• Aucun résultat trouvé

Ce n’est que rétrospectivement que l’on peut prendre la mesure d’un chemin parcouru. Ce mémoire a permis de construire une unité à partir de mes cinq années d’étude, rassemblant des objets vus, touchés, expérimentés, des articles et des livres lus, des projets créatifs, des réflexions et analyses, des intuitions et sensations… La mise en commun de tous les savoirs et savoir-faire acquis m’a permis de rassembler des réflexions qui, jusqu’alors, étaient éparses, dissémi- nées dans le temps et dans l’espace. À partir d’une multitude de contextes d’études, d’incitations à la réflexion, de commandes créatives, d’expériences personnelles, il est apparu que certains questionnements se faisaient écho. C’est à travers cet écrit qu’ils ont trouvé une certaine harmonie, qu’ils ont fait sens les uns avec les autres.

Ainsi, notre chemin commence avec deux affinités particulières, pour les livres et le graphisme. De cet attrait est né un intérêt pour les objets d’éditions, qui a orienté nos choix de lectures personnelles et d’expositions. Ainsi, l’écriture de deux articles nous a permis d’étudier les enjeux de l’exposition du design gra- phique et la présence des livres dans ce contexte, afin d’analyser et de mettre des mots sur les sensations empiriques que nous avions pu éprouver. Lors d’une incitation d’étude de cas de projets de design critique, c’est tout naturellement que nous nous sommes tournés vers des livres que nous pressentions comme en marge des normes communes. Intitulé « Des livres non-standards aux nouvelles pratiques du livre », cette réflexion nous a permis d’analyser en quoi ces livres étaient formellement surprenants et déviaient des standards de l’édition, tout en amorçant les effets de ces objets sur leurs récepteurs. Cet article porte donc en

251

germe le sujet de recherche ici traité. Afin de constituer un sujet d’étude, la première étape a été de réussir à dégager des critères communs aux divers objets que j’avais étudiés, d’en donner une forme de définition, et de les nom- mer : les livres de graphistes. Puis, l’objet de notre étude étant un peu mieux défini, nous nous sommes demandé en quoi ces remises en causes formelles du livre posaient question. De fait, il est apparu que, s’ils avaient un effet différent d’autres livres sur le récepteur, peut-être fallait-il se poser la question de la fonc- tion de ces objets. Si le designer pense conjointement la forme et la fonction, un renouveau formel remet-il en question la fonction de l’objet ? Cette question de recherche rassemble plusieurs questionnements.

Les livres, qui constituaient le corpus de référence, avaient-ils la même fonction qu’un livre ordinaire ? Nous avons souligné un paradoxe que portent ces objets : les analyses formelles ont révélé que le texte était traité comme une matière et la typographie composée comme une image. De fait, les livres de graphistes ne proposent-ils pas un texte destiné à être vu, alors qu’il vise normalement à être lu ? Nous avons tenté de traiter au mieux cette dichotomie entre le lisible et le visible. Cette partie s’est notamment appuyée sur un article qui mettait en regard les différentes opinions regroupées par Helen Armstrong dans Le graphisme en textes, lectures indispensables. Si ces textes étaient destinés à être vus et non lus, ils ne répondaient plus à la fonction initiale d’un livre, et étaient peut-être objets de contemplation.

Mais la posture contemplative n’est-elle pas celle dans laquelle nous sommes face à des œuvres d’art ? Est-il donc possible de considérer les livres de graphistes comme relevant de l’art, plutôt que du design ? De fait, la distinction majeure entre ces deux champs est bien la question de la fonction : les objets de design sont conçus dans une visée utilitaire, alors que les objets d’art non. Ainsi, si les

252 livres de graphistes étaient des objets d’art, ils n’auraient pas de fonction. Par ailleurs, dans notre premier article sur les livres « non-standards », nous avions inclus certains livres d’artistes, ce qui fut pour nous l’occasion d’approfondir nos connaissances sur ces objets. Et, si les livres de graphistes devenaient des objets d’art, tout comme les livres d’artistes, ne s’agirait-il pas en fait d’une seule et même catégorie ? Était-il donc possible de les distinguer ? Mais, si nous avions défini des livres de graphistes avec des caractéristiques propres, c’est bien que nous avions spontanément considéré qu’ils n’étaient pas du même ordre que les livres d’artistes. L’enjeu a été d’analyser pourquoi. Il est apparu alors que les livres de graphistes ne relevaient pas pleinement d’une démarche artistique, puisqu’ils naissaient à partir du texte d’un auteur, d’une œuvre d’écri- ture. Si les livres de graphistes ne peuvent être considérés comme des objets d’art, ils ont donc bel et bien une fonction. Mais laquelle ?

