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Des insuffisances mélan comiques

Chapitre 4 Une réalité étendue

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Les collages surréalistes forment, comme nous l‟avons précédemment évoqué au premier chapitre, une structure métaphorique au service d‟un transfert de sens. Le genre comique agit tout autrement bien qu‟il partage certaines des caractéristiques de la métaphore. L‟objet même du ridicule rend visible chez l‟homme une très forte propension à la réalité, à tel point que celle-ci s‟immisce totalement dans son propre corps. De cette manière, l‟aspect ridicule de l‟homme parvient à être contemplé pour son impuissance à vivre, rendue publique, et ce à travers la faille de son corps. Plus exactement, le sujet comique vit d‟une mort qu‟il cultive intérieurement tout le long de son existence, et qu‟il dénie formellement au contact de l‟extérieur.

fig.42. Diffusion non autorisée. Max Ernst, La belle saison. Huile sur toile, 58 x 108 cm.

L‟œuvre ci-dessus du peintre allemand Max Ernst (1891-1976) rend visible le squelette d‟un animal de montagne à l‟allure très offensive. Cette allure virtuelle détermine clairement que l‟aspect comique de cette œuvre se situe à l‟intérieur du creux figuré pour chacun des organes. L‟animal semble être figé par la réalité qui le pourfend. Le souffle extérieur de la réalité soutient la vie de l‟animal. La réalité occupe tout l‟espace de l‟image, l‟animal devenant objet du décor.

Néanmoins, tout sujet comique transmet des valeurs positives à l‟intérieur même de sa représentation, même si la vue de son corps est établie à partir de sa décomposition

physique ou qu‟une déformation quelconque introduirait de la laideur. Dans la représentation surréaliste, la réalité s‟empare des corps et les meut. Ce qui soutient les corps comiques ne devient plus le vide nihiliste, mais la trame de la réalité. La réalité s‟empare du Moi, de l‟âme, et sature la conscience du sujet. Le sujet comique devient objet ou support du fait que la réalité apparaît à travers la césure charnelle de son corps physique : « Dans la substance, creux et plein sont surimprimés et soudés. Dans le regard, deux creux font un plein : ce plein, c'est le noyau psychique, avec les ondes physiques tout autour1. »

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fig.43. André Masson, Le fauteuil Louis XVI. Huile sur toile, 1938, 73,6 x 59,7 cm. fig.44 (droite). René Magritte, Le thérapeute. Gouache sur papier, 1937, 33 x 27 cm.

L‟aspect comique fait état d‟une virtualité résiliente à l‟intérieur de l‟esprit, remplaçant en permanence la réalité. Le tableau intitulé « Le thérapeute » peint par René Magritte en 1937 suivi en 1938 de l‟œuvre d‟André Masson intitulée « Le fauteuil Louis XVI » illustrent toutes deux l‟altérité avec les sens du monde. Sans nul doute André Masson réinterprète « Le thérapeute » de René Magritte. La nature occupe une place prééminente à l‟intérieur de ces deux tableaux, opérant une oscillation entre l‟être et le non-être formant très justement le comique shakespearien. La nature propre au romantisme et à l‟idéal du sublime se prolonge et se greffe dans le surréalisme où elle paraît jouer le rôle de remplaçante à l‟identité enfouie du comique et à l‟identité détruite du tragique :

« Ce qui vit oscille entre une perpétuelle naissance et une perpétuelle mort, ce qui bouge dans le langage, quand il se veut « autre », oscille entre l'usage et le dérèglement, entre une forme et une matière, entre la volonté et le hasard, entre sens et non-sens1. »

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Les comiques se livrent à un jeu très sérieux inspirés par la seule irréalité : confondre chaque essence vivante pour en extraire les limites raisonnables et son étendue cachée, imaginée :

« Les sources coulent au milieu des campagnes, parfaites avant de s'embourber au milieu des villes, les fantômes ne sont pas des sources, mais aussi grands qu'ils apparaissent, ils sont les vrais miroirs de notre vie. Maintenant que je suis perdu pour toujours dans le sens des hommes, cela va bien faire de leur dire toutes ces choses. Je vous lègue au hasard, vous autres, spectres, nagez dans vos rivières froides sans songer qu'il y a aussi ceux-là mêmes que vous avez condamnés : les rêveurs du moment1. »

