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Ainsi, si le livre de graphiste n’est pas strictement une œuvre d’art, en tant que démarche artistique exclusivement sous la responsabilité du graphiste, nous ne

pouvons nier la part artistique de tels objets. Est-il possible de trouver une voie

intermédiaire, entre œuvre d’art et objet esthétique ? Massin l’expliquait clairement : « Car le travail que j’exerce n’est pas en fait un travail d’artiste : plus exactement, je travaille dans le domaine des arts appliqués. Nous autres graphistes ne devons jamais perdre de vue que nous ne faisons pas de l’art

pour l’art251 ». Son travail n’étant pas de l’art pour l’art, nous ne pouvons

affirmer que les objets qui en découlent soient des œuvres d’art. Néanmoins, essayons de trouver un compromis qui permettrait de mieux définir cette part artistique qui semble tout de même être inhérente aux livres de graphistes. Au sujet du traitement particulièrement visuel des typographies que nous avons étudié en première partie, Herbert Bayer précise que la typographie est un art appliqué et n’appartient donc pas au domaine des beaux-arts. Certes, mais

comment justifier le terme « art » de ce qualificatif « art appliqué » ? La technique

serait-elle la dimension qui confère une caractéristique artistique à un objet, au lieu de lui conférer son statut d’objet utile ? Si le travail du graphiste est un art appliqué à une œuvre qui lui est extérieure, a posteriori, son intervention ne peut-elle pas être impliquée dans la création elle-même ? Nous proposons ici de nous engager dans la voie ouverte par Étienne Souriau et Jacques Viénot, avec leur conception de l’esthétique industrielle. En effet, Étienne Souriau distingue nettement l’art appliqué (à l’industrie) de l’art impliqué. Voici la définition qu’il en donne :

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

Quid de l'auteur du texte ?

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

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252 Étienne Souriau, Passé, présent, avenir du problème de l’esthétique industrielle, op.cit., p.13

253 Jacques Viénot, « La Charte de l’esthétique industrielle », Esthétique industrielle, N°7, 1952

« Entendons par là cette quantité d’art qui se trouve non superposée ou surajoutée au travail industriel, comme un correctif ou un additif plus ou moins superfétatoire, mais la quantité d’art qui se trouve incluse et comprise à l’intérieur même du travail industriel, dès lors que celui-ci est créateur ou instaurateur, dès lors qu’il met au point

et réalise des formes nouvelles accomplies ou admirables252 ».

La part artistique d’un objet ne serait donc pas surajoutée mais inhérente au travail industriel même. Ainsi, on peut considérer que tout objet industriel possède une part d’art. Étienne Souriau assure même qu’il est possible de

quantifier cette dose d’art impliqué, à travers trois critères : le temps accordé à la conception de l’objet, le rapport à sa valeur économique et la sympathie des formes. Dans la « Charte de l’esthétique industrielle », Jacques Viénot assure alors que, par la loi des arts impliqués, la dimension artistique d’un objet est en relation étroite avec la technique de conception de l’objet :

« 13. Loi des arts impliqués : l’esthétique industrielle implique une intégration de la pensée artistique dans la structure de l’ouvrage considéré. Loin du décor plus ou moins arbitraire ou artificiel ou surajouté des arts appliqués, les arts qui concourent à l’esthétique industrielle peuvent singulièrement être dits impliqués dans le mo- dèle à concevoir, faisant corps avec la technique et se confondant

avec elle253 ».

Il lie même la dimension artistique des objets à la technique : c’est par la tech-

nique que les objets acquièrent une part d’art. Nous avons vu comment la technique typographique, lorsqu’elle est explorée, permet d’aboutir à des com- positions à contempler. Les arts impliqués sont donc dans la structure même de l’objet : il ne s’agit pas ici de l’apposer ultérieurement à la fabrication. Dès lors, les ouvriers acquièrent un statut

254 Étienne Souriau, Passé, présent, avenir du problème de l’esthétique industrielle, op.cit., p.25

255 Gaetano Pesce, Réinventer le monde sensible, op.cit., p.149

256 Étienne Souriau, Passé, présent, avenir du problème de l’esthétique industrielle, op.cit., p.12

« d’exécutants quasi artistes, grands spécialistes de cette inventivité productive, et ayant par ce nouveau progrès industriel, à leur disposition les moyens d’une sorte d’improvisation person-

nelle dans le courant même du travail d’exécution254 ».