Jusqu’alors, le livre de graphiste était défini par la négation : ni livre ordinaire, ni œuvre d’art, qu’était-il vraiment ? C’est en analysant plus finement les effets de ces objets sur leur récepteur, que nous avons trouvé une réponse. Il semble que ces objets, par leurs formes singulières, suscitent la surprise et intriguent le lecteur, attirent l’attention. De plus, le texte n’étant généralement pas composé comme il en a l’habitude, le lecteur doit faire un effort supplémentaire pour y accéder, prendre le temps, se concentrer. Nous avons vu que cette suspension du temps, est en fait caractéristique de l’expérience esthétique. De fait, nous en avons déduit que les livres de graphistes ont une fonction esthétique : ils visent à faire prendre conscience de l’acte de lecture, en recentrant l’attention sur l’objet entre les mains du lecteur.

253

De plus, les choix formels effectués qui entraînent cet effet de conscientisation relèvent bien d’une personne : le graphiste. Si nous avons qualifiés nos objets d’étude de livres de graphistes¸ c’est bel et bien que ces objets sont intrinsèque- ment définis par le statut de graphiste de leur concepteur. Le livre de graphiste vise donc à revendiquer son action dans la conception, et son anticipation des effets de ses choix conscients. Cette revendication serait d’autant plus néces- saire que, comme nous avons pu le constater lors d’un stage dans une maison d’édition, le graphiste n’est pas forcément impliqué dans la conception du livre. Par son action et ses choix, il apparaît donc que le graphiste porte une réflexion consciente sur le médium qu’est le livre. De fait, il produit un véritable discours critique sur cet objet. Ne peut-il pas alors prétendre à un statut d’auteur ? Nous retrouvons ici un article écrit bien en amont, sur cette revendication : « Le graphiste, c’est moi ». Parce qu’ils dépassent la réponse à une commande, et qu’ils produisent un supplément de sens, les graphistes, y compris dans le cadre du livre, pourraient prétendre à un statut d’auteur. Il y aurait donc co-signature d’un livre : auteur du texte, et auteur de l’objet.

Mais, comme nous l’avons dit, la fonction que nous attachons au livre de gra- phiste, découle des effets que produisent ces objets sur le récepteur. Néanmoins, l’analyse de ces effets repose sur les expériences personnelles que nous avons eu avec ces objets. Nous avons donc émis l’hypothèse qu’ils étaient générale- ment reçus par tous, de la même façon que nous. Cependant, il est indéniable que les effets que ces objets ont sur nous, sont guidés par notre affinité, donc par l’attention particulière que nous portons au graphisme d’un livre, ainsi qu’à nos connaissances dans ce domaine. Peut-être faudrait-il vérifier que les livres de graphistes sont effectivement reçus par les lecteurs d’une manière différente

Pour faire un premier pooint

255

Par ailleurs, le recul nous permet de constater également que, si nos réfle- xions incluent l’ensemble des caractéristiques du livre (forme, format, papier, reliure etc.), notre projet créatif s’attache en particulier à la typographie. Plus que la facture du livre, n’est-ce pas finalement le texte qui fait image, qui oriente nos réflexions ? Si nous avions écarté de notre objet d’étude les livres sous forme numérique, afin de se concentrer sur la matérialité de l’objet, peut-être que cette nouvelle piste leur restituerait une place légitime. De plus, elle élargirait notre réflexion, centrée sur le livre, à d’autres objets graphiques. Parce que nous ne lisons pas que des livres, mais une infinie variété d’objets, et que nous sommes confrontés au texte sur de multiples supports. De belles matières à penser en perspective.

254 des autres livres, et que leur singularité est perçue et remarquée. C’est ici

qu’intervient notre projet. Et, une fois de plus, il se trouve, qu’intentionnellement ou non, nos plusieurs années d’étude ont convergé.