Une des expériences de l‟artiste surréaliste espagnol Salvador Dali (1904-1989) fut de se fondre physiquement dans son œuvre. Lorsqu‟il commença à peindre une écaille de poisson, des mouches vinrent se coller à lui, plus précisément sur la gerçure de sa commissure des lèvres qu‟il préféra garder en l‟état et jouer avec : « J‟étais entièrement nu et mon corps avait été aspergé par le liquide d‟une bouteille de fixatif qui s‟était renversée. Je suppose que c‟est ce liquide qui les attirait2

. » L‟imprégnation du Moi avec l‟extérieur révèle que le liquide incorpore la chair de Dali qui, préoccupé par sa gerçure, se situe déjà à un lieu autre que celui de la réalité. La gerçure n‟est pas un prétexte, mais plutôt une obsession, au contact avec sa langue, elle ordonne un rythme unique à employer pour peindre « Ma gerçure était un véritable chantier d‟écailles semblable à du mica. Dès qu‟on en enlevait une, une nouvelle naissait au coin des lèvres3. ».

La gerçure comme l‟écaille transforme l‟absence en une réapparition. L‟écaille/gerçure est un guide matériel qui relance le sujet pour atteindre le lieu où tout se subsistera en l‟état. Cette expérience vécue du lieu de l‟objet créée jusqu‟à son « géniteur créateur » est semblable à l‟une des réflexions de René Crevel :

« C‟est que, à la vérité (et l‟œuvre de Dali est la plus émouvante illustration de cette vérité), il s‟agit non de se perdre dans sa propre ombre mais de se trouver dans les choses, de chercher le perpétuel, non dans la stabilité (la stabilité n‟existe pas ; elle n‟est que le premier mouvement, le départ au ralenti de la décomposition) mais dans le mouvement4. »

1 La Révolution surréaliste, op.cit., p. 16.

2 S. Dali : Le Journal d’un génie, Paris, La Table Ronde- Gallimard, 1964, p.186. 3 Ibid., p.187.

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La figuration comique du surréalisme décrit une âme esseulée. Cette âme esseulée devient l‟émanation grossière d'un corps également absent mêlant, traversant et incorporant la présence hyper-objective et l'essence spirituelle où le « Je » et « les autres » s'y entremêlent dans l'espace du Moi. Néanmoins, le « Je » émerge toujours. Le philosophe français Frédéric Paulhan (1856-1931) écrit à propos des multiples personnalités de l‟homme :

« D'étranges compromis naissent et se multiplient. L'homme est double, il est lui, il est les autres. Il sent, il pense, il agit avec ses deux natures. La logique ordinaire est ici outrageusement violée, mais l'homme sent, pense et agit contradictoirement, en conformité avec sa nature contradictoire, pour parer à des conditions de vie contradictoires aussi, et de ce point de vue, il est très logique. En présence des contradictions du monde, il réagit différemment avec deux parties distinctes de sa personnalité1. »

L‟homme et les « deux parties de sa personnalité » évoquées par Frédérique Paulhan, nous les assimilons aux genres exclusifs tragiques et inclusifs comiques.

fig.45. Diffusion non autorisée. Otto Dix, Les Joueurs de Skat. Huile et collage sur toile, 1920, 87 x 110 cm.

