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RÉACTIVITÉ ÉMOTIONNELLE AUTONOME DIFFÉRENTIELLE CHEZ LES

8.1 Réactivité émotionnelle différentielle en psychopathologie

Nous nous sommes jusqu’à présent intéressés uniquement à la réactivité émotionnelle différentielle chez le sujet sain. Une suite logique, eu égard aux corrélats en termes de personnalité dans de nombreuses affections psychiatriques (Basiaux et al., 2001 ; Cloninger, 2000 ; DeFruyt et al., 2006 ; Hansenne et al., 1998, Hansenne et al., 1999b ; Le Bon et al., 2001 ; Masse & Tremblay, 1997 ; Svrakic et al., 2002 ; Richter et al., 2000) est naturellement d’investiguer la possibilité que ces différences observées chez le sujet sain se retrouvent, éventuellement à des degrés plus marqués, chez le sujet pathologique. En effet, plusieurs affections psychiatriques sont notamment caractérisées au niveau de la personnalité par des scores particulièrement élevés ou bas à certaines dimensions, ainsi que par des symptômes observables directement liés aux aspects affectifs (voir section 2.1.4 ; Herpertz et al., 1997 ; Herpertz et al., 2001a et b ; Raine et al., 1996). Cette démarche s’inscrit naturellement dans un cadre théorique dimensionnel de la définition des affections psychiatriques, soit la conception selon laquelle normal et pathologique se situent à différents niveaux d’un même continuum (Trull, 2005), plutôt que selon des catégories distinctes.

Le présent travail ne prétend pas investiguer la question de façon exhaustive, mais présente à titre d’exemple des pistes possibles, une expérience réalisée dans ce cadre, qui s’intéresse à la variabilité observée entre un groupe de patients déprimés et un groupe de sujets sains, quant aux réponses émotionnelles autonomes à des stimulations neutres, plaisantes et déplaisantes.

8.2 Personnalité et réponses émotionnelles chez les patients déprimés

L’épisode dépressif majeur est une affection psychiatrique classée par le DSM-IV parmi les troubles de l’humeur ; sa prévalence est élevée (10 à 25% chez les femmes et de 5 à 12% chez les hommes), et, bien qu’il soit aujourd’hui bien traitable (combinaison de pharmacothérapie et psychothérapie), il présente un risque de rechute élevé, ce qui a amené à suggérer de le caractériser comme affection chronique (ou récurrente) (APA, 1996 ; Kessler, Merikangas, & Wang, 2007). L’épisode dépressif majeur est associé à des facteurs de vulnérabilité multiples, endogènes (sexe, âge, facteurs neurobiologiques) comme exogènes (facteurs socio-économiques), et a été mis en relation significative avec d’autres troubles psychiatriques tels que les troubles anxieux et l’abus de substances, principalement (Kessler et al., 2007).

Parmi les symptômes de l’épisode dépressif majeur se retrouvent les symptômes affectifs : humeur dépressive (i.e., tristesse) et anhédonie (perte d’intérêt et/ou de plaisir). Le classement du trouble dépressif parmi les troubles de l’humeur atteste de l’importance majeure des symptômes affectifs comme descripteurs de l’épisode dépressif, qu’il s’agisse d’une augmentation des affects négatifs, et/ou d’une diminution des affects positifs. De ce fait, la réactivité émotionnelle chez les sujets déprimés est d’un intérêt majeur pour la compréhension de cette maladie, c’est pourquoi de nombreuses études ont investigué les modifications de la réactivité émotionnelle chez ces patients, en cela incluse la réactivité émotionnelle somatique autonome (réponse électrodermale, modification du rythme cardiaque et de la pression sanguine, réponses respiratoires) (e.g., Albus, Muller-Spahn, Ackenheil, & Engels, 1987; Dawson, Shell,

& Catania, 1977; Iaccono, Lykken, Haroian, Peloquin, Valentine, & Tuason, 1984;

Lewinson, Lobitz & Wilson, 1973; Rottenberg, Kasch, Gross & Gotlib, 2002;

