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Réalité : le naturel et le virtuel hybridé

L’intrusion du réel détruit la coupure sémiotique entre l’objet et son image, « représentation de l’objet absent ». La mise à distance du dessein de l’auteur par sa projection en dessin déplace cette coupure sémiotique entre le récit et le narrateur. Le dessin tient à distance par le territoire qu’il délimite. Or le design-

95 « Scopophilie : La scopophilie est définie par Sigmund Freud comme étant le plaisir de regarder. Il s'agit d'une pulsion sexuelle indépendante des zones érogènes où l'individu s'empare de l'autre comme objet de plaisir qu'il soumet à son regard contrôlant. » Wikipédia, disponible sur http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Scopophilie&oldid=71734582, consulté » le 08/04/12.

Première partie : contexte de l’étude Chapitre 2: interactivité et individualisation

eur qui délègue l’énonciation à l’utilisateur (posture de co-narrateur96

 Le design interactif réalise une diégèse syncrétique du virtuel et du réel par le geste naturel.

) rompt le différé de son récit par l’énonciation hic et nunc du design manipulé. L’interactivité rend immédiat ce que le design-eur a conçu en différé. Le réel s’introduit par le mouvement, le geste interfacé (Weissberg, 2006), indice de l’inscription de soi dans un « certain degré de réel » (Barthes, 1980). Roland Barthes est subjugué par l’inscription du réel dans la photographie, image qui présentifie un réel passé, que le film ne rend pas (fiction de la narration). Alors que le regard de l’acteur de film se doit de fuir l’axe de la caméra (regard du spectateur) pour ne pas rompre la fiction, le regard de l’homme photographié est braqué vers le regardeur dans un instantané de réel passé (Lardellier, 1997). De même, en ménageant une immédiateté de l’inscription du geste dans le design interactif, l’image virtuelle réalise l’intrusion du présent réel par le présent fictionnel de la narration en action.

L’opposition entre ce qui relève du réel et du virtuel est dépassée par les images de réalité virtuelle et les postures interactives (Weissberg, 1997). Le corps est prolongé dans l’image, la manipulation y est inscrite en direct. Jean-Louis Weissberg propose une contradiction enrichissante de la thèse de Régis Debray (1995). Celui-ci répartit l’histoire de l’image selon trois grandes postures : la logosphère qui fait état d’une transcendance de l’image sacrée, la graphosphère qui cristallise les codes esthétiques de l’art pour l’art, et la vidéosphère qui s’applique aux images en mouvement sidérant le spectateur par le réalisme qu’elles dégagent. Jean-Louis Weissberg (2000) précise alors la spécificité de l’image actée qu’il exclut de cette catégorisation à cause de l’intervention du spect-acteur. D’une part, il recense les images enregistrées et clôturées (vidéo, cinéma, télévision) conservant une adhérence au réel qui génère une croyance forte en leur véracité partagée. Pour Jean-Louis Weissberg : « le sentiment commun du partage de la retransmission de l’événement tend à faire de la

96 Cf. chapitre 5.

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retransmission un évènement en tant que tel » (Weissberg, 2000 : 69). Ainsi, l’émission télévisée est un spectacle auquel le spectateur adhère par une communion cultuelle. D’autre part, il considère les images numériques comme issues d’un acte intentionnel, dont le rapport au réel n’est que symbolique puisque computationnel. Ces images ne sont pas moins crédibles, et pour ce faire, Jean- Louis Weissberg réfute le critère indiciaire comme garantie de vérité et explique la méfiance contemporaine à l’égard des images télévisuelles par leur point de vue externe: « Le soupçon généralisé ne porte pas tellement sur la conformité des

images enregistrées à leur référent – où s’apprécierait un défaut d’indicialité de

la capture optique rongée par le trucage et la mise en scène – mais plutôt sur

l’incapacité des images enregistrées (ou transmises en direct, là n’est pas la

différence essentielle) à offrir un instrument d’expérimentation »97

 L’intentionnalité du spect-acteur fonde l’existence du message et engage sa responsabilité dans la qualité de l’information recueillie.

(Weissberg, 2000 : 68). L’ère du visuel n’est plus monolithique.

