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Chapitre I. Les sources : connaissance et réception d'Albert Demangeon

B) Réflexion et témoignage d’un élève (1969)

Après avoir beaucoup écrit, et dans des domaines variés, le géographe André Meynier (1901-1983) rédige deux livres de portée plus générale avant de prendre sa retraite : un guide de l'étudiant en géographie (destiné à remplacer celui d'André Cholley et conçu comme plus utilitaire) et une "Histoire de la pensée géographique en France157." Ce travail est, avec un

livre de Paul Claval et Jean-Pierre Nardy paru l'année précédente, mais dans une optique différente158, tout à fait novateur. Cette histoire est divisée en trois chapitres : le temps de

l'éclosion (1872-1905), le temps de l'intuition (1905-1939) et le temps des craquements (1939-1969). Les passages où André Meynier parle d'Albert Demangeon figurent sans surprise dans le second chapitre, mais il ne s'agit moins d'une histoire des géographes que de la géographie et les développements s'articulent autour d'idées-forces. Ceci amène André Meynier à disserter sur Albert Demangeon à maintes reprises ; c'est d'ailleurs le nom qui a le plus d'entrées dans l'index (vingt-sept alors que Paul Vidal de la Blache et Emmanuel de Martonne en ont vingt-deux). Ce simple fait nous montre la richesse du personnage telle qu'elle est perçue par l'auteur.

Même si André Meynier cherche à faire un livre objectif (il écrit dans l'introduction : "En principe, nous ne formulerons pas de jugement de valeur"), il a aussi été un élève d'Albert Demangeon et l'a donc bien connu. Il apporte des renseignements qui ne sont pas le fruit de l'érudition. Ainsi il rappelle qu'"A. Demangeon en 1936 fut désigné comme arbitre dans des conflits du travail159." Et il n'hésite pas à illustrer une affirmation avec une anecdote

157

MEYNIER André, Guide de l'étudiant en géographie, Paris, Presses universitaires de France, 1971, 158 p. MEYNIER André, Histoire de la pensée géographique en France (1872-1969), Paris, Presses universitaires de France, 1969, 224 p.

158

CLAVAL Paul, NARDY Jean-Pierre, Pour le cinquantenaire de la mort de Paul Vidal de la Blache, Annales littéraires de l'Université de Besançon, volume 93, Paris, Les Belles Lettres, 1968, 130 p.

159

personnelle160

: "A. Demangeon ne souhaitait pas cependant que cette géographie économique prenne une place démesurée, ni même prépondérante. Lorsqu'il dirigea une collection de manuels d'enseignement secondaire, il se heurta assez sérieusement aux collaborateurs du volume sur Les grandes puissances du monde, qui voulaient mettre l'accent sur les structures économiques ; il batailla sans cesse pour réintroduire une part importante de description, estimant que l'évolution de la baie de Rio de Janeiro ou des collines d'Edimbourg avaient autant d'importance pour les adolescents que la crise des houillères britanniques ou du café brésilien." Or André Meynier est l'un de ces collaborateurs161 ! Le témoignage n'exclut

cependant pas la critique. Ainsi il rappelle que "dans sa Picardie162, Demangeon ne consacre

qu'une page à Amiens, dont trois lignes sur son rôle régional163" ou s'étonne "de la virulence

manifestée par A. Demangeon contre la Géographie psychologique de Hardy164." Enfin,

André Meynier n'est pas à l'abri de petites (et rares) erreurs ; ainsi il écrit : "Dans sa dernière oeuvre (posthume), Demangeon commence l'étude de la France par celle de l'économie165."

Or, même si l'ouvrage est titré "Géographie économique et humaine" et non l'inverse, le deuxième chapitre, consacré à la population de la France, précède l'étude de l'économie166.

André Meynier n'oublie pas qu'Albert Demangeon a eu une pratique de géographie physique et montre même l'évolution de sa pensée : alors que dans sa thèse167, en 1905, celui-

ci ne dit rien de la formation du relief de Picardie (à l'exception des terrasses fluviales), il est ensuite l'un des premiers à reprendre la théorie de William Morris Davis à propos du relief du Limousin168 (1910). Cela dit, André Meynier parle d'abord du Limousin et quelques pages

plus loin seulement, de la Picardie169...

