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L’image actée : une expérience individuelle

La démarche du groupe Sémaction est initiée par les recherches de Jean-Louis Weissberg sur ce qu'il nomme l'image actée : il définit celle-ci comme une « image exigeant et engendrant des gestes dans un chaînage sans fin »

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Christine Bréandon. Thèse de Doctorat. Université du sud Toulon-Var

(Weissberg, 2006 : 263), synonyme d'image interactive mais insistant sur l'acte au sens corporel (Weissberg, 2006 : 51-71). Cette image actée permet le récit interactif qui met en lumière l'activité du destinataire. Jean-Louis Weissberg nomme celui-ci spect-acteur pour en souligner les polarités, à la fois de destinataire du message et de producteur de celui-ci. Cette implication du corps du spectateur n'est pas nouvelle dans le rapport à l'image. Régis Debray (1995) a souligné l'implication du corps du spectateur dans l'image au temps de la logosphère, en regard du pouvoir magique qui lui était conféré. La graphosphère également a mis en scène le corps du visiteur-spectateur à travers les performances artistiques partagées, participant ainsi d’un processus de co- énonciation avec l’artiste. Nous l’avons souligné au chapitre précédent, les œuvres numériques contemporaines éludent l’artiste et sa performance au profit du corps du spectateur : l’œuvre manipule le corps du spectateur en ne se révélant à lui que sous réserve d’une position ou d’un geste requis : « Dorénavant, dans le stade numérique-interactif de l'image, le corps est, directement mobilisé comme condition d'apparition des images, condition interne, et non plus externe, initiant la possibilité d'un vocabulaire esthétique du lien image-geste » (Weissberg, 2006 : 52). L'image actée est une image indexée sur l’individu, générée par les gestes de l’utilisateur. Cette activité tactile est nommée geste interfacé89

Jean-Louis Weissberg souligne le caractère unique d'une consultation interactive entre le monde de l’auteur du message et celui du destinataire, ce qui constitue le cadre du séminaire Action sur image. Luc Dall’Armellina (2006 : 191- 214) en observe l’usage avec le concept de praxis hypermédia, Vincent Mabillot (2006 : 35-50) étudie la perméabilité sémiotique entre le monde fictionnel et le monde physique hors cadre à travers le jeu vidéo, alors que Franck Renucci (2003) en définit le parcours avec la notion de boucle du regard dans le film interactif. Chacun montre comment l’interactivité brouille la coupure sémiotique de la rampe telle que la décrit Daniel Bougnoux (1996) dans son

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89 « Geste interfacé : hybridation du geste sur une interface (cliquer sur la souris, par exemple) et de sa signification imaginaire dans un contexte sémiotique donné (par exemple ouvrir une porte si le clic est déclenché sur la poignée). Ce geste provoque un court-circuit entre l'acte corporel soumis aux contraintes physiques de la souris (ou de tout autre interface) et le regard (ou l’ouïe) dans une seule et même nouvelle perception (regard manuel, par exemple) et donc aussi une nouvelle pensée. » (Weissberg, 2006 : 263).

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analyse à propos du spectacle. Il ne s’agit plus d’une représentation narrative fermée d’un auteur à l’attention d’un spectateur réceptif, mais d’une négociation entre un auteur et un utilisateur actif (cf. Figure 11, p. 81). Nous observons une redistribution ouverte des rôles de chacun, dans une communication dont le vecteur n’est plus vertical (autoritaire) mais horizontal (participatif)90.

Le métarécit

Ce récit individuel se distingue du récit traditionnel de l’auteur et définit l'hyperfiction comme une écriture mouvante entre divers cheminements narratifs. Pierre Barboza (2006 : 99-121) nous propose d'interpréter cette individualisation des parcours comme un métarécit, le récit de l'interacteur dans l'hyperfiction. Le métarécit est donc rendu possible par cet opérateur qu’est l'interactivité. Il résulte d’un parcours individuel. Pierre Barboza attire notre attention sur le fait que la non linéarité n'est en fait perceptible que du point de vue de l'auteur, de même que la multiplicité des lectures. Le spect-acteur, bénéficiant d'une délégation d'énonciation, crée un métarécit, qui, dans son ensemble, présente un schéma

90 Voir à ce propos notre analyse de la médiation par le design interactif du discours de l’enseignant en différé (Bréandon et Ben Amor, 2011 : 303-314).

Figure 11 : le flux de la représentation

Média non interactif

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linéaire (avec un début, un milieu, une fin). Celui-ci reste singulier par rapport à d'autres lectures.