L’image numérique permet de creuser derrière l’enregistrement optique au moyen des hyperliens textuels et visuels et fonde une vérité personnalisée par les choix opérés. Le point de vue en focalisation interne garantie une confiance accrue de la part de l’utilisateur qui porte une part de responsabilité dans son information.

On peut aussi considérer la réflexivité selon laquelle l’image virtuelle est une réalité puisqu’elle entre dans le champ perceptif et actif de l’utilisateur. La conscience que l’on en a lui confère l’existence, au moins en tant qu’image illusionniste. Certes, la computation de cette image lui retire tout statut de trace du réel au sens où l’entend Roland Barthes (1980). Elle n’est pas un enregistrement d’une réalité effective, même passée. Pourtant les codes de représentation convoquent symboliquement les modèles mémorisés par notre cerveau suivant la théorie de la Gestalt revisitée par le Groupe μ : « Nous défendrons le principe apollinien selon lequel l'ordre – ici synonyme de forme – étant une propriété de

97 Surligné par nous.

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l'esprit humain, est en dernière analyse un modèle. On appelle ordre la coïncidence, partielle ou totale, du perçu avec un modèle. D'où il découle qu'une image peut être ordonnée pour un spectateur (qui possède un modèle) et non pour un autre (qui ne le possède pas). C'est le lecteur qui fait la lecture » (Groupe μ, 1992 : 41). Jean-Louis Weissberg définit ainsi la modélisation de l’évènement par l’intervention des technologies numériques : « À ce commerce entre le technique […] et le culturel […], la notion de forme culturelle vient apporter un cadre. Il s’agit bien d’un lieu de mixage, où se négocient, s’interpénètrent et se contraignent mutuellement, dispositifs, usages socio et désirs collectifs » (Weissberg, 2000 : 12).

L’imaginaire irréductible

On relève alors que la tension entre le message émergé de la manipulation de l’utilisateur – aussi singulier soit-il dans l’interprétation qu’il amène – respecte des modèles collectivement partagés qui lui permettent d’échanger. En effet, Jean-Louis Weissberg refuse l’idée que l’image computationnelle soit exempte de toute indicialité, de toutes « scories du réel », sous prétexte qu’elle est un pur produit de calcul. L’origine des procédures, des représentations, et des programmes est humaine et leur réception également, laissant alors toute possibilité à la subjectivité de l’un et de l’autre d’intervenir. L’évaluation du design-eur et le choix de l’utilisateur sont autant de choix subjectifs omniprésents. L’imaginaire du réalisateur se trouve dans chacun des choix du dessein interactif, dans chaque signifiant du dessin retenu, dans chaque option prévue. De même, l’imaginaire de l’utilisateur s’exprime dans ses choix de navigation, dans les rythmes, la boucle du regard qu’il effectue sur le récit proposé (Renucci, 2003). Nous relevons ainsi trois notions d’importance pour définir le rapport au réel de l’image actée :

- La crédibilité de l’image virtuelle est liée aux multiples points de vue

qu’elle propose. Interne ou subjectif, le point de vue plonge l’utilisateur

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l’image de synthèse augmente le niveau d’information expérimentale (possibilité de vues sous plusieurs angles)98

- L’intentionnalité du spect-acteur renforce une réalité kinesthésique. Son métarécit est responsable des choix narratifs. Le lecteur fait la lecture en endossant, en partie, la responsabilité du narrateur. L’expérience génère une crédibilité de l’ordre du vécu. Au lieu de se contenter de croire ce qu’il voit, l’utilisateur croit ce qu’il touche

.

99

- La conformité aux codes socioculturels, utilisés comme condition

d’une communication collective, son adhérence au réel est alors

symbolique mais induit des comportements qui, eux, sont bien réels à travers la subjectivité et les choix des deux parties (destinateur/destinataire)

.

100

La notion d’image actée décrite par Jean-Louis Weissberg convoque une partie de notre définition du design interactif. Elle considère l’opérabilité de l’image et la posture de l’utilisateur en tant qu’elles sous-tendent des implications sur les variables esthétique et sémantique. Si nous reprenons notre illustration au moyen des productions de design-eurs contemporains, nous interrogeons leur dessein aux trois niveaux de l’adhérence au réel selon Jean-Louis Weissberg (crédibilité, intentionnalité, conformité).

