique des actions de prévention. Il ne peut donc y avoir de réel confl it puisqu’il doit y avoir appropriation pacifi que, humanisée en vue du développement de programmes communs entre tous les partenaires.

Engagée dans la nécessaire recherche de performance, l’entreprise doit disposer de la dynamique d’évolution indispensable dans un monde où compétition, nouveaux marchés, nouveaux produits sont les mots clés. C’est bien ce que traduisent les 6et 7 programmes cadres de recherche et de développement de l’Union européenne. La position de l’entreprise apparaît donc comme la seule possible d’autant qu’elle se présente comme le seul recours à l’amélioration du pouvoir d’achat, au développe-ment de l’emploi et de la qualité de vie au travail… Il n’est alors pas inenvisageable de penser que l’économie impose à la fois la transformation de la richesse sociale et de la nature. La prévention pourrait être alors considérée comme un des processus nécessaires d’adaptation du monde du travail à une réalité en forte évolution. Il y a donc lieu d’agir dans un cadre particulier, dans un monde en très profonde mutation en proposant des programmes nouveaux qui ne pourront être socialement acceptables que par raccordement à la culture fondatrice garante de leurs légitimités. Pour ce faire, il est sans doute nécessaire que la prévention développe son caractère humaniste et universel permettant de relever les défi s liés à l’évolution de la société (et du monde du travail).

Dans ce cadre, il doit y avoir renforcement du mythe en s’appuyant sur des résultats positifs et donc de la croyance en la légitimité des acteurs. Dans ces conditions, en rappelant que « l’Homme n’a pas été conçu, contrairement aux composants techniques, pour réaliser les tâches qui lui sont assignées. Ainsi, du point de vue de leur réalisation, l’opérateur ne peut être envisagé comme optimal dans cet objectif » (Bieder, 2006), il est naturel d’élargir le cadre de la prévention technique pour envisager des aspects plus

reliés à l’acte de travail, voire sa représentation dans une meilleure intégration de la prévention dans le dispositif de travail.

Dans le document L’ÉMERGENCE DES RISQUES (au travail) (Page 145-150)