André Meynier aborde naturellement ensuite de nombreux thèmes de géographie humaine (et de géographie régionale notamment à propos des ouvrages de la Géographie

universelle). Il compare fréquemment Albert Demangeon à Jean Brunhes ; s'il n'est certes pas

le seul à avoir opposé les deux géographes, il le fait très systématiquement. Il en parle ainsi à propos de la géographie humaine, de la géographie économique, du classement des maisons

160

MEYNIER André, opus cité, p. 74.

161

Les autres sont Aimé PERPILLOU, Louis FRANCOIS et Robert MANGIN ; le livre n'est paru qu'en 1948 sous le titre Les principales puissances et la vie économique du monde.

162

DEMANGEON Albert, La Picardie et les régions voisines. Artois, Cambrésis, Beauvaisis, Thèse, Paris, Armand Colin, 1905, 496 p.

163

MEYNIER André, opus cité, p. 86.

164

MEYNIER André, opus cité, p. 211.

165

MEYNIER André, opus cité, p. 153.

166

DEMANGEON Albert, La France économique et humaine, Paris, Armand Colin, 1946, p. 27-44.

167

DEMANGEON Albert, opus cité.

168

DEMANGEON Albert, opus cité.

169

rurales et de la géographie politique170

. On sent d'ailleurs quelquefois une préférence discrète pour les thèses d'Albert Demangeon. Par exemple, André Meynier explique que la conception de la géographie politique qu'ont Jean Brunhes et Pierre Deffontaines "paraît trop partielle à A. Demangeon et à ses disciples171." Et, selon lui, certains géographes, notamment les

disciples de Jean Brunhes, n'ont pas compris que "la géographie économique est susceptible, autant que l'étude de l'habitat ou de la densité, d'entrer dans le complexe géographique" ; la crise des années trente "démontrant avec force la place de l'économie dans toute la vie de l'humanité" a donné raison à Albert Demangeon et à ses disciples172.

C'est à propos de la géographie humaine qu'il développe son opposition, en profitant même pour nous donner quelques autres renseignements sur Albert Demangeon173 (sur ses

recherches régionales et ses qualités d'enseignant). "Albert Demangeon, moins connu du grand public, [fut] plus influent dans le monde universitaire." A l'inverse, Jean Bruhnes a fait oeuvre de vulgarisation notamment grâce à ses conférences, mais "sa géographie humaine fut moins unanimement appréciée par les spécialistes que par le grand public." Il conçoit la géographie humaine "comme l'étude de la marque de l'homme sur la terre, plus que l'étude des masses humaines elles-mêmes" alors qu'Albert Demangeon "ne met plus en première place la terre, mais l'homme." Cependant André Meynier ajoute que "nous sommes moins bien armés pour reconstituer sa pensée que pour celle de Jean Brunhes" car, contrairement à ce dernier, il n'a rédigé que quelques bribes de son Traité de géographie humaine174. Il nuance d'ailleurs ses

propos dès la page suivante en écrivant que si les conceptions de Jean Brunhes et d'Albert Demangeon sont assez différentes, "il serait difficile de dire à laquelle des deux écoles appartiennent la plupart des chercheurs."

Puis, au travers de la lecture des oeuvres d'Albert Demangeon, André Meynier donne ensuite les grandes lignes de sa pensée en écrivant ceci : "A mesure que les années avancent, il attache de moins en moins d'importance au cadre physique ; il en arrive même à proclamer que l'étude explicative de ce cadre ne peut appartenir à la même discipline que l'étude de l'homme. Il prépare donc l'éclatement de l'unité géographique." Il faudrait préciser ceci : il est exact qu'Albert Demangeon s'est moins préoccupé de géographie physique à partir de son arrivée à la Sorbonne (1911). Il ne l'enseigne plus (son collègue Emmanuel de Martonne s'en charge) et n'écrit plus d'article. Elle est cependant présente dans certains ouvrages. Ainsi, dans

170

MEYNIER André, opus cité, p. 67-70, 72-74, 83-85 et 93-94.

