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Chapitre I. Les sources : connaissance et réception d'Albert Demangeon

C) La présentation par un gendre et élève (1975)

Le Bulletin de la section de géographie du Comité des travaux historiques et

scientifiques a fait paraître en 1975 un numéro spécial consacré aux géographes français183. Il

s'agit d'une présentation de quelques géographes "classiques" ; sauf pour Paul Vidal de la Blache, la rédaction des notices a été confiée à des proches, le plus souvent des élèves. C'est ainsi qu'Aimé Perpillou a écrit celle sur Albert Demangeon184. Né en 1902, il est donc âgé

quand il la rédige. C'est un normalien qui a connu Albert Demangeon à l'Ecole. En 1930, il épouse sa fille Suzanne. Il est enfin professeur de géographie à la Sorbonne pendant plusieurs décennies. C'est donc à la fois l'ancien élève, le géographe et le gendre qui parle ; c'est, avec le texte sur Jean Brunhes le seul article rédigé par un membre de la famille185. On peut

d'ailleurs regretter que, contrairement au cas précédent, Aimé Perpillou se contente de nous présenter le géographe en laissant l'homme complètement de côté : pas un mot sur sa vie...

L'introduction laisserait craindre une hagiographie ; en quinze lignes, on lit : "une carrière scientifique extraordinairement féconde", "une oeuvre monumentale où tous les domaines de la géographie ont été explorés", "maître incontesté et de réputation internationale", "il n'est guère de domaine de la géographie humaine où il n'ait apporté quelque magistrale contribution." Mais tout ceci n'est point faux et seules les redondances peuvent faire sourire... Avec plus de retenue, Aimé Perpillou évite ensuite les qualificatifs de "monumental", "magistral" et, si l'on sent le respect pour l'homme et pour l'oeuvre, l'article

182

LE LANNOU Maurice, La géographie humaine, Paris, Flammarion, 1949, 252 p.

183

Les géographes français, Comité des travaux historiques et scientifiques, Bulletin de la section de géographie, tome 81, Paris, Bibliothèque nationale, 1975, 204 p. Pour connaître les géographes présentés et les auteurs des notices, voir Tableau 1.

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cherche plus à faire connaître Albert Demangeon en vingt-cinq pages qu'à dresser son hagiographie.

Si Aimé Perpillou ne tombe pas dans ce travers, il ne peut éviter les regrets du temps passé. Ainsi il critique le terme de "pluridisciplinarité" (très à la mode après mai 68) tout en expliquant que "si A. Demangeon ignorait ce mot, il cultivait ce qu'il recouvre et en faisait une règle d'or pour ses étudiants186." Il ajoute même : "Nul doute que A. Demangeon eût

refusé cet inutile et prétentieux néologisme." Mais, qu'en sait-il exactement ? Il attaque assez gratuitement (sans donner d'arguments) "nos planificateurs technocrates de fin de siècle" qui n'ont pas lu les oeuvres d'Albert Demangeon187. Certes... Enfin, à plusieurs reprises, il montre

son ancrage dans une géographie très traditionnelle, ne semblant guère admettre la discussion. Il stigmatise "l'esprit de système, générateur de polémiques et de discussions théoriques finalement stériles dans lesquelles s'enlisa longtemps, dès ses premiers pas, surtout hors de France, la géographie humaine188" et indique que, selon Albert Demangeon (et selon lui...), "la

géographie humaine n'aboutit ni à des lois, ni à des définitions (...) [mais] à des synthèses partielles et prudentes suggérées par les faits eux-mêmes et non déduites de systèmes a priori189." Enfin, il écrit : "A. Demangeon n'a pas hésité à se servir du terme de "paysage" dont

la simplicité a, depuis, souffert des réticences chagrines d'esprits moins bien trempés, qui requièrent plus volontiers l'armature salvatrice d'une nomenclature pseudo-scientifique190."

Après une introduction, l'article est divisé en cinq parties : le chef d'école, la conception de la géographie humaine, des études monographiques aux grandes synthèses régionales, le géographe du milieu rural, de l'économie à la géographie politique ; enfin, une conclusion sur la géographie humaine.

