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L’individualisation : une intuition

Le spect-acteur, tel que le définit Jean-Louis Weissberg, est acteur du spectacle et spectateur de ses actes, rompant la coupure sémiotique de la rampe. Elle est effective, nous l’avons vu précédemment, mais des liens s’établissent qui permettent de la franchir symboliquement. Les diverses technologies informatiques permettent au particulier de supprimer tous les intermédiaires professionnels afin d’atteindre directement au produit de son choix. Cours en lignes, voyages, visites de musées, fonds de bibliothèque, cyber tribunal, surveillance, comptes bancaires et bourses, musique et films… tous les domaines

107 Cf. chap. 5.

Approches esthétique, médiatique, et sémantique du design interactif

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Christine Bréandon. Thèse de Doctorat. Université du sud Toulon-Var

de la vie quotidienne sont affectés d’une mise à disposition sans autre médiation que celle du demandeur.

L’automédiation

C’est une nouvelle organisation sociale qui s’installe, selon un concept "Do it yourself", une personnalisation de la consommation, quitte à se mettre hors-la-loi comme dans le cas des téléchargements en Peer to Peer. L’automédiation est favorisée par l’automatisation de logiciels performants qui trient et organisent les réponses à la requête (Collet, 2011), voire sollicitent l’utilisateur si celui-ci l’a personnalisé (alerte pour une place qui se libère sur un vol par exemple). Cette tendance sociétale favorisée par le développement d’Internet interroge le design- eur. N’est-il pas, lui-aussi, un expert qui sera bientôt court-circuité ? L’utilisateur n’a-t-il pas les outils pour personnaliser l’affichage de son ordinateur ? La personnalisation du design est-elle envisageable d’un point de vue individuel ?

De fait l’utilisateur est acteur du message qu’il construit de deux manières : l’une dans la sphère individuelle par le métarécit de son parcours de consultation, l’autre par l’information qu’il édite grâce aux nouvelles technologies permettant de laisser une trace sur un robot renseigné ou sur une page partagée de type XML. « Internet symbolise incontestablement des dynamiques sociales qui assouplissent le modèle descendant du pouvoir » (Weissberg, 2000 : 105), dont la révolution de Jasmin en 2011 est l’exemple ultime. L’appropriation de l’outil par les individus permet des échanges publics qui court-circuitent la pyramide des intermédiaires traditionnels, de l’expert à l’éditeur (Bréandon et Renucci, 2009). Il ne nous appartient pas de développer une analyse sociétale de l’automédiation qui cherche le consensus dans l’échange à grande échelle, elle nous éloignerait de notre objet – le design interactif occupe une sphère intime. Nous retenons néanmoins que l’automédiation est une valeur importante dans la culture actuelle de l’individualisation de la consommation via Internet. Cette posture autocentrée interroge le design interactif en regard d’une individualisation accrue pour l’utilisateur.

 Notre hypothèse porte sur l’individualisation du design, du point de vue du concept et de la forme, comme dimension sensible de la médiation.

Première partie : contexte de l’étude Chapitre 2: interactivité et individualisation

L’interactivité introduit le choix de l’utilisateur dans le produit manipulé. Nous l’avons abordé, le rôle du design-eur est d’anticiper les intentions et de préméditer les actions de l’utilisateur ; cela dit, la trace du choix de l’utilisateur, issue de son métarécit, marque définitivement ce territoire comme lui appartenant.

 Nous ressentons l’intuition selon laquelle l’interactivité institue le design en système égologique, c'est-à-dire en un milieu déterminé favorable à des composants qui lui sont adaptés.

Les conditions d’émergence du design associées à une ouverture favorisant la polysémie ne font-elles pas du design interactif un système favorisant des approches différenciées ? Ces dernières constituent des égosystèmes, c'est-à-dire un ensemble d’interprétations et d’actions qui interagissent les unes avec les autres et constituent un milieu individuel. En regard d’une forte tendance sociétale développant l’automédiation, on est en droit de s’interroger sur les limites d’un design autocentré. Si l’utilisateur s’affranchit de la médiation du design-eur, qu’advient-il de la transmission des messages ? De l’identité graphique organisant la visibilité d’une firme ou d’une institution à l’expression multimédiatique d’une communication, le langage iconique est nécessairement un code symbolique à visée collective. Qu’elles peuvent-être les limites de l’individualisation du design interactif ?

Designs interactifs contemporains

Comme nous l’avons souligné précédemment, deux positions sont à considérer de la part des design-eurs attachés à la médiation par l’image : certains d’entre eux, attachés au pôle Information, développent le design interactif dans un soucis didactique pour optimiser la représentation d’objets complexes en réduisant le bruit108

108 En informatique, synonyme de parasite.

; d’autres privilégient la dimension Communication par la réalisation de produits favorisant la différence, la variation, l’échange.

