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Un récit vivant par son usage

B- La vita prima de saint Melaine

7- Un récit vivant par son usage

a) La parole de l ’hagi ographe

Nous avons déjà en partie l’hagiographe en tant que tel. D’un point de vue textuel, l’hagiographe intervient plus ou moins souvent en fonction de la version de la vita. Dans le chapitre IV, il dit « Combien […] saint Melaine, incarnait de vertu et de grâce et de sagesse, personne ne peut l’expliquer ou convenablement, je crois ». Dans le chapitre V, l’hagiographe met en lumière la fonction mémorielle de son œuvre : « nous nous souviendrons […] afin d’exposer tant de miracles » etc. Dans le chapitre VII, l’hagiographe affirme la certitude de la sainteté de Melaine : « Nous avons appris combien d’actes ont été accomplis […] nous savons qu’il est l’homme par lequel ils ont été produits. » Dans le même chapitre, il souligne le but pédagogique de la vita, à la fois la louange des mérites de saint Melaine et l’approfondissement de la foi par la prédication : « Je décide de ne pas passer sous silence un miracle, parmi d’autres travaux vénérables, car le temps montre qu’après avoir parlé de ses mérites, il vaut mieux prêcher. » La prédication est un thème qui est rappelé très régulièrement soit implicitement en parlant de Melaine qui prêche (chapitres II et IV), soit par rapport à l’activité de l’hagiographe comme dans le chapitre VII.

939 POULIN, Joseph-Claude, L’hagiographie bretonne…, p. 82.

940 « Laudoveva », in BUCK, Victore de (aut.), AASS, t. XII, Bruxelles : Société des Bollandistes, 1867, p. 907

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Quand l’hagiographe intervient dans le chapitre XIII, il avertit l’auditeur d’un raccourci qu’il a fait par rapport au nombre de vertus qu’il répand de Melaine. « Nous remettons à plus tard d’insérer ici certains miracles des autres grandes vertus en raison de la longueur de l’œuvre. Mais avec quelques pages, nous réunissons au moins un peu de leur grand nombre. » Dans ces lignes, on peut discerner une certaine contrainte que l’hagiographe a en raison de la longueur de l’œuvre, qui peut être liée au support matériel de la vita et/ou à la cérémonie pendant laquelle elle était lue. En même temps, l’hagiographe n’oublie pas de mettre l’accent sur « [l]es nombreux bienfaits [qui] par des prières sont observés jusqu’en ce présent jour » au tombeau de saint Melaine.

On trouve des passages dans le texte qui donnent lieu à croire que l’hagiographe décrit un environnement qu’il connaît. Nous nous sommes déjà attardée sur la micro-géographie décrite dans le récit. Dans le chapitre VI, il décrit le diocèse du Mans comme « jouxtant le diocèse de Rennes »941. La famille du malade, que Melaine avait guéri, est supposé toujours garder le tombeau de Melaine à Rennes, dans le chapitre VIII. Plaz, dont nous avons abondamment parlé, est précisé comme se trouvant à côté du fleuve Vilaine942. Dans le chapitre XIII, uniquement BHL 5888 reprend la précision concernant le château de Marsac qui se situe au-dessus de la rivière Aff.

Outre, les lieux en Bretagne, l’hagiographe semble avoir une idée de la ville d’Angers car il parle de la basilique Sainte-Marie, et de l’endroit qui se trouve à une dizaine de lieues de cette grande ville. Dans le même chapitre XI, il parle et du palais et de la basilique de Melaine. Cette information semble être une information contemporaine à l’époque de l’hagiographe puisque nous avons vu que le culte chrétien à Rennes à l’époque de Melaine (VIe siècle) n’était

pas encore très développé, raison pour laquelle nous pouvons imaginer seulement des petits aménagements épiscopaux plus rudimentaires qu’à Genève943.

b) L’usage liturgique

Une vita est lue pour des fêtes religieuses. Cette fête était inscrite dans un calendrier tel le martyrologe hiéronymien où la fête de saint Melaine se trouve au 6 novembre (depositio) et le 6 janvier (ordinatio). Une évolution dans la manière dont on commémorait un saint- un autre évêque, une fondation religieuse, un événement marquant, la protection de la cité du saint etc.-

941 […] iuxta pagum redonensem.

942 Platio iuxta fluuium Uicenoniam.

943 cf. BONNET, Charles, « Les origines du groupe épiscopal de Genève », in Comptes rendus des séances de

187 pouvait motiver l’écriture ou la réécriture d’une vita. Lors de la lecture d’une vita pour une fête- de la cité ou du saint- la distance temporelle entre le saint et les croyants disparaissait944. Le

saint devenait vivant à travers les paroles de la vita, et il était vivant et présent puisqu’il accordait sa faveur à travers des miracles qui se produisaient lors des fêtes945. Dans le chapitre XV, il nous est dit que « les mots de cela [des tours qui se sont fendues en deux pour libérer les prisonniers au passage de Melaine] se diffusaient à travers différentes provinces. » C’est ainsi que les dires de la Vertu de Melaine se répandaient, les croyants les vivaient et les emmenaient avec eux. « Ainsi, il repose là où ses qualités et des nombreux bienfaits se montrèrent aux hommes par des prières jusqu’en ce présent jour. »