Rottenberg, Wilhelm, Gross & Gotlib, 2003; Rottenberg, Gross & Gotlib, 2005 ; Sigmon & Nelson-Gray, 1992 ; Sloan, Strauss, Quirk, & Sajatovic, 2001). Ces études se sont globalement référées à trois hypothèses sur la modification des réponses émotionnelles chez le sujet déprimé. Une première hypothèse est l’augmentation des affects négatifs, du fait d’une humeur négative observée de

façon classique chez les sujets déprimés, et qui jouerait un rôle de priming émotionnel, favorisant la perception, l’interprétation et le ressenti d’émotions négatives ; certains travaux rapportent ainsi une accentuation des réponses émotionnelles à des stimulations déplaisantes chez les sujets déprimés (Lewinson et al., 1973; Sigmon & Nelson-Gray, 1992). Une autre hypothèse est que les affects positifs sont spécifiquement diminués chez les déprimés, ceci en relation avec un système motivationnel (appétitif) affaibli (Sloan et al., 2001). Finalement, d’autres auteurs penchent pour un émoussement général des affects dans la dépression, certains travaux rapportant une diminution à la fois des réponses aux stimulations plaisantes et déplaisantes (Albus et al., 1987; Dawson et al., 1977; Iaccono et al., 1984; Rottenberg et al., 2002; Rottenberg et al., 2003; Rottenberg et al., 2005) ; cette hypothèse soutient que la dépression serait une réponse adaptative protectrice qui déconnecte et insensibilise globalement l’individu de son environnement (emotion context insensitivity-ECI). Une récente méta-analyse conduite sur 19 études conclut que l’hypothèse d’un émoussement affectif global serait celle qui explique de la façon la plus économique l’ensemble des données analysées : une diminution des réponses est en effet observée à la fois pour des stimulations plaisantes et déplaisantes, même si la diminution est plus importante pour les réponses aux stimulations plaisantes (Bylsma, Morris, & Rottenberg, 2008) ; les résultats de la méta-analyse sont en outre similaires lorsque les données sont séparées entre les réponses émotionnelles subjectives, les réponses somatiques, et les réponses comportementales (i.e., expressives).

D’autre part, l’épisode dépressif majeur a été largement étudié en regard de la personnalité, de façon à mettre en évidence des vulnérabilités, mais aussi des marqueurs-état de cette pathologie. De nombreuses études font ainsi état d’une augmentation aux scores d’évitement du danger ou de neuroticisme, pendant l’épisode dépressif (Hansenne et al., 1998, Hansenne et al., 1999 ; Richter et al., 2000) ; l’augmentation des scores à ces dimensions reflète les modifications comportementales (et des tendances comportementales) classiquement observées dans la dépression (inhibition des comportements, fatigabilité, …), et largement redondantes avec les échelles de personnalité associées au BIS ; par ailleurs, il a été montré que les scores élevés en neuroticisme/évitement du danger observés pendant l’épisode dépressif diminuent lors de la rémission (Hansenne et al., 1999;

Richter et al., 2000), bien qu’ils restent supérieurs aux scores d’un groupe de sujets sains. D’autres dimensions ont été mises en relation avec l’épisode dépressif majeur, notamment le score au caractère autodétermination, classiquement bas chez des sujets déprimés par rapport à des contrôles sains (Hansenne et al., 1998, Hansenne et al., 1999). Récemment, Cloninger et al. (2006) ont montré que l’évitement du danger (score élevé) comme l’autodétermination (score bas) constituaient des facteurs de vulnérabilité qui prédisaient le score à l’échelle de dépression CES-D (Center for Epidemiologic Studies-Depression) un an plus tard.

Ainsi, des facteurs tempéramentaux (associés au BIS) comme des dimensions de la personnalité associés aux apprentissages (i.e., caractères) influenceraient la probabilité de présenter un épisode dépressif. Par ailleurs, une récente revue de littérature relève que certains aspects neurobiologiques (altération de l’activité adrénergique hypothalamo-pituitaire, en particulier) observés dans l’épisode dépressif majeur sont aussi associés aux dimensions associées au BIS (neuroticisme et évitement du danger), suggérant que ces dimensions et la dépression constituent des niveaux différents d’un continuum sous-tendu par des fondements neurobiologiques (Foster & McQueen, 2008). Ainsi, il semble que la tendance comportementale d’évitement (et, possiblement, la sensibilité du système défensif) se reflète dans des scores élevés aux dimensions associées au BIS.

D’autre part, les dimensions associées au BIS sont classiquement associées aux affects négatifs (et, selon l’interprétation théorique, à de moindres affects positifs), que ce soit en ce qui concerne les affects auto-rapportés (e.g., Costa & McCrae, 1980; Gross et al., 1998; Heponiemi et al., 2003; Rusting & Larsen, 1997), le traitement cognitif des stimulations émotionnelles (e.g., De Pascalis et al., 1996; De Pascalis & Speranza, 2000 ; De Pascalis et al., 2004; Gomez & Gomez, 2002) ou les réponses somatiques (e.g., De Pascalis et al., 1996; De Pascalis & Speranza, 2000 ; De Pascalis et al., 2004; Norris et al., 2007), comme décrit en détail dans les sections précédentes.

