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Si nous avons tout d’abord envisagé la possibilité que les livres de graphistes soient des œuvres d’art, c’est par leur porosité avec le livre d’artiste. Mais, aussi proches qu’ils soient, ces deux catégories de livres restent distinctes, se croisant simplement sur le chemin qui sépare l’art et le quotidien. Distinguons clairement le livre de graphiste du livre d’artiste. Tout d’abord, Leszek Brogowski éclaircit l’éventuelle intervention d’un graphiste, dans la réa- lisation d’un livre d’artiste :

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236 Catherine Elkar, Philippe Hardy et Odile Lemée (sous la direction de), Collectionner, conserver,

exposer le graphisme : Entretiens autour du travail de Dieter Roth conservé au FRAC Bretagne, op.cit., p.084

237 Clive Phillpot, Jérôme Glicenstein, Anne Moeglin-Delcroix., « Booktrek : la prochaine frontière. »,

Nouvelle revue d’esthétique 2008/2 (n° 2), p.19-20

« Le livre d’artiste, c’est un projet d’art porté par un auteur qui est artiste. Le designer peut être sollicité par l’artiste pour réaliser le livre, ça restera toujours le livre de l’artiste. Le designer intervient dans un projet dont il n’est pas auteur. […] Il y a des designers qui font des livres de leur propre initiative. Ils sont alors en position

d’artistes qui portent le projet236 ».

La dernière phrase assure, selon nous, l’ouverture vers le livre de graphiste. En effet, si un artiste qui porte un projet de livre, aboutit à un livre d’artiste, par transposition, un graphiste qui porte un projet de livre, réalise un livre de graphiste. Si le qualificatif du livre dépend du statut de la personne qui en est à l’initiative, alors le livre de graphiste est pleinement assumé par un graphiste, et non par un graphiste « en position d’artiste ». Au contraire, c’est sa position de designer graphique qu’il assure. Par ailleurs, un article rédigé par Anne Moeglin-Delcroix, entre autres, discerne clairement le livre d’artiste et le livre de graphiste :

« Le nombre de livres d’artistes qui peuvent effectivement dépasser le statut de documentation ou de reproduction d’un travail préexis- tant est assez réduit. Dans ce petit nombre, seuls quelques-uns sont

autre chose que des livres de graphistes237 ».

Recoupons ce propos avec les deux catégories de livres d’artistes, que Jérôme Dupeyrat différencie dans sa thèse : il distingue le livre en tant que support d’exposition du travail de l’artiste (la forme du livre permettant alors une diffu- sion différente du travail artistique) et le livre qui est une œuvre à part entière. Selon le discours précédent, seul le livre, en tant qu’œuvre en soi, serait un livre d’artiste. Quant à la première catégorie, puisqu’elle suppose une préexistence de l’œuvre, dont le livre serait un moyen de communication, elle appartiendrait en réalité au domaine du livre de graphiste, à la mise en livre d’un contenu antérieurement produit.

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

Distincts des livres d'artistes

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

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238 Jérôme Dupeyrat, Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques

d’exposition alternatives, op.cit., p..17

239 Pascal Fulacher, Esthétique du livre de création au XXe siècle : du papier à la reliure, op.cit., p.21

240 Clive Phillpot, Jérôme Glicenstein, Anne Moeglin-Delcroix., « Booktrek : la prochaine frontière. »,

art.cit., p. 19-20

241 “But when there is any sign of unconventionality in the architecture of the book, when writers

decide to use non-obvious structures, formats, or materials such as transparent sheets for pages, or concrete, or glass for the cover, or loose sheets in a box, or a leporello rather than a typical codex, in other words, if writers break free from the dominant publishing conventions, this seems to automatically Contrairement au livre de graphiste, le livre d’artiste procède d’une démarche artistique à part entière. Le livre d’artiste est donc une œuvre, qui prend la forme d’un livre, au même titre qu’une peinture, une installation, une performance etc. Le livre est alors la forme la plus adéquate que prend leur processus artistique. Ces livres ne sont donc « pas à propos de l’art, mais [ils] sont eux-mêmes des