Le tableau intitulé « Les Joueurs de Skat » illustre parfaitement l‟incursion faite par la réalité violente de la guerre à l‟intérieur des corps représentés autour d‟une table de jeu. L‟identité des joueurs est présentée de manière fragmentaire. La réalité de la guerre les a « irréalisés », laissant place aux stigmates du conflit. Leur identité devenue méconnaissable, le surréalisme touche à l'informe. La laideur est mise en lumière afin d‟établir le contraste avec la beauté et ainsi élaborer une vision grotesque :

« Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l'on a besoin de se reposer de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un temps d'arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d'où l'on s'élève vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée2. »

1 F. Paulhan : La morale de l’ironie, Paris, Félix Alcan, 1933, p. 36. 2

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La laideur des personnages réunit un ensemble de détails qui rend compte de leur inexistence. Ces détails s‟harmonisent avec la réalité mais ne reproduisent en aucun cas l‟homme dans la puissance de son être.

fig.46. Diffusion non autorisée. Otto Dix, Le Docteur Hans Koch. Huile sur toile, 1921, 90 x 100,5 cm.

fig.47. Diffusion non autorisée. Otto Dix, Portrait du peintre Adolf Uzarski. Huile sur toile, 1923, 76 x 110 cm.

Les deux portraits présentés ci-dessus illustrent le décalage ironique entre l‟attachement de l‟homme à ses pensées fictives, virtuelles, et au mouvement libre et imprévisible de son corps. Le sociologue et philosophe français Georges Palante (1862- 1925) entend l‟ironie comme un phénomène intellectuel en indiquant à son tour que :

« Ce qui caractérise l'ironie, c'est une intellectualité très lucide, très consciente des choses et d'elle-même. Toutefois n'oublions pas que le trait essentiel de l'ironie se trouve dans cette dualité de pensée que nous avons dite, dans cette « Doppelgangerei » qui scinde l'être conscient en deux parties, qui la brise, le désagrège, le rend multiple et inconsistant à ses propre yeux1. »

Les personnages semblent effectivement concentrés dans de profondes pensées, tandis que le relâchement de leurs corps semble suivre le fil de leur réflexion. Leurs gestuelles occupent l‟espace de leur commune solitude. Ils incorporent l‟inconnu de la réalité et divisent l‟unité de leur « Je ». La philosophe allemande Hannah Arendt (1906- 1975) affirme quant à la dualité du « Je » conscient :

« L'activité mentale [...] la pensée tout spécialement Ŕ le dialogue silencieux du je avec lui-même Ŕ peut se concevoir comme l'actualisation de la dualité originelle de la faille entre moi et moi- même inhérente à toute conscience2. »

1 G. Palante : op.cit., 1909, p. 70. 2

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La réalité qui les entoure rejaillit sur leur gestuelle. Chacun de leurs regards, orientés vers le lointain, se trouve être en décalage avec l‟espace confiné de leur univers. Leurs regards semblent penser l‟objet de leurs propres pensées. Le philosophe français François Chirpaz (1930) écrit : « Le mépris du corps repose sur une déréalisation de la matière. Puisque seul l'Esprit est l'Être, la matière n'est rien1. ».

Parallèlement à ces deux œuvres d‟Otto Dix, l‟ouvrage intitulé « Sens magique » de Malcolm de Chazal retrace en amont l‟origine de chaque chose, proposant un parcours à contre-courant. Le caractère comique de cette composition poétique résulte du fait qu‟elle prend chaque objet à rebours de son existence, telle la figure du distrait qui ne retient que la finalité de ce qu‟il aperçoit :

« Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie…Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d‟agir ; ils perçoivent pour percevoir, - pour rien, pour le plaisir2. »

Lorsque Bergson observe la distraction des hommes et écrit à ce propos qu‟ « ils perçoivent pour percevoir », il décrit ce que Claude Saulnier appellera plus tard une « fiction de la fiction » propre au « luxe du réflexe psychique ». Cette intégration aux choses explique de fort bonne manière la volonté chez l‟homme comique de fuir l‟enveloppe de son corps pour habiter de simples objets, d‟où il extrait du plaisir. L‟homme comique vit ainsi pour le plaisir que lui procure le transfert psychique de l‟imagination, et non pour ce que la réalité impose à vivre comme souffrances morales. L‟œuvre de Malcom de Chazal nous propose également des passages où la chronologie de chaque proposition retranscrit l‟idée d‟un contre courant :

« Pour attraper Le centre Il faut saisir Le cercle. Mais comme Il y a un infini De cercles

1 F. Chirpaz : Le corps, Paris, Puf, 1977, p. 103. 2

173 On n‟arrive Jamais Au centre L‟infini Sur un point Est le néant1. »

Les quatre premières lignes de ce poème forment un bloc que l‟on qualifiera de première fiction (ou première perception). Par « Pour attraper » (L1), il faut entendre « pour comprendre » ; le « centre » (L2) étant le centre de l‟homme ; « Il faut saisir » (L3) équivaut à « il faut agir » ; « le cercle » (L4) décrit de manière abstraite le périmètre des connaissances de l‟homme.

