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Chapitre I. Les sources : connaissance et réception d'Albert Demangeon

F) Deux analyses de géographes contemporains (1996 et 1998)

Jacques Juillard et Michel Winock ont dirigé un dictionnaire des intellectuels français230 paru en octobre 1996. Contrairement aux auteurs d'autres livres, ils ont eu

l'heureuse idée de ne pas oublier les géographes. Si Jacques Lévy s'est chargé des géographes contemporains, Jean-Louis Tissier a rédigé toutes les notices des géographes "classiques", à l'exception d'André Siegfried231 ; il est donc l'auteur de celle écrite sur Albert Demangeon232.

Il est certes tenu de rester fidèle à l'esprit du dictionnaire, donc de parler d'Albert Demangeon (comme des autres géographes) en tant qu'intellectuel233

. Dans une introduction, il note : "Albert Demangeon a ouvert largement le champ des questions de géographie humaine en s'intéressant à la population et au peuplement, aux échanges économiques à l'échelle mondiale, à la géographie politique de l'Europe et du monde issus de la Grande Guerre. Il a aussi contribué à maintenir les relations de la géographie avec les autres sciences sociales."

227

PARKER Geoffrey, opus cité, p. 17.

228

PARKER Geoffrey, Western Geopolitical Thought in the Twentieth Century, London, Croom Helm, 1985, Chapter 6, L'Esprit vidalienne [sic] versus Geopolitik : French Geopolitical Thought before World War II, p. 87- 101.

229

PARKER Geoffrey, French Geopolitical Thought in the Interwar Years and the Emergence of the European Idea, Political Geography Quarterly, volume 6, n°2, avril 1987, p. 145-150.

230

JUILLARD Jacques, WINOCK Michel (sous la direction de), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, 1260 p. (réédition, 2002).

231

Voir Tableau 2.

232

Après avoir rappelé sa carrière, mentionné sa thèse, ses ouvrages de la Géographie

universelle, il écrit : "Ses contributions les plus originales dépassent le cadre d'une recherche

étroitement disciplinaire." Il parle alors du "Déclin de l'Europe", de "L'Empire britannique", de ses articles de géographie économique serrant l'actualité ou contre la Geopolitik. Enfin, il indique que "sa démarche se développe en dehors de tout cadre théorique précis", signalant alors ses enquêtes (notamment grâce à son réseau d'instituteurs) et ses relations avec les historiens, les économistes et les urbanistes.

Dans cette notice, Jean-Louis Tissier passe complètement sous silence certains points (par exemple la géographie physique et ses travaux sur le Limousin) et ne fait qu'en effleurer d'autres (ses recherches sur le monde rural). En revanche, il insiste sur la géographie économique et politique, sur ses relations avec les professionnels des autres sciences humaines et sur les questions de méthode.

Cette vision d'Albert Demangeon est, dans une certaine mesure, partagée par Robert Marconis234, dans son "Introduction à la géographie", et par Paul Claval, dans son dernier livre

sur l'histoire de la géographie française235. Comme André Meynier dans l'ouvrage dont nous

avons parlé, ces deux auteurs évoquent Albert Demangeon à maintes reprises, abordant tel ou tel aspect de sa carrière ou de son oeuvre. Paul Claval s'arrête cependant le temps d'un paragraphe pour parler de ce géographe globalement236. Selon lui, les durkheimiens

l'épargnent dans leurs attaques ; ceci est vrai pour Marcel Mauss237, mais c'est oublier l'article

de François Simiand où sa thèse (comme celle d'autres géographes modernes) est critiquée238.

Sur son oeuvre il écrit : "Il connaît bien les problèmes du monde rural, mais ses analyses les plus originales portent sans doute sur la vie économique ou les problèmes politiques." Enfin, à propos de sa pensée, il note : "Il ne laisse pas apparaître de grande inquiétude épistémologique dans la plupart de ses travaux" mais "il réfléchit cependant beaucoup plus à ces questions qu'il ne le laisse apparaître" (selon une conversation qu'il a eue avec Jean Gottmann).

233

Signalons quelques erreurs : Albert DEMANGEON est né à Cormeilles (Eure) et non à Gaillon ; le livre Les Iles Britanniques, premier volume de la Géographie universelle, a été publié en 1927 et non en 1926. Ces erreurs ont été corrigées lors de la réédition du livre en 2002.

234

MARCONIS Robert, Introduction à la géographie, Paris, Armand Colin, 1996, 222 p.

235

CLAVAL Paul, Histoire de la Géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan, 1998, 544 p.

236

CLAVAL Paul, opus cité, p. 141-142.

237

MAUSS Marcel, BEUCHAT Henri, Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos. Etude de morphologie sociale, L'Année sociologique, tome 9, 1904-1905 (paru en 1906), p. 39-132 (spécialement p. 41- 44). Article réédité : MAUSS Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1950 (réédité), p. 389-477 (spécialement p. 391-394).