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Christine Bréandon. Thèse de Doctorat. Université du sud Toulon-Var Le design de recherche d’information

Il fait l’objet de travaux actuels qui proposent de modéliser les requêtes de l’utilisateur en personnalisant l’interface de réponse par rapport à la pertinence des données recueillies selon trois modèles : l'agrégateur de contenu (qwiki.com), la visualisation différenciée (treemap avancé), et les cartes heuristiques (wikimindmap.org) ou structures de données hiérarchiques (Carrot Recherche FoamTree). Ces propositions d’individualisation (Bréandon et Ben Amor, 2011) sont toutes tributaires de codes partagés, à la symbolique universelle :

- Pour le premier modèle, un petit vidéogramme agrégeant plusieurs médias (vidéos, texte défilant, voix de la commentatrice, barre d’avancement, etc.). Une voix de synthèse fournit une explication orale de l’occurrence demandée, pendant qu’un diaporama illustre son propos et qu’une définition écrite succincte défile en dessous (cf. Figure 17, p. 109). Ce type de produit cherche à capter l’attention d’un utilisateur pressé peu enclin à la lecture (d’où le nom de l’application). La primauté est donnée aux dimensions visuelle et sonore. L’individualisation se fait autour de l’occurrence inscrite par l’utilisateur, elle n’est individuelle que par rapport au contenu, et non au niveau de la forme.

Première partie : contexte de l’étude Chapitre 2: interactivité et individualisation

- Le deuxième modèle propose une arborescence des occurrences possibles permettant d’affiner son choix avant d’afficher la page d’information recherchée, ce qui diminue le bruit des données non souhaitées (cf. Figure 18, p . 110). Le code linguistique de l’accolade est significatif du lien et de la hiérarchie entre les différentes occurrences. Il est manifeste que cette présentation s’adresse à des utilisateurs plus réfléchis, cherchant une information affinée. L’individualisation est, là aussi, construite à la fois sur la requête de l’utilisateur et sur ses choix dans les occurrences rapportées par le robot. L’activité de tri est présentée plus clairement par une organisation graphique soulignant les acceptions et nuances, mais le design n’est pas personnalisé ni personnalisable. Seul le métarécit peut s’exprimer par ce procédé. Une fois de plus, la forme n’appartient pas à l’utilisateur.

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- Le troisième modèle utilise un code graphique : les couleurs les plus claires représentent une information récente alors que les sombres symbolisent une obsolescence prochaine, les encarts les plus gros révèlent un niveau de pertinence élevé, les petits en proportion moindre, les couleurs chaudes symbolisent le degré de proximité étroit avec la requête initiale au contraire des froides (cf. Figure 19, p. 111). Ce modèle présente une possibilité d’individualisation des formes et couleurs qui est purement ludique. Il n’y a pas d’objectifs sémantiques ou symboliques qui sous- tendent cette option. Il s’agit, là encore d’une clarification des réponses en regard d’une interprétation symbolique collective des signifiés plastiques. Si les informations sont organisées suivant une requête individuelle, le design en tant que langage utilise une syntaxe fortement codée.

Première partie : contexte de l’étude Chapitre 2: interactivité et individualisation

Ainsi nous pouvons souligner, grâce à ces trois exemples, que l’individualisation du design interactif est affaire de design-eur. En effet, si le contenu est généré par des robots logiciels répondant à la requête de l’utilisateur, la forme reste impersonnelle. Le design-eur ne délègue à l’utilisateur que des motifs ludiques. Il semble alors qu’une limite se présente à notre hypothèse selon laquelle l’individualisation du design ne peut se faire sans médiation d’un design- eur qui propose le cadre de lecture.

 À contre-courant d’une volonté contemporaine d’automédiation, l’individualisation du design interactif reste l’apanage du design-eur.

De quel ordre est cette limite ? Certainement pas d’ordre technologique puisque les logiciels robots sont autant capables d’apporter des données que d’en récupérer auprès de l’utilisateur afin d’établir un profil type qui pourrait générer une individualisation plastique du design.

Le design des applications de communication

Le design des applications orientées communication laisse une part plus importante de l’expression de la forme à l’utilisateur. Car Parc 1 est une production évènementielle de l’agence Hi-ReS! réalisée en 2000 pour une manifestation organisée par la firme Bmw devant séduire une cible de consommateurs jeunes. Cette application interactive se présente comme une feuille blanche, où chaque mouvement de souris de la part de l’utilisateur provoque l’apparition d’images animées, qui se combinent pour créer un paysage

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(cf. Figure 20, p. 112). La particularité plastique est liée au fait que chaque figure est constituée d’un ou plusieurs éléments de voiture, créant une bissection symbolisante109 du message. Toute animation ou apparition est bien sûr préméditée par le concepteur, mais du point de vue de l’utilisateur, la liberté de création du paysage est satisfaisante. La taille des oiseaux est liée à la longueur du glissement du clic, leur déplacement latéral lié à la direction du geste interfacé. La croissance des plantes est, conformément à la nature, verticale, mais la taille du végétal est proportionnelle à l’amplitude du geste de l’utilisateur.

Ainsi l’utilisateur voit son propre geste tracer l’image, et l’acteur contemple le spectacle de sa création, position démiurgique autocentrée satisfaisant son ego. L’énonciation de la forme est ici déléguée à l’utilisateur, alors que le message reste inchangé. La poésie et la symbolique forte de la création de ce paysage par le tout-puissant-utilisateur induisent des connotations implicites dans un contexte socioculturel très sensible aux problèmes écologiques de l’environnement. Le

109 Technique de conception de message visuel publicitaire qui consiste à mêler les éléments graphiques de deux figures de manière inextricable, faisant de la présence de la première une nécessité pour la compréhension de l’autre.

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concepteur permet à l’utilisateur de s’approprier la forme du message, mais pas le contenu dont il est responsable et qui fait l’objet de sa commande.

On est ici dans une position inverse à celle de l’automédiation, où l’individualisation du design est constitutive de l’application elle-même, sans sacrifier le message de l’émetteur.