La praxis hypermédia

Luc Dall’Armellina (2003) insiste sur la valeur d'usage qui s'établit dans l'interaction homme-machine, au moyen d’un concept triangulé entre l’interface, l’interactivité, et l’usage qui en est fait. Il identifie l'écran numérique comme un milieu où une triangulation s'opère entre l'espace (image), le temps (récit), et l'opérabilité (calcul). Les signes numérisés sont devenus signes e-mouvants91

91 « Signes e-mouvants : cette notion désigne la singularité des signes constituant du dispositif hypermédia : soit des signes opérables, donc dynamiques, mouvants. La nature (formelle, iconique, indicielle) du signe semble s'effacer dans la plupart des dispositifs au profit de leur mode d'apparition, de présence et de comportements. » (L. Dal’Armellina, 2006 : 268).

du fait de leur modification possible à tout moment grâce à la programmation : « Ainsi l'écran, d'espace de représentation, s'est-il mué en milieu ou environnement en faisant émerger un nouveau régime sémiotique. » (Dall’Armellina, 2006 : 191). L'opérabilité de ces signes est la condition même de l'interactivité définissant la praxis comme une intersection espace-temps- opérabilité. La figure batesonienne de la communication sous forme d'une entrée dans l'orchestre (Winkin, 2001 : 55) se prolonge dans l'idée d'une entrée dans le flux. Tout être figure un réseau en devenir : Pierre Lévy (2001)pose la question d'une culture de la technique dont il fait un des enjeux principaux de notre époque. La notion d'hypertexte travaille la question du sens (cf. chap.3). Yve s Jeanneret refuse une sémiotique des pratiques qu’il juge partielle : « […] la relation entre les niveaux de complexité de la production du sens ne relève ni d’une simple empreinte du social au sein des discours, ni d’une théorie discursive de la pratique, ceci par ce que toute communication médiatisée est marquée par la discontinuité du lien communicationnel. » (Jeanneret, 2009 : 7). Yves Jeanneret note la relation trilogique de la communication interactive : « L’élaboration du sens se dégage dans les rapports toujours redéfinis entre préfiguration (création matérielle des formes de la communication), prétention (degré d’intervention dans le cours des pratiques) et prédilection (exercice d’une capacité des sujets à redéfinir ce qu’ils jugent interprétable). » (Jeanneret, 2009 : 7). Cette définition

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de la communication interactive résonne en tout point avec notre figure du « dess@in » modélisant le design interactif autour des trois variables esthétique, médiatique, et sémantique.

 L'hypertexte est défini comme un réseau de signes disponibles qui s'analyse plus en termes de relations qu'en termes de contenu.

La raison est ici toujours relationnelle, au sens large : on pense avec les outils. La simulation s’entend comme dimension interactive. Le temps réel de la conversation avec le phénomène est plus important que sa trace ou sa mémoire. L'ordinateur assiste une imagination vivante qui est redevenue primordiale. L'usage accouche l'image, le parcours la rend mouvante, les signes appelés par l'interacteur s'organisent en suivant une multitude de combinaisons possibles, certes prévues par l'auteur, mais choisies par l'utilisateur. La déconstruction des textes par les lectures plurielles rendues possibles par l'hypertexte et le texte contributif nous conforte dans une lecture élargie, contextuelle, et moins autoritaire. L'outil permet une reconstruction enrichie et personnalisée du texte autour des choix de lecture. Luc Dall’Armellina pose la mouvance comme fondement même de l'hypermédia.

On voit ainsi se dessiner la silhouette du spect-acteur : isolé par le cadre de l’écran où il se plonge, appareillé grâce à sa maitrise de l’outil, dilué dans le réseautage de ses contacts, distancié par l’offre infinie de l’hypertexte. L’utilisateur surfe, nage, plonge dans un immédiat incommensurable et sans mémoire. Le dispositif haptique prolonge le corps, satisfaisant ses envies (libre- arbitre, maîtrise), au moyen de l’interactivité.

La perméabilité sémiotique

Vincent Mabillot repère, dans le jeu vidéo (pour lui, un terrain expérimental du multimédia en général), la mutation de « l'image actée en acte imagé » à travers la commande d'interfaces graphiques: « l'interactivité ne transforme pas seulement l'image en un objet spectaculaire manipulable mais en une représentation de l'acte lui-même, l'icône se rapprochant de l'indice » (Mabillot, 2006 : 35). Sans remettre en cause les apports de la sémiotique, Vincent Mabillot reconsidère

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l'interface graphique du point de vue de l'usage, c'est-à-dire de sa prise en main grâce à l'interactivité. De manière traditionnelle, l'image est un dispositif de projection mentale, de représentation symbolique de l'objet. Le signe n'étant pas la chose, il y a rupture entre le réel et le représenté. Daniel Bougnoux illustre la coupure sémiotique grâce à la figure de la rampe au théâtre : les spectateurs sont face à la représentation, ils ne peuvent intervenir d'aucune manière ; ils sont les otages du dispositif narratif voulu par l’énonciateur, « le spectacle […] est le contraire du dialogue » (Bougnoux, 1996 : 16). Mais dans le cas d'une image interactive, il y a une prise en main de la part de l’utilisateur, qui devient non seulement usager, mais également co-auteur tel que le définit Jean-Louis Weissberg, partageant une co-énonciation dans un espace de représentation où il devient acteur. C'est donc l'interactivité de l'interface qui provoque la perméabilité sémiotique selon Vincent Mabillot ; le jeu vidéo accélère cette perméabilité en plaçant l'usager en vue subjective par rapport à l'objet représenté. L’image est alors un prolongement du corps de l’utilisateur qui décide des actions représentées dans l'interface en vue subjective et en temps réel. Pour vérifier son hypothèse, Vincent Mabillot utilise une méthode d'analyse de la proxémie médiatée92

 La continuité est obtenue par des analogies entre les actes et leur représentation imagée. La perméabilité sémiotique repose sur des transferts indiciels ou symboliques signifiants.