Il nous est apparu que le meilleur moyen de mesurer la réception d’un livre de graphiste, était de la comparer à celle d’un livre standard, par une enquête. Il s’agit alors de proposer une mise en livre différente, d’un texte que nous avons déjà, un livre témoin. Il se trouve que c’est un exercice que nous avions déjà réalisé. En effet, nous avions été incités, en classe préparatoire, à propo- ser une réédition de Justine ou les malheurs de la vertu du Marquis de Sade. Ce projet nous avait permis d’acquérir les connaissances techniques de l’archi- tecture du livre, ainsi que la technique de reliure en dos carré-collé. Le prototype présentait principalement la couvrure et quelques pages composées. Ces tech- niques vont s’être avérées utiles lors de la conception des livres, pour le projet qui nous occupe. Mais cette fois-ci, notre projet s’est attaché au texte et à la création d’une typographie (second exercice auquel nous nous étions déjà confrontés en classe préparatoire). Nous avons vu que cette typographie prend sa source dans un projet déjà mené, de réinterprétation du Garamond. C’est la première fois que nous avons véritablement repris un projet pour le prolonger. En effet, la réflexion qui avait conduit à la création d’un nouveau caractère est restée similaire, puisque nous explorions déjà le texte traité comme une image, à travers cette composition de la phrase de David Carson : « Les mots sont des images eux-mêmes ». Ce questionnement était donc déjà présent en puissance. Mais si ce projet se limitait au dessin de quelques caractères, nous avons ici réalisé techniquement l’ensemble de la typographie, en créant une fonte utilisable. La réflexion du projet autour de la réception d’un livre s’est peu à peu déplacée vers les moyens employés pour la création de caractères.

Pour faire un premier pooint

259

258 Demande du projet de typographie

en troisième année de Licence Design, Arts, et Médias (2016)

Annexe 1

Planches d’analyse du Garamond (2016)

261 260

Annexe 2

Note d’intention du projet (2016)

263

262 Proposition d’une composition au format A2

à partir des caractères créés (2016)

Annexe 4

Caractères créés en deuxième année de Classe Préparatoire, accompagnant un projet personnel autour d’Alice

au Pays des Merveilles (2015)

265

264 Retranscription de l’entretien téléphonique avec Philippe Lemarchand.

Philippe Lemarchand est éditeur à Atlande. Sa maison d’édition est notamment réputée pour ses livres de la collection « Clefs-concours », aidant les étudiants à la préparation des

concours. C’est au sein de cette maison d’édition que nous avions effectué un stage en première année de Master (2017-2018) en tant que graphiste-maquettiste.

Quelles caractéristiques du livre relèvent-elles du design graphique ? Pour chacune, qui effectue les choix ?

Pour moi dans la maquette de départ c’est évident qu’il y a une part de design graphique. Mais ce n’est pas que du design graphique, c’est du design tout court. C’est-à-dire que le graphiste travaille avec le fabriquant (la personne chargée de la fabrication chez l’éditeur) pour définir ensemble le papier, le format, l’épaisseur du bouquin.

Tout ça, le fabriquant le décide et il travaille en lien avec le designer

pour voir quel message graphique ira avec, pour définir les caractéris- tiques de la maquette.

Là où c’est sûr que le graphiste intervient, c’est dans l’ensemble couverture/ quatrième de couverture/ tranche. Et là c’est comme dans

la publicité : le graphiste fait des propositions, et c’est l’éditeur qui

choisit ou qui demande de les modifier. Le graphiste travaille aussi avec l’iconographe pour chercher les images. On peut aussi solliciter l’auteur pour lui demander son avis voire demander l’avis d’un repré- sentant [commercial].

En tous cas je dirais que c’est un travail collectif, qui dépend des maisons, mais dans tous les cas c’est l’éditeur qui tranche pour tout.

Concernant les auteurs, ont-ils parfois des exigences spécifiques en termes de mise en page de leur texte ?

Ils peuvent avoir toutes les exigences qu’ils veulent, mais le contrat veut que ce n’est pas eux qui décident de ce genre de choses.

Mais s’ils en ont, essayez-vous de les respecter ?

Pas le moins du monde : chacun son métier. Les seuls cas où on essaie

de le respecter c’est quand l’auteur finance le livre. Et encore…

Annexe 6

Pour en revenir au design graphique, selon quels critères la typographie est-elle choisie ? Est-ce qu’elle doit être lisible, originale, esthétiquement agréable… ?

On a un code typographique et une charte graphique spécifiques à chaque collection. Les critères sont variables selon les collections.

Par exemple pour un « Clefs-concours », c’est la facilité d’apprentissage

qui va primer, donc la typographie [Times New Roman] est lisible et

austère, sans fioritures, pour donner une idée de sérieux. Pour « Villes

en VO », c’est l’inverse : c’est le caractère esthétique qui va primer

parce qu’on essaie de faire un beau livre, agréable, un bel objet. [La typographie utilisée est le Baskerville]. Pour Mai 68 [Les mots de mai] c’est l’originalité. Et pour les beaux livres, on écrit dans l’ourse quelle typographie a été utilisée.

Pour un « Clefs-concours », une typographie originale c’est l’inverse du

message qu’on veut donner. Ça fait partie de la cohérence d’un message qu’on veut donner pour chaque collection. On la détermine au moment de la création de la collection puis les maquettes sont réutilisées.