On peut lire dans la première des phrases a priori contradictoires : "A. Demangeon n'a jamais été et n'aurait jamais voulu être un chef d'école" et "chef d'école, A. Demangeon le fut sans aucun doute." Cela dit, ces citations sont isolées de leur contexte et il faut sans doute accorder plus d'importance à la première qu'à la seconde ; mais alors, pourquoi ce titre ? Aimé Perpillou explique, de manière plus ou moins claire, qu'Albert Demangeon a été un chef d'école car "il a formé effectivement plusieurs générations de chercheurs qui ont été attirés vers la géographie humaine" mais aussi qu'il ne l'a pas été car il n'a pas fondé de système "de définitions et de méthodes d'investigation définissant à la fois le contenu et l'orientation de la

185

L'article sur Jean BRUNHES est rédigé par sa fille, Mariel J.-BRUNHES DELAMARRE.

186

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 83.

187

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 92.

188

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 86.

189

recherche" (il n'a pas rédigé de traité de géographie humaine). Il résume ceci dans une formule, "chef d'école, mais non pas d'une école." Ceci va de pair avec le fait que, selon Aimé Perpillou, "nul ne fut moins théoricien qu'A. Demangeon" et que celui-ci refusa tout dogmatisme. On peut d'ailleurs remarquer que les auteurs des notices sur les autres géographes font des réflexions semblables : ainsi Jean Dresch écrit, à propos d'Emmanuel de Martonne191 : "Il n'avait rien d'un chef d'école. Il se méfiait des constructions dogmatiques."

Au contraire, selon Aimé Perpillou, "A. Demangeon allait du fait à l'explication et à la confrontation." Il explique qu'il ne cherchait pas à "définir a priori des objectifs et des méthodes pour la géographie humaine192" ce qui ne facilite pas l'analyse... Notons qu'il l'a

cependant tenté dans son article "Une définition de la géographie humaine193." A propos de

méthode, Aimé Perpillou ne mentionne que les enquêtes "qui s'adressent à tous, mais principalement à ceux qui sont en prise directe avec la réalité194" : les paysans, les

instituteurs... C'est un peu court et, pour le reste, il renvoie le lecteur au traité de géographie humaine jamais écrit sans qu'il nous en donne les raisons, si ce n'est que "le coeur n'y était pas195" et que certains fragments de ce traité seraient devenus des articles publiés notamment

dans les Annales de géographie. Or, quand on les compare avec le projet de plan prévu pour ce traité196, on peut en douter.

On peut à la rigueur mettre dans les problèmes de méthode la question du déterminisme naturel ; c'est d'ailleurs ce que fait Albert Demangeon dans son article "Une définition de la géographie humaine197." Selon Aimé Perpillou, Albert Demangeon, qui

pourtant "ne concevait pas que la géographie humaine puisse rester dans l'ignorance complète de la géographie physique198

", est méfiant vis-à-vis du déterminisme du milieu qui évolue "sous l'effet même de l'activité humaine" ; il préfère pour la géographie humaine "des attaches très étroites avec l'histoire et avec les sciences sociales plutôt qu'avec les sciences de la nature, plus portées à sacrifier au déterminisme199." Aimé Perpillou reprend ici - certes de manière

beaucoup plus nuancée - une idée d'André Meynier. On peut se demander si Aimé Perpillou ne cède pas à une mode du moment où il était de bon ton de stigmatiser le déterminisme

190

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 98.

191

DRESCH Jean, Emmanuel DE MARTONNE, in Les géographes français, opus cité, p. 37.

192

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 84.

193

DEMANGEON Albert, opus cité.

194

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 83.

195

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 84.

196

Cf. GRANDAZZI Maurice, Les "Eléments de géographie humaine" d'Albert Demangeon, Annales de

géographie, tome 52, n°289, janvier-mars 1943, p. 66-67.

197

DEMANGEON Albert, opus cité, p. 31.

198

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 87.