.

L’adhérence au réel du design interactif

Nous avons souligné au chapitre 1 les deux tendances repérées dans le design interactif actuel, l’une axée sur le traitement de l’information illustrée par Manuel Lima, et l’autre tournée vers la communication du sensible avec Etienne Mineur et Florian Schmitt. Le traitement de l’information génère des images uniquement abstraites, sans aucune figuration du monde naturel, et pourtant son attachement

98 La chose donnée, qui correspond à notre variable esthétique (représentation) : notion de priméité peircienne qui sera développée au chapitre 3.

99 La chose agie, cela convoque notre variable médiatique (interactivité) : notion de secondéité selon Peirce (cf. chap. 3).

100 La chose comprise dans son contexte, ici la variable sémantique (message) : notion de tiercéité d’après Peirce (cf. chap. 3).

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au réel est aussi fort que pour les productions d’Incandescence101 et Hi-ReS!102

Jean-Louis Weissberg nous dit que la crédibilité est engagée par le point de vue orchestré qui crée la présence de l’utilisateur dans l’image. Soit ce dernier est face au plan du tableau selon le cône de la vision, soit il plonge dans la profondeur figurée par la perspective conique. Les graphismes algorithmiques abstraits de Manuel Limarépondent à ce critère en plaçant l’utilisateur face à un espace en deux dimensions ou en trois dimensions. De même, le point de vue des sites de communication installe l’utilisateur face à des images en deux dimensions ou des vidéos et images de synthèse. La réalité individuelle est phénoménologiquement liée à la perception des images proposées mais aussi au point de vue subjectif. Avec Soulbath (Hi-ReS! 1999) ou Requiem for a Dream (Hi-ReS!,2000), l’application interroge directement l’utilisateur à la deuxième personne du singulier pour connaitre son choix, ainsi le spect-acteur est responsable de l’apparition du virus informatique sur son écran dans le premier cas ou de l’activité de la machine à sous dans le second.

multipliant les références figuratives.

L’intentionnalité de la vision est couplée à celle du geste grâce à l’interactivité, second rapport au réel. L’utilisateur agissant projette sa fantaisie dans ses choix de navigation. L’effet de mouvement en avant, lié à la progression de la souris, enrichit le point de vue subjectif d’une dimension kinesthésique. Dans les productions de Manuel Lima, l’utilisateur progresse dans l’exploration des données sur le plan du tableau (de nouvelles données s’affichent tandis que les anciennes s’effacent, créant l’illusion de progression) ou plonge dans une course en avant par un point de vue central sur la profondeur. On observe les mêmes procédés dans les designs de communication. Par exemple, dans l’application Requiem for a Dream, l’agence Hi-ReS! organise l’interactivité de l’utilisateur pour qu’il soit en position de narrateur extradiégétique ; s’il agite la souris, il agrandit le trou par lequel il aperçoit le couple allongé par terre, tel un voyeur. On retrouve ce type d’approche dans la version 2007 du site pour Issey Miyake réalisé

101 Studio de création d’E. Mineur, Paris.

102 Studio de création de F. Schmitt et Alexandra Jugovic, 8-9 Rivington Place, London EC2A 3BA, England.

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par Etienne Mineur (women’s collection) où le souffle de l’utilisateur découvre des trous dans le sable par lesquels les images apparaissent momentanément. Le corps de l’utilisateur est inscrit dans le métarécit, au moyen du geste, clic ou souffle (signifiant hautement symbolique de la vie naturelle).

Le troisième niveau d’adhérence, selon Jean-Louis Weissberg, est celui constitué par le contexte et la nécessité de partager une communication au moyen d’un code visuel commun. On retrouve les repères classiques de l’espace figuré chez Manuel Lima : sur un plan en deux dimensions, la progression des images se fait de gauche à droite, dans un sens de lecture occidental, selon une représentation admise de la symbolique passé/présent. Des signes abstraits participant d’un code universellement partagé comme l’accolade signifient l’arborescence des données. Dans les travaux de Hi-ReS! et Etienne Mineur, on trouve des références nombreuses aux codes typographiques comme dans Soulbath (1999), ou Stylelab (pour Diesel, 2002), et la version 2007 du site pour Issey Miyake (men’s collection). On y retrouve le sens de lecture occidental mais aussi des références culturelles et temporelles comme l’utilisation graphique du code Ascii qui convoque l’idée de low tech (l’écran informatique avant l’avènement de l’interface graphique) et du virus informatique.

