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3.4) La sexualité comme ressource identitaire

Les « caméléons » et les « clandestins » reconnaissent que leur inclination homosexuelle pourrait être cultivée comme une distinction, mais c’est un luxe qu’ils ne peuvent s’offrir. Ils en feraient volontiers un symbole d’excellence. Une sexualité ne permet cependant pas d’évaluer la valeur d’un l’individu ; n’est-il pas aussi ridicule de considérer l’homosexuel comme supérieur que comme inférieur ? Le dénigrement est une ressource identitaire employée d’autant plus aisément que l'on n'est pas sûr de ses propres qualités.

3.4.1) Un groupe stigmatisé, pas de véritable communauté mais une demande en hausse

Affirmer l’existence au niveau local d’un groupe social homosexuel étant de l’ordre d’une communauté serait une grave erreur. L’observation des différents acteurs, de leurs modes de vie, des relations qu’ils entretiennent entre-eux et avec le monde hétérosexuel, atteste de la plus grande diversité. Globalement, être homo sur l’île relève plus du fardeau à assumer que de la fierté qui soutient. Aucun espace hormis ceux restreints et décrits (une boîte de nuit, deux magasins, une plage et quelques lieux épars connus des seuls initiés), aucun quartier (du type du Marais à Paris), aucun penseur ni artiste « gay », pas de figure emblématique ni de personnalité publique. Non pas que la concentration soit un facteur nécessaire, mais le nombre sécurise. Ne plus se sentir seul est non seulement rassurant mais aussi stimulant.

Bien qu’elle n’existe pas dans les faits à La Réunion, la plupart des homosexuels de notre enquête se réfèrent à une mythique communauté gay : par delà les frontières, par delà les barrières sociales, les gays seraient tous frères. Etre homosexuel ferait endosser un héritage commun, réel ou virtuel. Ferait compatir à des souffrances communes en nommant des

victimes (les homosexuels) et des persécuteurs (les hétérosexuels)1. En cela, nombre d’homosexuels rencontrés sentent bien la nécessité de s’unir face à une société hostile, et de lutter. Par exemple, le souhait de Gay-Union de voir les hommes politiques prendre position s’inscrit dans cette perspective. Les hommes politiques sont sommés de dire s’ils sont avec ou contre. Pour autant, lutter n’est pas synonyme d’affrontement mais parfois plus simplement de rassemblement pacifique. Aussi, il ne faut pas généraliser, cette exacerbation de la différence ne fait pas l’unanimité, certains homosexuels refusent la dichotomie homo- hétéro, surtout parce que qu’elle s’inscrit dans une logique de guerre.

De leur coté, les créoles semblent marqués par une recherche empreinte de virilité. Le créole mâle aime à se reconnaître « macho ». Citant Speare, Maryse Conde et Madeleine Coettenet-Hage (1995, p13) soulignent que pour le créole mâle auquel la littérature attribue des prouesses viriles surhumaines, la femme et l’homosexualité ont un statut inférieur au sien vis à vis de la libido. Comme l’a noté Pascal Duret (1999, p143) la virilité s’accompagne du mépris pour les homosexuels car le « pédé » caractérise explicitement celui qui est soumis aux normes féminines. On ne devrait pas trouver de trace de demandes homosexuelles dans une telle société. Pourtant la lecture des petites annonces dans les hebdomadaires et sur les sites de rencontre du Web démontre une nette augmentation des sollicitations envers les homosexuels. De plus, des couples hétéros formulent des souhaits croissants envers des hommes bi ou des travestis. Les entretiens avec les travestis se prostituant sur Saint Denis confirment cette tendance ; on ne peut limiter la pratique homosexuelle masculine aux seuls homosexuels connus et reconnus.

3.4.2) Une ségrégation interne

Certes, les homosexuels sont en général tolérants. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce travail a été entamé. Pour autant, ils ne le sont pas sur tout ni envers tout le monde. Il existe entre homos, au-delà des discours sur la tolérance, une véritable classification des individus. Suivant leur style de vie, leur âge, leur appétence sexuelle, leur comportement, apparaissent des critiques, des quolibets, voire un silence d’indifférence. Les

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La volonté de marquer son opposition au monde homosexuel est nette dans les moments de célébration communautaire. La Gay Pride, par exemple, pour renforcer la fierté homosexuelle exacerbe le clivage homo/hétéro. Les défilés pride servent à raviver la mémoire de la répression des homosexuels en rappelant leur martyre.

jeunes stigmatisent les « vieux » en quête de nouvelles aventures. Les plus âgés jugent comme outranciers ou immatures les propos de jeunes fiers du nombre de leurs amants. Les plus « masculins » fustigent les plus efféminés. Les travestis sont laissés pour compte au motif de donner une image dévalorisante de l’homosexualité masculine.

La tolérance des homosexuels entre eux est donc toute relative. Elle est directement liée à la nécessité qu’ils en ont pour vivre leur propre sexualité. Comment ne pas être permissif pour les autres quand on attend la même permissivité pour soi ? L’homophobie peut ressurgir là où on l’attend le moins et faire partie à un certain degré du registre homosexuel. La lutte pour la survie a développé à la fois la tolérance et l’intolérance. Deux grandes tendances se dessinent dans les relations électives entre homosexuels : les amitiés entre travestis et les amitiés entre « non travestis ». Les deux groupes se fréquentent peu et lorsque c’est le cas, le couple travesti/non travesti sert de trait d’union.