238

SIMIAND François, L'Année sociologique, tome 11, 1906-1909, p. 723-732 (réédition : SIMIAND François, Méthode historique et sciences sociales, Paris, Editions des Archives contemporaines, 1987, p. 243-253).

Ainsi, nous retrouvons chez Paul Claval les mêmes centres d'intérêt que ceux de Jean- Louis Tissier : la géographie économique et politique, les relations d'Albert Demangeon avec ses collègues des autres sciences humaines et les questions de méthode.

Conclusion.

Ainsi, après la mort d'Albert Demangeon, les lettres, les notices nécrologiques et aujourd'hui les témoins mettent en valeur sa personnalité et ses qualités pédagogiques d'enseignant. On insiste sur l'étendue de son oeuvre et sur sa variété : Albert Demangeon est vu comme un géographe "complet." On met l'accent sur ses travaux de géographie rurale et sur ceux considérés comme des modèles : sa thèse sur la Picardie, son article sur le relief du Limousin et ses premiers ouvrages de la Géographie universelle (les derniers sur la France n'étant pas encore parus). En 1975, Aimé Perpillou nous présente encore un géographe aux multiples facettes. Cependant certains aspects s'effacent progressivement : l'homme est peu à peu oublié (on ne parle plus de ses qualités pédagogiques) et on s'intéresse moins à certains travaux (de géographie physique et de géographie rurale notamment). La notion de "modèle" pour certaines oeuvres est beaucoup moins présente. Est-ce parce que ceci est considéré comme connu et qu'il ne serait donc pas nécessaire de le redire ou parce que le modèle est remis en question ?

A l'inverse, ceux qui écrivent sur Albert Demangeon sont plus préoccupés par d'autres aspects ; ils cherchent surtout à comprendre ses idées. Cela commence vers 1970, quand des auteurs anglo-saxons cherchent (difficilement) à théoriser sa pensée ; cela s'achève avec les articles contemporains qui s'interrogent sur des questions de méthode. Dans le même temps, l'intérêt pour ses écrits de géographie politique et économique est croissant.

Document 3.

Le Comité de patronage à la mémoire d'Albert Demangeon.

(Texte paru dans les premiers tirages du livre "Problèmes de géographie humaine").

HOMMAGE A LA MEMOIRE DE ALBERT DEMANGEON.

Le 25 juillet 1940, Albert DEMANGEON s'éteignait à Paris, seul, loin des siens, de ses amis, collègues et élèves. La disparition de ce Maître de la Géographie humaine n'a été connue dans toute la France qu'au bout de plusieurs mois. Dès qu'il a été possible d'échanger les impressions éveillées par une perte aussi douloureuse pour tous les géographes français, on a cherché le moyen de rendre à sa mémoire, malgré les circonstances et le plus tôt possible, un hommage digne du renom que lui ont valu une activité féconde et une influence chaque jour grandissante.

Le Comité de Patronage, qui a été formé, s'est arrêté au projet d'un volume, édité par la Libraire Armand Colin, où seraient reproduits les articles les plus significatifs de son oeuvre, permettant ainsi de suivre l'évolution de sa pensée sur les problèmes les plus importants de la Géographie Humaine, sans avoir à les rechercher dans les périodiques où ils ont paru. On a pu y joindre quelques pages inédites, introduction à un Manuel de Géographie humaine, destiné au grand public, dont la rédaction n'avait été qu'ébauchée, pages qui définissent, avec la clarté caractéristique de sa manière, cette discipline si complexe et si vaste.

Juillet 1941.

POUR LE COMITE DE PATRONAGE

Le Président : Le Vice-Président :

Emmanuel de Martonne, Raoul Blanchard, Professeur à la Sorbonne. Doyen de la Faculté des

Lettres de Grenoble.

Le Trésorier : Le Secrétaire :

André Cholley, Georges Chabot,

Professeur à la Sorbonne. Doyen de la Faculté des

MEMBRES DU COMITE DE PATRONAGE.

André ALLIX, Professeur à l'Université de Lyon.

Philippe ARBOS, Professeur à l'Université de Clermont-Ferrand.

Henri BAULIG, Professeur à l'Université de Strasbourg-Clermont-Ferrand. Ernest BENEVENT, Professeur à l'Université d'Aix-Marseille.

Augustin BERNARD, Professeur honoraire à l'Université de Paris. Jules BLACHE, Professeur à l'Université de Nancy.

Robert CAPOT-REY, Professeur à l'Université d'Alger.

Henri CAVAILLES, Professeur honoraire à l'Université de Bordeaux. Jean DESPOIS, Professeur à l'Université d'Alger.

Roger DION, Professeur à l'Université de Lille.

Daniel FAUCHER, Professeur à l'Université de Toulouse. André GIBERT, Professeur à l'Université de Lyon.

Marcel LARNAUDE, Professeur à l'Université de Paris. Théodore LEFEBVRE, Professeur à l'Université de Poitiers.

Emmanuel de MARGERIE, Directeur honoraire du Service de la carte géologique d'Alsace- Lorraine, Directeur des Annales de géographie.

