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3.3) Questions de plasticité identitaire

En tenant des rôles, on peut engager plus ou moins de ressources identitaires. Parfois, un rôle n’engage pas grand chose de soi (chacun se compose d’une face acceptable au sens de Goffman). Mais les rôles, en tant que choix dans des répertoires et dosages personnels, contribuent souvent à moduler les identités. Ils supposent donc une certaine plasticité de l’identité. Reste à savoir si nous sommes des soi-multiples (multiple-self) ou non ?

Ceux qui se pensent multiples

Joe (cadre supérieur) ne dévoile pas son homosexualité dans son environnement professionnel. Pour autant, et sans révéler son identité, il fera lors d’un débat ouvert au public mais dans un lieu privé une sorte de coming out. A cette occasion, il affirmera son amour pour son partenaire. Ce qui ne l’empêchera pas certaines nuits, sur la plage de la Souris Chaude, de proposer anonymement sa verge à qui veut la prendre. Il se perçoit à chaque fois comme autre. Cloisonnés dans des espaces et des moments différents, ses sois semblent en apparence ne pas interférer les uns sur les autres : il est pleinement un cadre de haut vol, il est pleinement un amoureux épanoui et fidèle, mais par moment il est pleinement un « corps » voué uniquement à son plaisir. Pour autant, aucun cloisonnement n’est jamais parfait ni totalement hermétique. C’est bien sûr le cadre qui jouit du sentiment d’être un compagnon fidèle, du courage qu’il lui a fallu pour opérer un pseudo coming-out, ou qui se satisfait de ses performances sexuelles dans l’anonymat de la Souris Chaude. L’identité est l’ensemble des facettes, et ce d’autant plus que l’on peut la modifier à sa guise et que l’on est soi-même la source du changement de registre voulu et non subi.

Biche (coiffeur, transformiste, artiste à ses heures, conjoint) passe d’une conduite relevant d’un sérieux professionnel irréprochable aux emportements de la folle hystérique. Il alterne également une présentation de mâle poilu des jambes qui « n’oublie jamais de se

partenaire qui « utilise parfois un godemiché pour jouer». Les variations naissent ici du plaisir des contraires.

Bruce est à la fois un père de famille modèle, présent auprès de ses enfants et de sa femme, mais ne renonce pas à aller draguer le soir à la Souris Chaude ou à partir en vacance avec son « casse croûte » (terme macho utilisé avec parodie pour désigner un petit ami ).

Citons encore Dan, soucieux d’être conforme aux règles, qui ne trouble jamais l’ordre public, célèbre les valeurs de la famille, mais s’accorde un petit ami de seize ans alors qu’il affiche à ce jour quarante trois printemps.

3.3.1) Refuser l’ancrage de l’identité au risque du « zapping » ?

Plus l’individu se sent réduit à sa définition sociale, plus il tente d’échapper à cette assignation au risque de l’inquiétude sur sa propre normalité. L’homosexuel, pas plus qu’un autre, ne peut se passer d’un « hors norme dans les normes ». Il ne peut pas affronter tout seul les normes dominantes ; à la fois la vie communautaire l’étouffe (voir les causes de difficulté de l’association Gay-Union) mais en même temps elle le réconforte face au dénigrement social. Faute de choix idéaux, il louvoie entre déclaration d’individualisme absolu et appel à la solidarité communautaire. Réussir à conserver d’un côté sa sécurité et son bien-être, et de l’autre sa liberté et son libre-choix, nécessite une savante alchimie qui conjugue affirmation de soi et concessions .

Les variations intra-individuelles des conduites culturelles sont à la mode, il est également à la mode d’en faire la théorie (Lahire, 2004) ; on peut toutefois se demander si ces variations ne sont pas proposées en « kits » à l’individu. Mode vestimentaire, vocabulaire spécifique, conduites relationnelles, sont des manières partagées par tous pour se singulariser sans totalement sortir des normes. Sans grand investissement, ces variations permettent d’être soi parmi les autres et de se penser confortablement à la fois semblable et différent. L’engouement pour les champions de la proximité que sont les vainqueurs de la star

académie ou de loft-story atteste de ce fait (Duret, de Singly, 2003)

.

La notoriété, source de gloire, semble à portée de main pour tout un chacun. « Zapper » d’un intérêt ou d’un événement à l’autre, d’une relation à une autre, semble la conduite la plus confortable pour prendre soin de soi. Il est plus simple d’être ému par son propre sort que de se responsabiliser pour celui des autres. L’éphémère et le refus de l’attachement sont donnés comme la source

de toutes les solutions. Cette faculté à l’oubli, à tourner la page, à s’offrir un nouveau départ, est un avantage pour les homosexuels.

3.3.2) S’adapter ou périr : caméléons et clandestins résistants

Les gays sont des champions de la plasticité. Certains ramènent leur art du camouflage social à un jeu. Ce qui est donné comme une aptitude ressemble en fait à un nécessaire apprentissage puisqu’il s’agit d’une condition sine qua non pour échapper à la stigmatisation.

Plusieurs passages d’entretiens l’illustrent.

- « Quand j’étais jeune, personne ne m’a expliqué ce qui m’arrivait lorsque je prenais

du plaisir à voir mes camarades se déshabiller dans les vestiaires, j’ai appris à faire semblant tout seul, je faisais semblant de m’intéresser aux filles ».

- « Quand mes parents me questionnaient sur ma vie amoureuse, je leur disais que

j’avais une petite amie. Ainsi, ils me laissaient tranquille ».

- « A l’école, les autres se foutaient de moi et me traitaient de fille. Je leur en veux

encore, cela m’a fait mal. J’ai dû me débrouiller tout seul »

La vie sociale des gays de l’enquête, souvent très active et très mouvementée, leur a appris à faire face aux vicissitudes. Plus leur tissu relationnel est important et plus ils peuvent aménager des « couvertures ». Chacun de leurs rôles est une issue de secours. Ce sens de la survie est valorisé par l’individu « caméléon » alors qu’il est un mal nécessaire pour le « clandestin résistant ». In fine, le plaisir de jouer leurs rôles sociaux distinguent les « caméléons » des « clandestins résistants », les premiers y voient une source d’évolution personnelle, les seconds une entrave.

Le respect des normes hétérosexuelles impose parfois l’adoption d’une vigilance de tous les instants. La liberté d’être, parenthèse existentielle, est un luxe qui n’est pas permanent. Les rôles sont alors protection mais aussi coercition. Pierre vit dans un monde professionnel tolérant ; pour autant, il doit masquer impérativement sa sexualité au risque d’une stigmatisation sans retour possible. Lorsqu’il est à la plage de la Souris Chaude, il doit demeurer attentif à ne pas se placer « à découvert » pour ne pas se faire prendre sur le fait par un « étranger » au lieu. La rencontre fortuite reste possible, elle doit cependant se limiter entre initiés partageant les mêmes goûts. « Entre nous, il n’y a pas de problème. Un pédé qui

en rencontre un autre n’est jamais dangereux. Si tu ne t’en étais pas aperçu, c’est rare mais cela peut arriver, tu te dis simplement : eh bien celui-là, il cachait bien son jeu». Dans le

domaine de la séduction, un homme qui s’intéresse à une femme peut voir se solder sa tentative par un échec, l’affaire s’arrête là. Un homme qui s’intéresse à un homme voit en outre sa tentative soldée par la calomnie et la « mauvaise réputation ».