Le second « bloc » de ce poème s‟étire des lignes 5 à 10. « Mais comme il y a un infini de cercles » équivaut à écrire « puisqu‟une infinité de connaissances nous échappe », tandis que « On n‟arrive jamais au centre » signifie clairement que l‟homme ne peut se connaître avec l‟ensemble des dîtes connaissances sous-entendues plus haut.

Le troisième et dernier bloc se distingue dans les lignes 11, 12 et 13. Lorsque Chazal écrit « L‟infini sur un point est le néant », il signifie que l‟infinité des connaissances cachées ou non à l‟homme se libère depuis et dans le néant. Autrement dit, l‟addition des deux précédentes fictions se dégonfle instantanément dès que s‟achève ce troisième bloc du poème.

Les mots gagnent en puissance lorsque leur écriture délivre du sens là où ils ne sont pas sensés le faire. Retournés, ils « reproduisent » le déroulement de la narration tragique, éparpillés ou juxtaposés en oxymore, leur contradiction annule leur légitimité et leur cohérence d‟associations au moment de nous signifier leur message. De même qu‟on ne peut supprimer ou enfouir la splendeur de la nature dans sa totalité, il nous est également impossible d‟isoler chacun de ses éléments dans un ordre différent de l‟harmonie initiale comme l‟exprime le philosophe français Henri Bergson (1859-1941) : « A vouloir supprimer l‟ordre, vous vous en donnez deux ou plusieurs. Ce qui revient à dire que la conception d‟un ordre venant se surajouter à une « absence d‟ordre » implique une

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174 absurdité, et que le problème s‟évanouit1

. » C‟est en transposant par analogie ou connivence plusieurs éléments entre eux que l‟idée d‟ordre disparaît et aboutit à une manipulation venue de l‟esprit. L‟esprit c‟est la matière, son contact, sa métamorphose, son ombre secrète qui révèle à chaque instant le contour exact de chaque objet.

Henri Michaux nous propose de son côté d‟effacer en nous ce qu‟il y a de diversité et de chercher une base d‟où l‟on puisse commencer à zéro : « Qu’est-ce qu’une civilisation ? Une impasse »2. Michaux prône un exil intérieur. L‟homme qui finit par connaître sa différence se réconcilie avec lui-même avant d‟aboutir au néant. La vie est séparation et contradiction :

« Le cosmique, serait-ce la manière dont le sacré, se voilant comme transcendance, voudrait se faire immanent, la tentation donc de se fondre avec la fiction de l‟univers et de se rendre ainsi indifférent aux vicissitudes harassantes du proche (du voisinage), petit ciel en qui l‟on survit ou avec qui l‟on meurt universellement dans la sérénité stoïcienne, « tout » qui nous abrite, en même temps que nous nous y dissolvons, et qui serait repos naturel, comme s‟il y avait une nature en dehors des concepts et des noms ?3 »

La différence une fois dévoilée réunit en un « Tout » une perception unique de la vie, ce qui forge la « vraie » identité. Ce qui est valable pour l‟individuation est valable pour la collectivité. Pour créer de l‟identité, c'est-à-dire réunir des forces éparpillées et non investies de Volonté, il faut paradoxalement établir un retrait qui, par la non-appartenance au reste du groupe, deviendra la différence fondatrice d‟une cité : « La poésie est la redécouverte de soi contre la tribu4. »

1 H. Bergson : op.cit., p. 109. 2 H. Michaux : op.cit., p. 45. 3 M. Blanchot : op.cit., p. 121. 4

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Partie II : Le genre comique :

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Chapitre 5 :