Dans les chapitres XIII et XV de la vita de saint Melaine, on appelle la Vertu de Melaine par des prières. « Commémorez, vous qui vous avez vu, reconnaissez, vous qui vous ignoriez, et par les yeux de l’esprit, observez les gloires et les vertus de saint Melaine dans les siècles éternels, tout un chacun, imitez-le, selon les forces qu’Il vous a été données, préparez les âmes, et pour le bienheureux Melaine, qui demeure au trône du Ciel du Seigneur, comme cela a été annoncé. Le Seigneur nous le donna pour qu’il l’imite. Préparez vos esprits. Priez pour que nous et vous réjouissions ensemble que le saint nous guide et conseille, l’âme soumise, en priant inlassablement. » C’est une prière directe qui va vers saint Melaine. Dans le chapitre XV, la prière est plus général « En effet, ses qualités se montrent par de nombreux miracles à la gloire divine de son nom ; il accorda la Vertu de venir se produire aux yeux et les oreilles des vivants au tombeau du susdit saint évêque. Il est célébré en ce lieu par tous, et il est loué le nom magnifique de Dieu Jésus Christ, qui est avec son Père Eternel et l’Esprit Saint, la vertu et l’honneur et la gloire, et le règne et la puissance dans l’infinité des siècles et des siècles. »

Pendant les épisodes relatés de sa vie, Melaine devient vivant dans les esprits des fidèles. Les paroles de sa vie sainte étanchent la soif des fidèles de la proximité du Christ. Non seulement les fidèles se sentent plus proches de saint Melaine à travers le récit de sa vie mais aussi de Dieu. En commémorant le saint, on le rend vivant, et en tant que tel, il rapproche Dieu. Les miracles que l’on relate par la lecture de la vita, sont des actes symboliques qui sont à la fois des témoignages de la foi de saint Melaine, et, pour les fidèles, l’encouragement à la prière et la confiance en Dieu946.

944 ISAÏA, Marie-Céline, «L'hagiographie comme modèle… », p. 55.

945 cf. UYTFANGHE, Marc, « L’hagiographie, littérature populaire ? », in Antiquité tardive, Turnhout : Brepols,

2001, no 9, p. 201-218, p. 217.

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Dans le chapitre VII, l’hagiographe rappelle qu’ « après avoir parlé de ses mérites, il vaut mieux prêcher ». Cette phrase met non seulement en situation la lecture de la vita mais aussi la place du miracle dans la prédication. Alors que les miracles éveillent et récompensent la foi, la prédication, quant à elle, fait comprendre le message du Salut947. La vita est répartie dans ce que nous appelons « chapitres » qui forment des entités littéraires indépendantes. Il n’y a pas d’ordre précis à respecter. Dans les manuscrits, l’ordre des chapitres est respecté948. Or

les épisodes peuvent être lus dans un ordre libre.

Les différents épisodes, autrement dit, les différents miracles sont écrits pour émouvoir l’auditeur ou le lecteur. La manière dont les miracles de saint Melaine sont écrits est attribuée à l’époque carolingienne où l’émotion dans le genre hagiographique avait pris une toute nouvelle importance949. On constate alors que les épisodes mettent en scène des cas de figure qui émeuvent, alors on parle de petites filles possédées, de pères désespérés, de malades qui semblent incurables, de démons qui possèdent les gens innocents. L’hagiographe ne manque pas d’en rajouter au registre affectif. On parle des innocents et des coupables, des pieux et des gentils, du Bien et du Mal, de Dieu et toujours de saint Melaine, le sauveteur, le héros du moment- avec l’aide de Dieu. Enfin on parle de tout le monde tel qu’il a pu exister à une certaine époque. Un monde tel qu’il a pu sortir de l’imaginaire de l’hagiographe ?

Nous avons pu discerner un certain nombre de sources que l’hagiographe a utilisées afin d’écrire la vita. Lié au genre hagiographique, on s’attend aussi à un certain nombre de lieux communs dont on peut apprécier difficilement la teneur en informations historiques puisque nous ne possédons pas d’autres sources. Nous avons parlé de la banalité du récit de la vita de Melaine. L’hagiographe manquait-il d’idées ? En dehors des épisodes qui démontrent de très grandes similitudes avec leurs modèles littéraires, nous pouvons prendre cette banalité éventuellement pour un indice de véracité du récit. Dans les chapitres I, VII, VIII, IX, XI et XIII, on ne relève pas de sources littéraires évidentes, à part des citations bibliques. Le contenu de ces chapitres, notamment la référence à des faits- des titres de propriétés ou de donations des chapitres VI, VII, VIII et XIII- pour lesquels l’hagiographe a pu disposer d’autres sources, qui nous sont perdues aujourd’hui, peut renvoyer à une réalité historique.

947 Ibid., p. 79.

948 Le manuscrit de Karlsuhe, Badische Landesbibliothek, Aug. Perg. LXXXVIV, fol. 165R-169V distingue par une

absence totale de toute organisation textuelle, mise à part le prologue.

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