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De mêmes mouvements, opérés en sens inverses

Ainsi, nous avons remarqué que les livres de graphistes possèdent des caracté- ristiques proches des livres d’artistes. Appartenant tous deux à des marchés alternatifs, ils peuvent s’apparenter à des objets de luxe, de bibliophiles. À l’opposé de la logique du livre de poche, dont la raison d’être est sa démo- cratisation, leur accès est restreint et difficile, peut-être réservé qu’à un public d’initiés.

Nous souhaitons à présent démontrer que, si ces deux catégories de livres marquent des ruptures avec les livres standards, c’est selon des mouvements opposés. En effet, nous pouvons observer un double renversement qui s’effectue en parallèle : si le livre de graphiste tend à acquérir les qualités d’une œuvre d’art, le livre d’artiste revendique son statut d’objet usuel et industriel. Leszek Brogowski, spécialiste du livre d’artiste, déclare clairement le paradoxe inhé- rent au livre d’artiste :

« Le livre d’artiste est un livre qui ne cherche pas à être autre chose qu’un livre, tel que le livre est pour nous, c’est-à-dire un objet d’usage de fabrication industrielle ou semi-industrielle, financièrement accessible à la librairie, librement à la biblio- thèque, dont le tirage est en principe illimité. […] Mais le livre d’artiste est aussi pleinement art en tant que production singulière,

porteuse de ses idées198 ».

C’est cette ambivalence de l’objet qui est digne d’intérêt : s’il est une œuvre d’art, il marque une rupture en cherchant à s’inscrire dans la culture populaire du livre, et c’est ce qui fonde son intérêt. Il s’agit de faire sortir l’art de son cadre attitré, en explorant d’éventuels contextes dans lesquels il pourrait s’épa-

nouir. C’est donc dans une démarche de démocratisation de l’art que s’inscrit

le livre d’artiste :

Toujours des livres ?

Des livres d’artistes ?

De mêmes mouvements,

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199 Ibidem, p.60-61

200 Jérôme Dupeyrat, Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques

d’exposition alternatives, Thèse de doctorat en Art et histoire de l’art, Rennes, Université Rennes 2, 2012, p.469

201 Ulises Carrión, Quant aux livres, traduit par Thierry Dubois, Genève, Éditions Héros-Limite, 2008,

p.83

« L’art n’aurait plus tant besoin de lieux lui étant spécifiquement dédiés, car un livre d’artiste peut se lire partout et par tout temps ; l’art aurait sa place partout et par tout temps, dès lors que le livre d’artiste initie à cette expérience où l’art est entièrement livre et le

livre entièrement art199 ».

Ainsi, c’est par le caractère ordinaire, usuel, quotidien, de cet objet, que le livre

permettrait à l’art d’être accessible au plus grand nombre, et d’être diffusé selon un autre circuit que celui des musées et galeries. Jérôme Dupeyrat, dont la thèse porte sur cette ambiguïté du livre d’artiste, analyse clairement :

« Ce paradoxe caractérise d’ailleurs nombre de démarches artis - tiques qui ont été revendiquées comme un moyen de mêler l’art à la vie par un effet de dé-spécialisation (happening, etc.). En adop- tant des techniques de production, des supports, des formes et des modalités de réception qui pourraient aussi caractériser des objets ou des expériences appartenant à la vie quotidienne, les artistes souhaitaient faire de l’œuvre d’art une chose “ordinaire”, et rendre l’expérience esthétique la plus commune possible. […] Mais cette stratégie expose également les œuvres au risque d’une non- reconnaissance de leur identité d’art, ou peut les positionner en marge de la société, au lieu de les rendre communes, si elles sont

perçues comme non-conformes aux normes et aux mentalités200 ».