171

MEYNIER André, opus cité, p. 93-94.

172

MEYNIER André, opus cité, p. 72-74.

173

ses deux livres commençant la Géographie universelle, il rédige des pages de géographie physique, même si elles sont moins nombreuses que dans les volumes rédigés par Emmanuel de Martonne et surtout Henri Baulig175. Et, comme nous l'avons déjà vu, ce n'est pas Albert

Demangeon qui a souhaité que les volumes de la Géographie universelle sur la France soient ainsi divisés176. Même au début de son livre sur Paris177, il consacre plusieurs pages au relief.

Rendant compte de la thèse de Roger Dion sur le Val de Loire, il apprécie que "la géographie physique et la géographie humaine s'y présentent en une intime collaboration178." Nous

pourrions multiplier les exemples et, à l'inverse, nous n'avons pas vu de texte où il aurait écrit que l'étude explicative du cadre physique ne peut appartenir à la même discipline que l'étude de l'homme. La proclamation aurait-elle été orale ? On peut se demander si André Meynier qui, selon sa propre expression, vit, dans les années soixante, "le temps des craquements" de la géographie (qu'il semble regretter) ne fait pas remonter ceux-ci un peu tôt et si, trente ans après la mort d'Albert Demangeon, il en décèle bien l'origine.

Il écrit ensuite : "La vie des hommes sur la terre ne se peut comprendre sans la double considération de la structure de la société et de l'économie d'une part, et de l'évolution historique d'autre part. Ce n'est plus l'étude de la terre aménagée par l'homme, mais celle de "l'homme-habitant." Or on ne peut dire qu'Albert Demangeon se désintéresse, même à la fin de sa vie, de "l'étude de la terre aménagée par l'homme." En effet, il a écrit beaucoup d'articles à ce sujet et, quelques pages plus loin, André Meynier signale lui-même celui sur la concurrence entre le rail et la route179. Jean-Louis Tissier a d'ailleurs écrit qu'Albert

Demangeon a "pratiqué une géographie ouverte sur ce qu'on appellera après la guerre les questions d'aménagement du territoire180

." Par ailleurs, André Meynier attribue l'expression "l'homme-habitant" à Albert Demangeon181

; or nous ne l'avons trouvée dans aucun de ses

174

Cf. BRUNHES Jean, La géographie humaine. Essai de classification positive. Principes et exemples, Paris, Alcan, 1910, 843 p.

175

Ils rédigent tous trois deux volumes : Albert DEMANGEON sur les Iles Britanniques et sur "Belgique, Pays- Bas, Luxembourg", Emmanuel de MARTONNE sur l'Europe centrale et Henri BAULIG sur l'Amérique de Nord.

176

Cf. le témoignage de Jean DEMANGEOT ; Emmanuel de MARTONNE rédige "La France physique et Albert DEMANGEON "La France économique et humaine".

177

DEMANGEON Albert, Paris, la ville et sa banlieue, Paris, Editions Bourrelier et Cie (collection "Monographies départementales"), 1933, 62 p.

178

DION Roger, Le Val de Loire. Etude de géographie régionale, Thèse, Tours, Arrault, 1933, 752 p. Compte rendu : DEMANGEON Albert, Annales de géographie, tome 43, n°243, 15 mai 1934, p. 315-319.

179

MEYNIER André, opus cité, p. 73-74. DEMANGEON Albert, Le rail et la route, Annales de géographie, tome 39, n°218, 15 mars 1930, p. 113-132.

180

TISSIER Jean-Louis, Demangeon (Albert), in JUILLARD Jacques, WINOCK Michel (sous la direction de), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, p. 347-349.

181

travaux. On sait qu'elle est attribuée à Maurice Le Lannou182

(qui l'aurait reprise, selon André Meynier).

Ainsi André Meynier nous présente un géographe à la réflexion complexe, embrassant d'abord tous les aspects de la discipline puis se spécialisant dans ses aspects humains ; c'est aussi un homme "du juste milieu", plus soucieux de géographie physique au début de sa carrière qu'à la fin, accordant à la géographie économique toute son importance, mais sans lui réserver une part excessive, et plaçant de plus en plus l'homme au centre de sa réflexion.