Le but de la présente étude est donc d’investiguer les relations entre la personnalité et la réactivité émotionnelle chez les sujets déprimés. Plus précisément, nous nous interrogeons sur la possibilité que les modulations de la réactivité émotionnelle somatique (mesuré par la réponse électrodermale) puissent être en partie expliquées par les changements classiquement observés dans les

scores aux dimensions de personnalité associées au BIS (ici, l’évitement du danger, Cloninger, 1987).

8.3 Méthode

7

Sujets. 20 sujets déprimés diagnostiqués selon les critères du DSM V et recrutés au service psychiatrique du CHR de la Citadelle, Liège, âgés de 23 à 59 ans (11 femmes), et 20 sujets contrôles sains appariés quant au sexe et à l’âge (±3 ans) ont participé à l’expérience. Il faut noter que des sujets ont dû être retirés des échantillons, car ils présentaient un nombre de réponses insuffisant, parmi lesquels 8 sujets contrôles et 33 sujets déprimés. Tous les sujets étaient naïfs vis-à-vis des buts de l’expérience ainsi que des images faisant partie du protocole expérimental.

Leur vision était normale ou corrigée. L’utilisation de substance psychotrope était interdite aux sujets contrôles pendant la semaine précédant l’expérience. Le protocole expérimental a été approuvé par le comité d’éthique de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Liège et les sujets ont signé un formulaire de consentement éclairé avant le début de l’expérience.

Les sujets ont rempli la version française du TCI-R (Cloninger 1999 ; Hansenne et al., 2005 ; Pélissolo et al., 2005) traduite par Pélissolo, Notides, Musa, Téhérani & Lépine. L’éveil était évalué par une échelle visuelle analogique de 10 cm avec aux extrémités « Somnolent » et « Eveillé ». Les sujets ont rempli une version française de l’échelle d’humeur Positive Affect and Negative Affect Schedule (PANAS, Watson et al., 1988, Gaudreau, 2000 pour la version française) : dix adjectifs positifs et dix négatifs sont présentés, pour lesquels le sujet doit juger dans quelle mesure ils correspondent à son humeur actuelle (« en ce moment, je me sens … ») sur une échelle de type Likert en 5 points (de 1=très peu ou pas du tout à 5=énormément). Finalement, les sujets ont rempli une version française de la BDI-II

7 Soumis à Clinical Neurophysiology/ Neurophysiologie Clinique sous le titre

« Autonomic emotional response in depressed patients: is it related to personality modifications? ».

(Beck Depression Inventory, deuxième édition, Beck, Steer, & Brown, 1996) ; tous les sujets déprimés scoraient entre 15 et 48 à la BDI-II, et les sujets contrôles entre 0 et 9.

Matériel émotionnel. Les stimulations visuelles étaient des images à contenu émotionnel, choisies dans l’International Affective Picture System (IAPS, Lang et al., 1999). Trente images furent sélectionnées : dix images neutres (des objets domestiques), dix images positives (images érotiques, scènes heureuses), et dix images négatives (situations effrayantes). Chaque image a été jugée par les sujets sur des échelles de type Likert en neuf points de plaisir (1=image très déplaisante, 9=image très plaisante) et d’éveil émotionnel (1=pas de réaction émotionnelle, 9=réaction émotionnelle intense). Les images étaient présentées sur un écran d’ordinateur (17’’, 85Hz) situé à 50 cm du sujet.

Procédure. À leur arrivée au laboratoire, les sujets complétaient le formulaire de consentement éclairé, les échelles d’éveil et d’humeur et le TCI-R, et les électrodes étaient placées. Après une période d’accommodation de 20 minutes, l’enregistrement commençait. Le protocole expérimental consistait en l’enregistrement des réponses électrodermales suite à la présentation des images décrites plus haut. Les images étaient présentées dans un ordre pseudo-aléatoire, de sorte que deux images de la même catégorie ne pouvaient pas être présentées l’une à la suite de l’autre. Chaque image était présentée 5 secondes, avec une période de 10 secondes entre chaque image (écran noir avec une croix blanche en son centre). Les sujets avaient pour consigne de regarder l’image pendant toute la durée de sa présentation puis, lorsqu’elle disparaissait, d’évaluer cette image sur les échelles de plaisir et d’éveil décrites plus haut, avant de fixer de nouveau l’écran (la croix) en attendant l’image suivante. La session durait 8 minutes et 45 secondes.

Pour ne pas perturber l’enregistrement, les sujets avaient pour consigne d’éviter autant que possible toute modification de l’activité respiratoire (respiration profonde, bâillement, parole, ...) et tout mouvement. Les sujets étaient débriefés dès la fin de l’expérience.

Les enregistrements sur les sujets déprimés ont été effectués au CHR de la Citadelle, dans une pièce calme prêtée à cette fin par le service de psychiatrie.

Malgré cette attention et nos efforts pour effectuer ces enregistrement dans les