199

naturel en géographie ; il "oublie" d'ailleurs parfois l'adjectif "naturel" ! Le déterminisme historique qui aurait, selon lui, la préférence d'Albert Demangeon serait-il meilleur ? Il ne se pose pas cette question ; mais à l'époque, le déterminisme historique était moins stigmatisé. Quant à l'analyse du degré de déterminisme naturel dans la géographie d'Albert Demangeon, nous verrons sa complexité avec le texte de Daniel Loi.

Aimé Perpillou ébauche une analyse de l'oeuvre d'Albert Demangeon qu'il présente comme "continuateur, sur le plan de la jeune géographie humaine, de Vidal de la Blache." Il s'agit plus d'une déclaration d'intention que d'une réelle démonstration. La géographie humaine est une "science-carrefour" et par nature pluridisciplinaire. Son ouverture est nécessaire et "A. Demangeon s'efforçait d'inciter les étudiants à prendre contact avec les disciplines voisines."

Dans la troisième partie ("Des études monographiques aux grandes synthèses régionales"), Aimé Perpillou rappelle l'importance de la géographie régionale dans l'oeuvre d'Albert Demangeon en allant de "La Picardie" aux deux livres posthumes sur la France. Il passe plus de temps à rendre compte des principaux jalons ("La Picardie", le Limousin, les livres de la Géographie universelle) qu'à faire une analyse globale. Il rappelle l'attachement d'Albert Demangeon à une géographie régionale "globale", où la géographie physique et humaine se mêlent intimement, et la filiation du géographe : "A. Demangeon, fidèle à l'enseignement de Vidal de la Blache, fait sortir l'explication d'une description évocatrice et attrayante, mais sans complaisance pour le détail qui n'est que pittoresque ou épisodique."

La quatrième partie ("Le géographe du milieu rural") ne fait que reprendre des thèmes déjà connus. Aimé Perpillou dissocie deux types d'études : celles sur l'habitation ou la maison rurale et celles sur l'habitat rural (groupé, dispersé...).

La cinquième partie ("De l'économie à la géographie politique") est plus originale que la précédente dans la mesure où elle précise maints aspects du travail d'Albert Demangeon qui avaient été négligés dans les travaux antérieurs. Aimé Perpillou évoque les monographies de villes (Paris, Londres, Duluth, Cleveland, Birmingham, Anvers...) ; il rappelle qu'"il n'est guère de problèmes industriels qui n'aient fait l'objet d'un article ou d'une notre précise200." Il

insiste sur son esprit prospectif en économie, analysant des ouvrages ("Le déclin de l'Europe", "L'Empire britannique. Etude de géographie coloniale") et précisant : "L'attention d'A. Demangeon avait été attirée vers le rôle des voies de communication dans l'économie moderne201." Enfin, Aimé Perpillou reprend ses idées de géographie politique et son combat

200

PERPILLOU Aimé, opus cité, p. 100.

201

contre la Geopolitik (ce qui n'avait guère été fait auparavant), une phrase pouvant résumer son propos : "Autant A. Demangeon avait de l'estime pour l'oeuvre de Ratzel, qu'il considérait comme le fondateur de la géographie politique, autant il avait de mépris pour celle de ses prétendus disciples202."

Aimé Perpillou termine par un résumé détaillé de l'article "Une définition de la géographie humaine203." On peut se demander pourquoi il n'a pas intégré cette analyse dans la

seconde partie ("La conception de la géographie humaine"). A supposer que cet article soit le dernier écrit d'Albert Demangeon, cela ne signifie par pour autant qu'il résume son oeuvre et on ne voit pas pourquoi son analyse devrait obligatoirement conclure une présentation d'Albert Demangeon.

Cette notice est certes celle d'un homme âgé reprenant l'oeuvre de son beau-père décédé trente-cinq ans auparavant avec certains regrets quant à l'évolution de la discipline. On peut penser sans difficulté que d'autres géographes auraient écrit un article fort différent. Malgré ceci, elle ne manque pas d'intérêt ; cherchant à présenter Albert Demangeon comme un géographe "complet", Aimé Perpillou met en valeur des aspects de son oeuvre un peu méconnus à l'époque (sur la géographie politique) et se livre à des analyses pertinentes (sur "La France économique et humaine" notamment).