Nous ne pouvons que penser à la liberté que Gaetano Pesce laissait à ses ouvriers, dans la conception des objets de ses séries différenciées :

« Beaucoup de mes expériences dans l’industrie ont remis l’ouvrier au centre du dispositif. Mon point de vue est que chacun dispose de créativité. […] Raison de plus pour mettre l’ouvrier en situation

d’inventer, de s’exprimer et d’agir.255 ».

En pratique, cette idée peut s’illustrer par ses tables Sansone. Bien qu’un moule identique soit utilisé pour toutes les tables, Gaetano Pesce laissait la liberté aux ouvriers d’injecter les quantités des résines de couleurs différentes, selon leur propre créativité. Ce processus permet à Pesce de créer une série différenciée de la table : bien que de même forme, aucune n’est strictement identique. Il se positionne ainsi à mi-chemin entre la série industrielle standard et la pièce unique.

Par cette liberté créatrice cédée aux ouvriers, nous notons deux distinctions

qui sont abolies. D’une part, les ouvriers deviennent des « artistes exerçant, même sans s’en rendre nettement compte, au sein du travail de création indus-

trielle une activité partiellement mais fondamentalement artistique256 » : art et

industrie semblent coïncider. D’autre part, la création n’appartient plus au

domaine de la conception antérieure de l’objet, mais intervient pleinement au stade de l’exécution. Les fonctions de créatif et d’exécutant sont donc assurées par la même personne. Cette notion de l’art impliqué pourrait tout à fait correspondre à la conception en jeu dans les livres de graphistes.

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

Un art, mais impliqué ?

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

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257 Ibidem, p.7

258 André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, volume 2, « La mémoire et les rythmes », Paris, Albin

Michel, 1964, p.120

259 René Salles, 5000 ans d’histoire du livre, op.cit., p.8

Toutefois, dans le cadre des arts impliqués, Étienne Souriau et Jacques Viénot soulignent que les valeurs esthétiques ne sont pas conférées à l’objet gratuite-

ment : cette apparente fusion de l’art et de l’industrie n’est valable que pour des

produits strictement utiles. De plus, ils considèrent l’objet comme beau, « dès lors

que sa forme est l’expression manifeste de sa fonction257 ». Le caractère artistique

des objets relève en fait d’une adéquation parfaite entre la forme et la fonction.

Selon l’esthétique industrielle, une chose est parfaite quand sa forme exprime sa fonction, et toute chose parfaite est belle. La forme n’est donc pas jugée belle pour elle-même mais par rapport à son adéquation avec la fonction. André Leroi-Gourhan assure également que l’adaptation de la forme d’un objet à sa fonction relève d’un jugement esthétique et « qu’à peu d’exceptions près, sinon toujours, la valeur esthétique absolue est en proportion directe de l’adéquation

de la forme à la fonction258 ». Ces dernières considérations replacent tout livre,

même le livre de graphiste, dans leur condition d’objet répondant à une fonction. René Salles certifie que « le livre s’est fondu dans le décor immuable de notre vie

quotidienne, au point d’être relégué au rang d’objet usuel, sinon utilitaire259 ».

Ainsi, si le livre de graphiste possède des qualités esthétiques indéniables, et que nous entrons dans un rapport de contemplation avec cet objet, il demeure néanmoins un objet fonctionnel, voué à être utilisé. Si nous affirmons d’une part, que les livres de graphistes ne sont pas des livres d’artistes, nous assurons, d’autre part, qu’ils ne sont pas des œuvres d’art. En effet, nous ne pouvons élu- der le caractère utilitaire de ces objets. Néanmoins, peut-être faut-il se demander à quelle fonction répondent ces objets ? Si nous avons spontanément entamé notre étude en postulant que les livres étaient voués à être lus, peut-être les livres de graphistes répondent-ils à une autre fonction que la lecture ?

Gaetano Pesce, table Sansone, 1980, résine, 74x184x112 cm,

éditée par Cassina jusqu’en 1988

© Philippe Migeat - Centre Pompidou

Source : https://www. centrepompidou.fr/cpv/ resource/czAzz7a/roX9GAx

Gaetano Pesce, table Sansone, 1980, résine, 76x167x137cm, éditée par Cassina

©Paris, MAD / Jean Tholance Source : http://collections.lesartsdecoratifs.

fr/table-sansone

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

Un art, mais impliqué ?

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

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260 Pierre Rabardel, Les hommes et les technologies ; approche cognitive des instruments

contemporains, op.cit., p.99

261 Ibidem, p.27