Comme toute rupture ne va pas sans controverse, la position du livre d’artiste

est alors délicate et risque de perdre sa reconnaissance en tant qu’œuvre d’art,

« en grande partie parce que les livres sont des objets auxquels tout le monde a eu affaire, à la maison, à l’école, à l’église, dans les cabines téléphoniques

ou aux toilettes201 ». Nous comprenons que la trivialité de cet objet peine à le

maintenir dans la sphère traditionnelle de l’Art. Mais l’art contemporain nous démontre bien que ce n’est pas la noblesse des moyens qui fait œuvre. Néan-

moins, les livres d’artistes ne semblent pas non plus trouver leur place, comme

ils le souhaiteraient, dans des lieux généralement dédiés aux livres :

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202 Leszek Brogowski, Éditer l’art : le livre d’artiste et l’histoire du livre, op.cit., 2010, p.289

203 Ulises Carrión, Quant aux livres, op.cit., p.99

« S’il n’est pas facile d’assurer ces conditions, pourtant habituelles pour la grande majorité d’autres livres […], c’est parce que la conception de l’œuvre d’art qui domine dans nos sociétés repose sur des catégories difficilement compatibles avec les usages réser- vés aux livres, notamment en bibliothèques. Rareté, luxe, fragilité, prix élevés, voire outranciers, les caractéristiques des œuvres considérées comme des objets fétiches (sacrés, intouchables,

inestimables)202 ».

Pas assez noble pour être une œuvre d’art mais trop pour être un livre : tel est le paradoxe du livre d’artiste.

Quant au livre de graphiste, également à mi-chemin entre art et objet du quoti- dien, nous opérons la difficulté de reconnaissance inverse : s’il acquiert des qualités d’œuvre d’art, il peine à s’ancrer pleinement en tant que produit de consommation. Ces deux objets entrent en rupture avec la séparation tradition-

nelle de l’art et de la vie. Ils se situent tous deux dans une zone « entre », entre

art et quotidienneté, mais chacun selon un mouvement inverse : livre d’artiste en marge de l’art, vers la banalité ; livre de graphiste en marge de la banalité, vers l’art. Notre définition du livre de graphiste s’approche de ce qu’Ulises Carrión qualifie de bookwork (qu’il distingue des artists’books) :

« Si un livre d’artiste doit ressembler à un livre ordinaire pour accéder au statut suprême de bookwork, comment distinguer les bookworks des livres ordinaires ? Eh bien, les bookworks n’ont que l’air ordinaires. Ils ne le sont pas. Leur but est de créer un rythme visuel

particulier, des conditions de lecture particulières203».

C’est parce que ces livres semblent ordinaires, mais qu’ils ne le sont qu’en

apparence, que s’opère le déplacement de contexte dans lesquels il est pos-

sible d’entrer en contact avec ces objets. Comme le résume Ulises Carrión :

Toujours des livres ?

Des livres d’artistes ?

De mêmes mouvements,

opérés en sens inverses

Toujours des livres ?

Des livres d’artistes ?

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204 Ibidem, p.100

205 Voir Leszek Brogowski, Éditer l’art : le livre d’artiste et l’histoire du livre, op.cit., p.60-61

206 Catherine Elkar, Philippe Hardy et Odile Lemée (sous la direction de), Collectionner, conserver,

exposer le graphisme : Entretiens autour du travail de Dieter Roth conservé au FRAC Bretagne, op.cit., p.086

« Si les librairies et les bibliothèques s’obstinent à rester fermées, il arrive aux

galeries, aux musées etc. d’ouvrir leurs portes204 ». Néanmoins, si ces objets ne

trouvent pas leur place au sein des bibliothèques et librairies, il semblerait que

leur entrée dans l’espace d’exposition soit tout aussi problématique. Leszek

Brogowski205 le souligne que les lieux de l’art, même s’ils étaient ouverts à cette

nouvelle forme que propose le livre, ne sont pas adaptés à la culture de cet objet. De plus, Yoann Sérandour affirme que « le livre dans un lieu d’exposition

est toujours problématique206 ». Pourquoi donc ?

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207 Yves Robert, in Centre National des Arts Plastiques, Graphisme en France, n°24, 2018, p.5,

[en ligne], disponible sur <http://www.cnap.graphismeenfrance.fr/livre/graphisme-france-ndeg24- exposer-design-graphique-2018>

208 Hall Foster, Design & Crime, op.cit., p.30

209 Catherine Elkar, Philippe Hardy et Odile Lemée (sous la direction de), Collectionner, conserver,

exposer le graphisme : entretiens autour du travail de Dieter Roth conservé au FRAC Bretagne, op.cit., p.090