En effet, alors que le livre d’artiste est une œuvre d’art totale, pour le livre de graphiste, il demeure un auteur de l’œuvre littéraire. Le graphiste n’en est que le metteur en livre. À ce titre, le designer graphique est celui qui fait exister le texte dans un support matériel, permettant donc la matérialisation de la pensée de
l’auteur. Le livre serait donc l’incarnation d’une pensée dans la matière : c’est par
le livre que la pensée peut devenir quelque chose de tangible. Nous pouvons alors parler de « la transsubstantiation d’un texte, c’est-à-dire [que le livre] trans-
forme une matière encore brute [le texte] en un objet complexe243 ». Si le texte,
lorsqu’il est écrit par l’auteur, est une première matérialisation de sa pensée, c’est le livre qui en permet la diffusion. L’écriture de l’auteur, dans sa dimension graphique et visuelle, est une première incarnation matérielle de la pensée. Mais cette pensée est-elle pour autant portée à la connaissance ? En effet, Sylvie
Ducas244 souligne qu’un écrivain ne devient auteur que lorsque son texte est
rendu public et diffusé pour être lu. Elle distingue donc l’inscription de la diffu- sion. D’une part, Leroi-Gourhan affirme que « l’écriture assure à la société la
conservation permanente des produits de la pensée individuelle et collective245 ».
Mais, d’autre part, Anne-Marie Christin soutient que « l’écriture n’a pas pour rôle de conserver le langage mais de l’inscrire (il ne s’agit même pas de le fixer) – et
à cela il suffit d’un exemplaire, qui peut n’être jamais lu ou disparaître246 ». Ainsi,
elle met en évidence le fait que l’acte d’inscription ne suffit pas à la transmission
de la pensée. D’où la nécessité du livre en tant que moyen de diffusion d’un texte. Il paraît nécessaire de présenter ici la définition du paratexte de Gérard Genette.
Plus que des informations annexes entourant le texte, il considère le paratexte
comme ce par quoi un texte advient à la connaissance d’un public :
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247 Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p.7
248 Yvonne Johannot, « L’espace du livre », art.cit., p.42
« Ce texte se présente rarement à l’état nu, sans le renfort et l'accompagnement d’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non, […] qui en tout cas l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter, au sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence au monde, sa “ réception ” et sa consommation, sous la forme, aujourd’hui du moins, du livre. Cet accompagnement, d’ampleur et d’allure variables, constitue ce que j’ai baptisé ailleurs [in Palimpsestes, p.9] […] le paratexte de l’œuvre. Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme
tel à ses lecteurs, et plus généralement au public247 ».
L’objet livre lui-même peut, selon nous, appartenir à la définition du paratexte,
puisqu’il permet de porter un texte à la connaissance. De fait, le graphiste, en tant
que concepteur de cet objet, participe pleinement à la diffusion d’une pensée. Il permet alors de présenter, dans une forme qui va être diffusée, un texte conçu
par quelqu’un d’autre. Afin que des récepteurs puissent y accéder, le livre
se propose d’être une forme pérenne du texte. C’est donc le livre, en tant que
support du texte, qui matérialise la pensée. Mais, peut-être devons-nous nous
demander, si le texte n’est pas finalement contraint par sa forme livresque ? Physiquement, « les dimensions — bien réelles et perceptibles — du livre vont déterminer les dimensions du texte et donc exercer leurs contraintes sur le cadre
dans lequel la pensée va prendre place248 ». La finitude de l’objet livre
contraindrait donc la pensée infinie de l’auteur à s’inscrire dans son cadre.
Ainsi, le texte et le livre ne seraient pas consubstantiels car la dimension infinie
du texte ferait qu’elle dépasse du cadre fini de l’objet livre.
Le travail du graphiste ne serait-il pas alors de remédier à ce fait, afin que le texte ne soit pas contraint par, mais en adéquation avec l’objet ? Pourtant, nous avons
Toujours des livres ?
Des œuvres d’art ?
Quid de l'auteur du texte ?
Toujours des livres ?
Des œuvres d’art ?
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249 Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, 2003
250 Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, op.cit., p.139
vu avec la liberature que la forme de l’objet livre n’est pas nécessairement une contrainte à laquelle le texte doit se plier, mais peut être un accompagnement de
la création littéraire. Certains auteurs créent donc leur texte en pensant au livre
lui-même, conscient que cet objet déterminera la lecture que nous aurons de leurs mots. Nous pensons alors aux Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau. En effet, cet objet manifeste propose conjointement de nouvelles moda- lités de lecture de la poésie et de création littéraire. Ce livre propose dix sonnets, dont les quatorze vers sont découpés en bandelettes. Par un jeu de combinaisons,
il serait donc possible de lire 1014 poèmes différents. Nous pouvons alors consi-
dérer ce livre comme infini, car, comme l’expose le mode d’emploi au début de l’ouvrage : « En comptant 45 [secondes] pour lire un sonnet et 15 [secondes] pour changer les volets, à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus
d’un million de siècles de lecture249 ». Au-delà de la manipulation de l’objet,
l’écriture de ces sonnets demande un effort supplémentaire au poète, afin de conserver des structures grammaticales qui soient cohérentes, quelle que soit la
combinaison des vers. Ici, la littérature même pense de nouveaux modes de
lecture, par les moyens du livre. De plus, cet ouvrage fait partie des Œuvres complètes de Raymond Queneau, éditées par la Pléiade. Néanmoins, la perte du système combinatoire des vers dans cette édition dénature totalement la force de l’œuvre. Dans ce cas, il est impossible de penser le texte séparément de sa forme livresque. Mais, à propos de ces œuvres de création littéraire,
Anne-Marie Christin indique que la forme nouvelle du texte ne se justifie que
par rapport à la pensée littéraire qu’elle permet de dévoiler. Ainsi, ces nou- veaux dispositifs livresques permettent de renouveler « outre la forme du texte,
sa pensée – et son auteur même250 ». Une fois encore, nous retrouvons un contexte
de création où la forme graphique est moins reconnue pour elle-même, que pour
Raymond Queneau, Cent mille milliards de
poèmes, Paris, Gallimard, 2003
Source : photographies personnelles
Toujours des livres ?
Des œuvres d’art ?
Quid de l'auteur du texte ?
Toujours des livres ?
Des œuvres d’art ?
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136 son service qu’elle rend au texte. La forme correspondant à l’exploration litté-
raire est décidée par l’auteur, et le graphiste doit le respecter afin de ne pas dénaturer l’œuvre littéraire elle-même. Nous ne pouvons donc considérer le livre de graphiste comme une œuvre d’art, étant donné qu’il n’est pas stricte- ment l’expression de sa pensée, mais qu’il est en corrélation avec la pensée de l’auteur d’un texte.
251 Massin, « Massin, graphiste », art.cit., p. 216