Paul MARRES, Professeur à l'Université de Montpellier. André MEYNIER, Professeur à l'Université de Rennes. René MUSSET, Doyen de la Faculté des Lettres de Caen.

R. OZOUF, Vice-Président de la Société des études historiques et géographiques de la région parisienne.

Maurice PARDE, Professeur à l'Université de Grenoble.

Maxime PERRIN, Directeur de l'Ecole des Hautes études commerciales. Charles ROBEQUAIN, Professeur à la Sorbonne.

André SIEGFRIED, Professeur au Collège de France. Maximilien SORRE, Professeur à l'Université de Paris.

Première partie

Document 4. Albert Demangeon lors de la première excursion interuniversitaire en Bretagne (juin 1905).

Source : MARTONNE Emmanuel de, La pénéplaine et les côtes bretonnes, Annales de géographie, tome 15, n°81, 15 mai 1906, planche XII.

Introduction de la première partie.

Par quel parcours, Albert Demangeon, issu d'une famille de petits fonctionnaires d'ascendance paysanne, se retrouve-t-il bachelier (1890), élève de l'Ecole normale supérieure (1892), agrégé (1895), puis docteur (1905) ? Après un drame, la mort de son père alors qu'il avait quatorze ans, sa jeunesse est marquée par une ascension professionnelle et sociale liée à ses succès scolaires et universitaires. C'est à l'Ecole normale qu'il fait la connaissance de Paul Vidal de la Blache dont il suit les cours ; comme d'autres élèves, il est séduit par cette géographie nouvelle. La notoriété de son maître est déjà grande, notamment depuis 1891, année où il a fondé les Annales de géographie. Elle croît en 1894, avec la publication de l'"Atlas Général Vidal-Lablache239", et surtout en 1903, avec celle du "Tableau de la

géographie de la France240". Ce dernier ouvrage, premier volume de l'histoire de France

d'Ernest Lavisse, connaît un grand succès. Son retentissement, loin de se limiter aux géographes, a touché l'ensemble des intellectuels en leur faisant découvrir une discipline rénovée241 ; cependant, les sociologues craignent que celle-ci n'empiète sur la leur. Les études

d'Albert Demangeon et le début de sa carrière se situent donc dans une phase ascendante de la géographie. Pourra-t-il et saura-t-il en tirer profit ?

Au cours de ces années, la géographie se diffuse à l'Université et les géographes modernes de la seconde génération242 y obtiennent des postes : Bertrand Auerbach à Nancy

(1885), Marcel Dubois à la Sorbonne (1885) sur un poste de géographie coloniale, Lucien Gallois à Lyon puis à la Sorbonne (1889 et 1893), Pierre Camena d'Almeida à Caen puis à

239

VIDAL DE LA BLACHE Paul, Atlas général Vidal-Lablache : histoire et géographie, Paris, Armand Colin, 1894.

240

VIDAL DE LA BLACHE Paul, Tableau de la géographie de la France, Paris, Hachette, 1903, 395 p.

241

Cf. OZOUF-MARIGNIER Marie-Vic, ROBIC Marie-Claire, Un Tableau à vif… La réception du Tableau de

la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache (1903-1997), in ROBIC Marie-Claire (sous la direction

de), Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2000, Chapitre XI, p. 251-270 (notamment p. 251-259).

242

Bordeaux (1889 et 1899) et Edouard Ardaillon à Lille (1896). Ensuite, au tournant du siècle, ceux de la troisième génération (les premiers élèves formés par Paul Vidal de la Blache à l'Ecole normale supérieure) commencent à enseigner en Faculté, tel Emmanuel de Martonne à Rennes (1899). Ils font connaître la géographie moderne dans leurs cours et en rédigeant des articles, voire des thèses (Jean Brunhes et Emmanuel de Martonne soutiennent chacun la leur en 1902). Comment Albert Demangeon participe-t-il à la propagation de cette géographie moderne ? Nous y réfléchirons à propos des articles qu'il rédige dans une revue pédagogique d'enseignement primaire, Le Volume, et de sa thèse.

Dans cette première partie, nous aborderons d'abord sa période de formation (Chapitre II). Nous tenterons de discerner l'importance qu'a pu avoir l'Ecole normale pour Albert Demangeon, élève pendant trois ans et maître-surveillant (caïman) pendant quatre, sans oublier celle des quatre années où il est professeur de lycée.

Il réalise déjà un certain nombre de travaux, d'abord au cours de ses études à l'Ecole normale, puis à partir de 1899, dans Le Volume. Dans le Chapitre III, nous analyserons les articles publiés dans cette revue en nous interrogeant notamment sur les caractéristiques de l'histoire et de la géographie qu'Albert Demangeon propose aux instituteurs. La confection de sa thèse occupe enfin l'essentiel de ses activités pendant plusieurs années. Dans le Chapitre IV, nous examinerons cette oeuvre en essayant d'en dégager la méthode utilisée et de saisir le rôle que cette thèse a pu avoir dans l'histoire de l'Ecole française de géographie.