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3.5) L’accélération non maîtrisée de la mutation des valeurs

La condamnation de l’homosexualité devient un discours moins unanime. La question divise le monde politique. Pour certains (comme le maire du Tampon) l’homosexualité « c’est contraire à la morale » pour d’autres (comme le maire de Ste Suzanne) « il faut vivre avec son temps ». Les anciens s’inquiètent de la déliquescence de l’ordre moral. Les homosexuels se sentent directement visés ; pour dépersonnaliser cette attaque, ils la décrivent comme un refus du changement dans son ensemble. Plutôt que de célébrer un passé tourmenté, les homos préfèrent essayer de marier tradition et avenir. Loin de se considérer comme une forme de dégénérescence, ils se pensent comme faisant partie de l’évolution de La Réunion vers son futur.

Les transformations sociales à La Réunion peuvent se décrire, en terme de niveau de vie, comme le passage d’une société de type « tiers monde » à une société ayant subitement accès à toute la consommation. La célérité du changement sans véritable période de transition a modifié profondément les attentes. De nos jours, même les plus humbles familles veulent des véhicules flambant neufs devant leur porte, une parabole sur le toit, et disposer d’un téléphone mobile par personne. Cette « révolution » des modes de vie s’accompagne d’un choc des générations. Les anciens sont méfiants face à la consommation quand les jeunes ne jurent que par elle. La difficulté d’adaptation à la technologie des anciens est lue par les jeunes comme une incapacité d’ensemble. Comment faire confiance aux anciens quand ils sont incapables de faire fonctionner un ordinateur ? Ils ne sont plus dans le coup ! Les jeunes ont fait de la consommation un vecteur d’émancipation.

L’évolution des modes de vie est tel qu’il est difficile de ne pas remettre en cause les « vieilles » valeurs du travail. Au risque de la caricature à la morale de l’effort du monde ouvrier (dureté au mal dans l’effort, capacité à se serrer la ceinture, partage du peu que l’on a dans la dignité) s’est substituée une morale plus hédoniste de la consommation. Faisant

référence à l’occidentalisation et au « Mac Monde », Ama Mazama (Conde, Cottenet-Hage, 1995, p93)1 va jusqu’à parler de « génocide mental et culturel»

Pour grand nombre de jeunes actuels, les « gramoun » n’ont plus ni l’autorité ni la notoriété d’antan. Ils sont considérés inaptes à l’éducation et au conseil. Leurs valeurs ne sont que des vestiges d’un temps passé. En l’absence d’une « pédagogie » à la consommation, la devise semble être « je consomme donc je suis ».

Les avancées de l’homosexualité s’opèrent dans cette logique de prise à contre-pied des anciennes générations. Le refus de l’héritage culturel transgénérationnel vaut donc aussi pour le domaine des mœurs. Mais il s’agit plus de se définir en opposition que de véritablement adhérer. Les trois générations ont trois attitudes différentes face à l’homosexualité. En trois générations, les réunionnais ont basculé d’une interdiction légale vers une homosexualité reconnue. La question de l’homosexualité se joue dans ce basculement normatif intergénérationnel. Certes, les homosexuels de l’enquête craignent la vindicte et le la di la fé ; mais en approfondissant les motifs de ces craintes, il apparaît rapidement que les jeunes générations n’y sont pour rien. Les entretiens révèlent que ceux qui en sont responsables ont au moins une quarantaine d’années, ils détiennent un pouvoir économique et parfois politique.

Mais la peur est aussi celle qu’on a de heurter les siens et de décevoir les membres de sa propre famille. Aussi, les grands-parents sont-ils quasi-systématiquement « épargnés » ; l’homosexuel ne leur dit rien de son homosexualité. Par contre, frères, sœurs et cousins partagent très souvent le secret et sont mis dans la confidence.

En résumé, l’homosexualité est toujours source de déshonneur pour les seniors. Elle devient un objet simple de raillerie pour les quadragénaires. Chez les jeunes d’une vingtaine d’année, elle peut être analysée comme une sorte de revanche prise par une sexualité différente (même si elle évoque encore aussi une forme de faiblesse). En réalité, la plupart des jeunes n’ont que faire de l’homosexualité. Elle s’est en somme banalisée au point qu’ils ne sont ni pour ni contre. Encore faut-il distinguer le fait de porter un jugement positif sur la question et celui d’être directement concerné par la question. Ainsi, à la question qu’est-ce que pour vous l’homosexualité ? De nombreux jeunes répondront : « c’est une pratique

sexuelle qui ne regarde que ceux qui s’y adonnent, c’est leur problème, pas le mien ». Mais à

la question « est-ce que vous iriez à un repas en tête-à-tête si vous étiez invité par un

homosexuel ? » La plupart répondront « Ca va pas non ? Je ne suis pas un pédé ! ». La

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bienveillante neutralité est sous tendue par le fait de ne pas être directement concerné. Etre bienveillant oui, mais à condition de ne pas laisser planer de doute sur sa propre identité sexuée. Laisser aux autres la liberté de faire ce qu’ils veulent ne signifie pas abolir son propre sens de la normalité, ni vouloir faire ce qu’ils font. La grande différence entre les jeunes et les plus âgés est que la Bible n’est plus le référent ultime pour dire leur morale (et ce même s’ils sont chrétiens).

Du reste, comment pourrait-on défendre l’idée d’un rigorisme moral quand, invoquant la hausse du mercure dans le thermomètre, la population féminine passe la plupart du temps à « s’exhiber » dans des tenues largement dévêtues ? Le climat tropical n’est pas seul responsable ; si nous ne faisons pas la météo, nous décidons de nos manières de nous vêtir. Les tenues actuelles sont en totale rupture d’avec les tenues citadines portées il y à 20 ans. Les racines (illusoires) auxquelles les jeunes tiennent sont plus celles de la Jamaïque que de « La Réunion lontan ».