œuvres, ou de manière plus indéfinie : de l’art238 ». De plus, dans sa définition

du livre de création (catégorie qui inclut les livres d’artistes), Pascal Fulacher souligne que le livre est engagé dans « un processus artistique, processus qui peut intervenir tant au niveau du support, de la typographie, de l’illustration ou

de la reliure239 ». Ces caractéristiques, qui s’approchent de celles que nous

avons dégagées comme constitutives de la définition du livre, sont à l’origine d’une confusion qui se trouve être au cœur de notre questionnement. En effet, c’est parce que les livres que nous étudions remettent en causes ces caractéris- tiques et affirment la matérialité de l’objet, qu’ils sont amalgamés avec les livres d’artistes. Ces productions, bien qu’elles n’aient pas de vocation artistique première, semblent ne pas pouvoir « être jugées simplement en tant que

véhicules d’informations plutôt qu’en tant qu’incarnations de l’art240 ». Nous

proposons ici de convoquer le concept de liberature de Katarzyna Bazarnik. Ce concept part de notre constat : quand la matérialité d’un livre est particulièrement travaillée, l’objet est confondu avec un livre d’art :

« Mais lorsqu’il y a le moindre signe de rupture avec l'architecture conventionnelle d’un livre […], si les écrivains s’affranchissent des conventions dominantes de l’édition, il semble que cela soit automatiquement le signe du livre d’artiste, et transfère leur travail du domaine de la littérature vers la sphère des arts (visuels

et spatiaux)241 ».

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evoke the label of the artist’s book, and to shift the work from the field of literature to the sphere of the (visual or spatial) arts.”

Katarzyna Bazarnik, “ Liberature : literature in the space of the book ”, in Isabelle Chol, Jean Khalfa, Les espaces du livre : supports et acteurs de la création texte/image (XXe-XXIe siècles), Oxford, Peter Lang, 2015, p.29

242 Ibidem, p.30

Elle propose donc un nouveau genre littéraire à part entière, nommé « liberature,

that is, literature in the form of the book 242 ». En réalité, elle reprend un terme

de Zenon Fajfer, qu’il institue dans un article-manifeste, ” Liberature. Appendix to the Dictionnary of Literary Terms “, publié dans le magazine Dekada Literacka

en 2010. Il s’agit alors de travaux littéraires, qui intègrent leur forme matérielle

comme constituante du contenu de leur texte. Mais, alors qu’elle lutte contre la reconnaissance de ce genre littéraire, elle déplore que ces travaux basculent dans le domaine de l’artistique, des livres d’artistes, et qu’ils soient exposés dans les conditions de mise à distance que nous avons étudiées. Ce détour s’éloigne quelque peu de notre propos, car Katarzyna Bazarnik revendique que le texte n’est pas mis en page par un designer mais par l’auteur lui-même, qui place ses mots de manière signifiante dans l’espace, disposition qui fait partie intégrante

du travail littéraire. Néanmoins, elle montre bien que, lorsqu’un nouveau genre

s’éloigne trop d’une catégorie établie, il est alors transposé dans le domaine de l’artistique. Notre détour par la littérature nous permet de recentrer notre questionnement sur l’importance du texte et la place qu’il tient au sein de la création du livre. Ne devient-il finalement pas un prétexte à la création, presque anecdotique ?

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

Distincts des livres d'artistes

Toujours des livres ?

Des œuvres d’art ?

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243 Marc Perelman, « Le livre : entre beauté intellectuelle et esthétique fonctionnelle », art.cit., p.107

244 Voir Sylvie Ducas, « Ex libris, ex libro. Quand le texte sort du livre : panorama d’une certaine

littérature française contemporaine », in Nathalie Collé, Monica Latham, David Ten Eyck, Book practices & textual itineraries. Contemporary Textual Aesthetics, Nancy, PUN - Éditions universitaires de Lorraine, 2015, p.78

245 André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, volume 1, « Technique et langage », Paris, Albin

Michel, 1964, p.261

246 Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, op.cit., p.35