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que de l’écriture ? Est-il toujours possible de distinguer les actes d’écrire et de dessiner ? En effet, dans l’optique d’utiliser une matière grasse, j’aurais tout aussi bien pu dessiner mes caractères avec de la peinture à l’huile. Néanmoins, il me semble que mon choix se soit porté vers le pastel, car la forme de cet outil est semblable à celle d’un crayon, donc d’un outil d’écriture. Spontanément, il semble qu’écrire vise la production de lettres, et dessiner la production d’images. Mais, comme le note André Leroi-Gourhan, où se positionnent alors les systèmes d’écriture reposant sur des idéogrammes ? Si le système chinois a « recours au plus vieux système d’expression graphique, juxtaposition de symboles qui créent non pas des phrases mais

des groupes d’images significatives445 », il qualifie tout de même

ce système d’écriture. Nous ne pouvons donc pas nous arrêter à la différence entre lettres et images pour distinguer l’écriture et le dessin. D’ailleurs, l’écriture étant définie comme la « représentation

graphique d’une langue446 », aucune précision n’indique que cette

représentation est basée sur des lettres. Dans sa Brève histoire des lignes, Tim Ingold institue justement le traçage d’une ligne, comme caractéristique commune au dessin et à l’écriture : « Nous dessinons

des lignes, et nous en écrivons aussi447 ». Un peu plus loin, il affirme

que « la main qui écrit ne s’arrête pas de dessiner448 ». L’écriture et

le dessin ne seraient donc pas distincts, car écrire serait une manière de dessiner. Cela semble en accord avec ce que propose Glyn White : si, du point de vue de la fonction, l’écriture est une extension de la

parole, d’un point de vue technique, c’est une extension du dessin449.

De plus, Tim Ingold compare la continuité de l’écriture dans le

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442 André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, volume 2, op.cit., p.260

443 Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, op.cit., p.5-6

444 Henri Focillon, La vie des formes, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p.23

être une transcription visuelle du langage oral, par l’action de la main. Dans Le Geste et la Parole, André Leroi-Gourhan note d’ailleurs « le caractère inséparable de l’activité motrice (dont la main est

l’agent le plus parfait) et de l’activité verbale442 ». Ainsi, le raison-

nement langagier est transcrit par les opérations techniques de la main. De plus, nous avons vu que l’écriture est une représentation

graphique de l’oralité, et qu’elle « donne à voir les sons de la langue443 ».

Nous avons également analysé le fait qu’elle soit la matérialisation d’une pensée, l’apparence physique que prend le codage du langage, donnée à voir au lecteur afin qu’il décode un message. Dans son étude de La vie des formes, Henri Focillon déclare qu’elles

« ne sont certes pas suspendues dans une zone abstraite, au-dessus de la terre, au-dessus de l’homme. Elles se mêlent à la vie, d’où elles viennent, traduisant dans

l’espace certains mouvements de l’esprit444 ».

De fait, cette traduction de la pensée en forme sous-entend la participation de plusieurs éléments : l’outil, la matière, le support, mais surtout la main.

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Ainsi, j’ai remarqué que ces deux caractéristiques de ma typographie, visuelle et manuelle, sont intrinsèquement liées par la question du geste. Voyons comment.

Tout d’abord, si je tente de conférer une dimension visuelle à mes caractères, c’est pour revendiquer un certain statut d’image du texte. Mais, la production de visuel n’est-elle pas plus de l’ordre du dessin

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445 André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, volume 1, op.cit., p.289

446 Définition du mot « écriture » sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,

[en ligne], disponible sur <http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9criture>

447 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles, Édition

Zones Sensibles, 2013, p.157

448 Ibidem, p.163

449 “Functionally, it is true that writing may become and extension speech; but technically it is not. From

a technical point of view writing is an extension of drawing, or more generally of graphic art” Glyn White, Reading the graphic surface, the presence of the book in prose fiction, op.cit., p.40

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de mes caractères correspond, selon moi, à la définition de la ligne active, car le chemin effectué par ma main pour retracer les carac- tères demeure quelque peu aléatoire, bien qu’il tente d’être guidé par les formes du Garamond.

Si Tim Ingold fait référence à l’œil du lecteur, c’est qu’il y a perception du mouvement du corps de celui qui a écrit/dessiné, par celui qui observe la trace. Ici entre donc en jeu le rôle de la vue. Mais, avant la réception, ne faut-il pas considérer la perception visuelle comme véhicule du mouvement lui-même ? Henri Focillon établit une étroite relation entre la vue et le geste du corps qui écrit ou dessine : « L’œil qui a suivi la forme des choses et supputé leur

densité relative faisait le même geste que la main455 ». De plus, André

Leroi-Gourhan soutient que « la vision entretient la place prédomi-

nante dans les couples face-lecture et main-graphie456 » : elle serait

donc le point commun entre l’activité réceptrice de la lecture, et celle productrice de l’écriture. Cette réflexion sur la différence entre écriture et dessin m’a insufflée une idée : si j’écrivais un texte entier avec le pastel gras, serais-je dans la même position que lorsque je dessine mes caractères ? Serais-je en train d’écrire un texte, ou de dessiner une succession de caractères dans l’espace de la page ? Bien que je n’aie pas encore réalisé l’expérience, ce facteur de la vue semble orienter ma réponse. En effet, écrire avec ces caractères ne m’est pas naturel, contrairement à mon écriture manuscrite. De fait, je pense que mon écriture se référera visuellement aux caractères que j’ai précédemment dessinés, afin d’y correspondre, presque dans une

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450 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, op.cit., p.163

451 Ibidem, p.157

452 Ibidem, p.62

453 Paul Klee, Cours du Bauhaus, traduit par Claude Riehl, Paris, Hazan, 2004, p.36

454 Ibidem

dessin, aux gestes que nous effectuons au cours d’un repas : bien que nos mains tiennent les couverts, elles effectuent parfois des gestes qui accompagnent la conversation. « De même que la main qui manie la fourchette passe sans interruption à un langage de signes, la main

qui dessine passe sans interruption à la main qui écrit450 ».