; il envisage les distances intersubjectives d'un utilisateur avec son personnage. Pour qu'un dispositif interactif fonctionne, il faut qu'il y ait une continuité suffisante entre l'acteur et son personnage.

Le mouvement de la souris est associé au déplacement du pointeur. Dans ce cas, le pointeur à l’écran est lui-même un personnage. Il y a transfert indiciel lorsque le personnage est dépendant de l'usager (le pointeur est dépendant du

92 « Proxémie médiatée et proxémie spéculaire : enjeu des distances intersubjectives de l'acteur avec son personnage. Ce concept reconsidère la proxémie (système de distances relationnelles entre les individus proposé par d’E.T. Hall) dans les dispositifs interactifs. La proxémie médiatée s'articule sur trois axes de proximité (acteur - personnage, personnage - personnage, acteur – acteurs). Les individus « joueraient » avec ses trois distances/rapprochements pour construire leurs relations à l’« autre » au travers de la médiation. La proxémie spéculaire concerne l'analyse proxémique sur l'axe acteur – personnage ». (Mabillot, 2006 : 263).

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mouvement de la souris) il y a transfert symbolique lorsque l'usager dépend du personnage (situation contraignante dans l'environnement virtuel).

 Ainsi l'image ne remplit pas seulement les rôles de lisibilité et de visibilité : son usage lui confère une sensibilité à travers les diverses manipulations liées à l'interactivité.

La boucle du regard

C'est cette projection que Franck Renucci (2003) expérimente dans l'analyse du film interactif, au moyen du concept de corps filmique93 tout d'abord. Le film interactif est un corps mouvant, constitué de plans et de séquences qui assurent la cohérence et l’harmonie, dont le rythme est délégué au regard du spect-acteur, selon un second concept, celui de la boucle du regard94

93 « Le corps filmique : Nous appelons corps filmique un film “désirant”, ouvert, dont le récit filmique peut être modifié par le spect-acteur La non-linéarité du récit filmique crée un éparpillement des indices qui suscite une participation du spectateur propre à l‘énonciation filmique », F. Renucci (2004, absence de pagination) ; disponible sur http://hypermedia.univ- paris8.fr/seminaires/semaction/seminaires/txt03-04/seance3/seance3.htm, consulté le 17/03/12.

. Le spect-acteur ne construit pas la diégèse, il la révèle à partir de son regard en parcourant l'application, dans une sorte de coproduction avec l’auteur. Les ruptures générées par la consultation interactive du film provoquent un enchaînement des plans non linéaire et une dilatation du temps. Cependant ces actions n'interviennent pas sur les bases du récit, elles n'en entament pas la cohérence et l'harmonie, elles en modulent simplement la narration. Nous retrouvons dans le film interactif la perméabilité sémiotique entre le corps du récit émis par le producteur et la boucle du regard effectuée par l’utilisateur. Franck Renucci illustre cette posture avec l'image de la bande de Möbius : le spectateur devient spect-acteur, et dans un même mouvement se trouve, physiquement et d'un point de vue fantasmatique, au cœur même de la production. Il est à la fois l'extérieur et l'intérieur de la production.

94 « Nous définissons la boucle du regard comme un événement qui propose au spectateur, à travers un processus d’interactivité, de participer au film en conservant la continuité de son histoire, le rythme de son énonciation et l’harmonie de sa composition. » Renucci (2004 absence de pagination), idem.

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 L’intervention active du spect-acteur constitue une pulsion scopique95

Sensibilité chez Vincent Mabillot, pulsion scopique pour Franck Renucci, l'intervention du spect-acteur, à la fois perceptive et fantasmatique, brouille les limites entre la fiction et la réalité en établissant une perméabilité sémiotique. Cette perméabilité crée une expérience unique dans la consultation du message, puisqu’elle est inhérente aux aléas de la navigation interactive et hypertextuelle. Pour Pierre Barboza, la lecture du message construit par l’utilisateur révèle un récit unique et éphémère, une vision individuelle, un récit choisi sur le récit proposé.

indiquant la présence du regard.

Cette série de définitions des termes spécifiques à l’analyse de la production multimédia étant achevée, nous les employons à présent pour circonscrire la notion de réalité, expérience phénoménologique individuelle, selon notre variable médiatique du design interactif. La manipulation du dispositif de communication visuelle engendre un design singulier le temps de la consultation de l’application et suivant le contexte extradiégétique. Quelle réalité expérimente l’utilisateur alors que la perméabilité sémiotique brouille les repères sémiotiques habituels ? Comment se construit-elle alors que le réel (de l’ordre de la nature) impacte l’existence du virtuel, et que le virtuel provoque une réaction réelle de l’utilisateur ?