Crédibilité, intentionnalité, et conformité sont donc les trois niveaux d’adhérence au réel de l’image virtuelle soulignés par Jean-Louis Weissberg que nous retenons. Les points de vue, l’interactivité, et les codes de représentation constituent les trois critères pratiques que le dispositif médiatique met en œuvre pour opérationnaliser le récit.

Une stratégie d’énonciation

L’approche originale de l’agence Hi-ReS! se définit par une mise en abyme du sujet de commande de manière à en exprimer le contenu comme un vécu plutôt que comme un dire. L’interactivité est la clé de ce système qui place l’utilisateur- acteur comme énonciateur du récit. Si l’auteur délègue ainsi la narration à l’utilisateur, c'est pour faire de lui le héros du récit. Le spect-acteur semble avoir un certain degré de puissance sur le déroulement des événements et s’en trouve impliqué. Ainsi c'est une perméabilité entre le réel et le virtuel qui est favorisée,

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de manière récurrente, dans les différents registres de leurs productions : esthétique, médiatique, et sémantique.

Comme premier exemple, nous citons la promotion du film Requiem for a Dream. On peut y noter un brouillage des conventions avec l'utilisation d'un répertoire formel lié à l'accident : le bug, l'erreur, la rature, constituent les signifiants plastiques de l'interface et produisent à dessein une trace du vécu de sa réalisation (esquisses, correction, etc.). Sur le plan sémantique, ces événements font référence aux difficultés matérielles et morales rencontrées par les héros du film liés à leurs addictions (drogue, jeu, etc.). Enfin, suivant une stratégie médiatique, les signes fictifs des bugs du site placent l’utilisateur en situation de ressentir en lieu et place les difficultés de progression des héros du film.

Un autre exemple illustre cette posture de la perméabilité réel/virtuel comme spécifique à l'écriture de l'application interactive imaginée par Hi-ReS!. Pour la promotion de la série télévisée Lost, l’application interactive Lost Untold se développe sur le modèle du jeu pervasif. Sur le plan graphique, une vue subjective permanente place l’utilisateur sur la plage où s’écrase l’avion, au milieu des débris et objets divers, multiples indices de leur identité éparpillée. L’utilisateur est sollicité pour inscrire diverses informations personnelles (par exemple son nom s’incrémente sur la liste des passagers de l’avion) qui l’implique comme participant. La recherche des autres passagers constitue la quête qui mène non seulement à une classification et à une interprétation des objets retrouvés, mais à un échange d’informations avec d’autres participants au jeu. Des centaines de blogs se créent spontanément sur la toile dans tous les pays pour participer à la quête, opérant une contextualisation par injection de réel dans le jeu : les internautes sortent de la carlingue du site Lost Untold pour se perdre dans les multiples blogs. Des indices sont diffusés dans certains épisodes télévisés de la série qui sont immédiatement exploités sur la toile et dans le site officiel. Certains indices sont même inscrits dans l’emballage d’un nombre limité de barres chocolatées commercialisées à l’occasion du jeu qui a un retentissement mondial. On voit comment l’agence Hi-ReS! transpose l’écriture audiovisuelle de la série Télévisée Lost en narration spécifique au multimédia. Pascal Bouchez et Sylvie Leleu-Merviel relèvent, à travers la notion de confrontation performée orchestrée

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par l’échange en réseau,« […] l’immédiateté excitante et cathartique des jeux du cirque télévisuel […] où perdure l’illusion de partager le présent de l’autre » (Bouchez et Leleu-Merviel, 2007 : 133).

Suivant les registres esthétique, sémantique, et médiatique, on retrouve la perméabilité des espaces réel/virtuel comme signifiant de l’expérience vécue dont le métarécit est la structure.