Nous comprenons alors que la rupture ou la linéarité du dessin et de l’écriture reposent sur les gestes qu’effectuent la main : « Dans les

deux cas, la ligne est la trace d’un geste manuel451 ». En effet, le

mouvement du geste de la main semble intrinsèque à la définition de la trace, selon Tim Ingold : « Nous définirons la trace comme la marque durable laissée dans ou sur une surface solide par un

mouvement continu452 ». Nous pouvons même qualifier cette trace du

dessin et de l’écriture, d’additive, car la matière déposée par l’outil constitue une couche supplémentaire sur le support. Le mouvement est donc intrinsèque à la définition de la trace, et ce mouvement est continu : c’est dans la continuité d’ordre et de direction des traits que se forme la lettre. Peut-être pouvons-nous convoquer ici la distinction que Paul Klee effectue entre la ligne active et la ligne pressée. La ligne pressée ressemble plus « à un déplacement pour

affaires qu’à une promenade453 », dans le sens où elle relie des points

déterminés à l’avance, alors que la ligne active « se promène libre-

ment et sans entrave454 ». Selon Tim Ingold, ce dernier type de

ligne permet à l’œil du lecteur de parcourir le chemin que la main qui l’a dessinée a effectué : c’est la temporalité des mouvements de la main qu’il est possible de reconstituer par le lecteur. Le traçage

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455 Henri Focillon, Éloge de la main, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p.116

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457 Tim Ingold, Marcher avec les dragons, op.cit., p.327

458 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, op.cit., p.176

démarche d’imitation. Il semble alors que cette position est plus de l’ordre du dessin, en tant que simultanéité de la vision et du tracé. Tim Ingold déclare d’ailleurs que :

« C’est parce que la peinture et le dessin impliquent tous deux une association directe entre le mouvement de la perception visuelle de l’artiste, à mesure qu’il suit les formes et les contours du paysage, et le geste de la main qui tient le pinceau ou le crayon, à mesure qu’il laisse une trace sur la surface. L’artiste se trouve impli- qué dans le monde par l’association de la perception, et de l’action, même lorsqu’il révèle celui-ci par des gestes

descriptifs et par les traces qu’ils produisent457 ».

Au sein de mon projet, il me semble alors que cette dimension manuscrite de mon caractère est si importante, parce qu’elle permet de rendre compte de mes gestes dans le tracé de cette lettre. Sou- haitant traiter la page plus comme une image que comme un texte, la référence à l’écriture chinoise, basée sur les idéogrammes, me semble alors pertinente, en tant que

« le caractère trouve toute sa cohérence à travers le mou- vement qui le trace. Si le mouvement s’arrête, le caractère se désintègre. Dans les sociétés occidentales, au contraire, le mouvement est associé à un “ bruit ” qui parasite la

perception qu’on se fait de la forme de la lettre458 ».

Se révèle alors la notion sous-jacente, qui guidait ma recherche sans que je m’en aperçoive : celle du bruit. Nous avons vu que le bruit, dans le modèle commun de la communication, est une donnée négative, qui vient parasiter la transmission du message. Mes lettres seraient alors un obstacle à la lecture, en mettant à mal la lisibilité, donc la transmission du texte. En effet, la spontanéité et le dynamisme

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459 Tim Ingold, Marcher avec les dragons, op.cit., p.193, se référant à Henri Lefebvre, La production

de l’espace, Paris, Anthropos, 1974

460 Georges Pérec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 2000, p.24

affirmés de mes caractères mettent en difficulté l’acte de lire. Mais c’est ce que nous tentons de vérifier à l’échelle du texte : jusqu’où cette difficulté est-elle embarrassante pour le lecteur.

La trace laissée serait donc le témoin d’une activité humaine qui a été, d’un corps qui est entré en relation avec un outil, une matière, un support. D’ailleurs,

« Lefebvre observe une certaine similitude entre la manière dont les mots sont inscrits sur une page écrite, et la manière dont les mouvements et les rythmes de l’activité humaine et non humaine s’inscrivent dans l’es-

pace vécu459 ».

Georges Pérec souligne au passage que :

« Il y a peu d’évènements qui ne laissent au moins une trace écrite. Presque tout, à un moment ou à un autre, passe par une feuille de papier, une page de carnet, un feuillet d’agenda ou n’importe quel autre support de fortune (un ticket de métro, une marge de journal, un paquet de cigarettes, le dos d’une enveloppe, etc.) sur lequel vient s’inscrire, à une vitesse variable et selon des techniques différentes selon le lieu, l’heure, ou l’humeur, l’un ou l’autre des divers éléments qui composent l’ordi-

naire de la vie460 ».