Du coup, la maquette de chaque livre n’est déterminée qu’en fonction de la collection, jamais en fonction du texte de l’auteur ou du sujet du livre ?

Non c’est exclusivement en fonction de la collection, la maquette est immuable. Mais pour les illustrations et la couverture, c’est en fonction

des sujets. C’est très important d’identifier les collections ! C’est-à-dire

qu’on doit pouvoir ouvrir un bouquin au pif et savoir qu’il vient de chez nous. C’est un moment déterminant la création de la collection.

Mais on peut changer des choses aussi ! Par exemple, pour les

bouquins de classe prépa, on est passés d’un petit format à un grand, on a mis des illustrations. On s’est demandé ce qu’on pouvait faire pour améliorer les choses et on a changé. On ne change pas des formules qui marchent, mais quand il a des éléments qui flanchent, qu’on voit qu’on perd en compétitivité, on pense à changer la maquette. Par exemple pour les classes prépa on n’a pas changé ceux de khâgnes parce qu’ils marchent super bien, mais ceux de HEC sur lesquels on n’était pas leaders.

267 266 C’est donc déterminé par un critère commercial…

C’est toujours une question d’argent, les choses ne peuvent pas continuer si elles ne sont pas rentables. L’idée c’est pas de se faire beaucoup d’argent, mais sans argent on ne peut pas tourner.

Mais c’est pas plus mal ! S’il n’y avait pas le marché, on ferait n’importe quoi. Ça donne un cadre et une justification sociale : quel est l’intérêt de faire des bouquins qui n’intéressent pas les gens ?

Est-ce que vous pensez que le design graphique doit-il attirer l’attention du lecteur ? Ou ne pas être remarqué ?

Ça dépend du livre. Pour Les mots de mai, le bouquin est fait pour attirer l’attention du lecteur. Mais pour un « Clefs-concours », surtout pas ! Ça doit être au service du contenu et de la lecture. C’est comme les fondations d’une maison : ça doit être là mais ça ne doit pas se remarquer. Mais attention, la structure existe vraiment, la maquette est contraignante, précise. Mais ça ne doit pas se voir, on ne doit pas montrer la complexité.

Est-ce que vous pensez que les choix graphiques permettent au lecteur de mieux retenir les informations (notamment pour les clés concours) ?

Je l’espère. Disons que je ne connais pas d’études scientifiques sur le sujet. Je sais qu’il y a des choses qui ont été faites en matière de sémiologie graphique sur les associations texte/ couleur (notamment pour les livres pour enfants). Je pense qu’il y a des cas où ça joue. Pour nous, oui, c’est des choses de bon sens, simples : la façon dont on agence les paragraphes et les phrases doivent faciliter une lecture rapide. On fait attention à ce qu’il n’y ait pas d’articles en bout de lignes, des phrases coupées, ce genre de choses.

Par lecture rapide, vous voulez dire une lecture où on ne retient que l’essentiel mais sans s’arrêter sur les détails ?

C’est-à-dire qu’on lit tout, mais pas en analysant chaque phrase. Ça va au-delà de la fluidité de la lecture. Ça veut dire qu’en mode lecture

Annexe 6

rapide, pour un œil aiguisé qui a l’habitude de lire beaucoup de choses, de voir se dégager l’essentiel rapidement, et pas forcément avec des mots en gras. C’est deux niveaux de lecture différentes, on ne va pas retenir les informations. Par exemple, moi je lis tous les matin le journal de A à Z, mais sur soixante articles, j’en lis vraiment dans le détail que trois ou quatre.

Et diriez- vous que le design graphique est un critère qui influe sur l’acte d’achat d’un livre ?

Oui totalement ! D’une part, la couverture c’est 50% de l’acte d’achat. Quand vous avez quelqu’un qui se balade dans une librairie, le fait que la couverture attire ou pas est le critère principal. La couverture doit forcément se remarquer, elle peut se remarquer aussi par la sobriété, l’habitude d’avoir toujours la même couverture, par exemple les « Que sais-je » sont vite identifiés, ou parce qu’on retrouve quelque chose qu’on connait, la tronche de quelqu’un de connu, ou une image choc, qui frappe. Elle doit se remarquer dans la forêt d’arbres qu’il y a sur les tables de libraires.

C’est dans le cas où nous voyons la couverture. Mais dans les librairies, beaucoup de livres sont sur les étagères et on n’en voit que la tranche…

Soigner une tranche pour être vu ne suffit pas, quand on en est à la tranche, c’est qu’il y a une recherche précise.

Justement pour les « Clefs-concours », on est plus dans le cadre d’un achat pour le besoin que pour le plaisir. Du coup, est-ce qu’on peut se permettre de porter moins