3.4.3) Des amitiés toutes relatives

La règle d’or consiste à ne compter que sur soi ; l’entraide fait du bien mais savoir s’en passer rend plus fort. Pour Lilith, seuls les plus forts s’en sortent.

« La vie ne m’a pas aidé, cela a toujours été dur de se cacher. L’école ne

m’intéressait pas. Petit, tout le monde se moquait de moi. Tu sais, quand tu dois te battre toute ta vie pour pouvoir être ce que tu souhaites être. Et qu’au bout du compte tu finis victime d’un truc pour lequel tu y es pour rien, ça rend méfiant et ça fout la haine. La haine pour un système injuste. A la fin, ç’est chacun pour soi. Ceux qui ont échoué n’avaient qu’à être plus forts. J’y suis arrivé alors que je n’aie rien d’extraordinaire. La vie est comme ça coco ».

Pour ma part, afin de tester la résistance du lien que j’avais tissé avec mes interlocuteurs, j’ai volontairement pris de la distance avec le groupe homosexuel. Cette distanciation me semblait un gage de sérénité quand l’enquête devenait trop impliquante. Cela devait aussi me permettre de savoir si ,au-delà de ma présence, je comptais pour eux. Est-ce que nos liens étaient fragiles ou durables ? Que resterait-t-il des jours entiers passés sur le terrain ?

Produit de la mémoire et en partie aussi de l’imagination, le souvenir fait exister l’autre. Le souvenir que j’ai laissé dans le milieu homo me réduisait à bien peu de chose. Mon absence physique a rapidement réduit les liens que nous entretenions à distance (plus d’appel téléphonique, plus E-mail) au point d’être plongé dans un quasi-isolement vis-à-vis du groupe avec lequel j’avais pourtant passé trois années d’intense activité. A partir du moment où j’ai été physiquement absent, j’ai cessé d’exister pour ceux qui n’avaient pourtant eu de cesse de me déclarer leur fraternité et parfois une forme d’amour. Plus de nouvelles, plus aucune information sur les péripéties de chacune des personnes que j’avais pu côtoyer. Ce silence me menait à la conclusion que dans ce milieu, on est aussi vite oublié qu’adopté. A l’exception près d’une véritable amitié (philia) durable, les autres relations et toutes leurs déclarations n’étaient en somme que flatteries. Flatteries mais pas pour autant tromperies. Dans le milieu homosexuel, la flatterie semble en effet une simple forme de courtoisie nécessaire à l’entretien du lien social. Le « bonjour-bonsoir » est remplacé par le «comme tu es beau, non c’est toi le plus beau » ; non pas simple politesse, irrespect et goujaterie, mais porte ouverte à toute suite frivole. Cette frivolité rend plus difficile à discerner les réelles amitiés entre hommes.

Les homosexuels de La Réunion partagent une existence qui, vécue de l’intérieur du groupe, est perçue comme joyeuse, triste, et même parfois dramatique. Mais ce groupe qui se plaint d’être ostracisé vit replié sur lui-même. On y est frère de sexualité, on écoute les vicissitudes des uns et des autres, mais avec fatalisme.

3.4.4) L’ethnie et l’argent, deux sources de hiérarchisation dans une société donnée comme un Eden

Le modèle pluriethnique local a toujours mis en avant son absence de racisme et les scores dérisoires du F.N. aux élections. L’exception faite à la tolérance semble être la sexualité. Or, si pour les différentes sous-populations de l’île il est possible de parler d’une cohabitation tranquille, aller plus en avant relèverait du discours. Des tensions existent dont les cafres ont souvent fait les frais. Témoignage de ces tensions le représentant d’une récente structure défendant l’ethnie cafre. Invité au journal télévisé « d’Antenne Réunion » du 12 juin 2004, ce dernier déclarait que le racisme à La Réunion n’était pas qu’un mirage. Les cafres, victimes de la politique coloniale, seraient la part de population la plus dénigrée. Jean-

Louis Bonniol (1988, p51) aborde ce sujet sensible sans tabou. Ses propos introduisent l’aspect pluridimensionnel du racisme :

« La notion de race fondée sur des caractéristiques morphotypiques (groupe

humain qui est défini ou se définit comme différent en vertu de caractères physiques inné et immuables, Van der Berghe, P.L., Race and racism, a comparative perspective, 1967) mais aussi au travers de « relations raciales » (groupes sociaux ou alignement d’individus fondés sur une croyance, TUMIN, M.J. comparative perspective on race relations, 1969) établit dans les populations métissées une représentation hiérarchique au sein de groupes non constitués, avec aux extrêmes de cette différenciation les groupes constitués « indignes du mélange » ».

Dans le cas de La Réunion, malgré un fort métissage, subsiste une hiérarchisation des groupes ethniques qui s’exprime parfois à l’intérieur d’une même famille. Le premier critère sur laquelle elle se fonde renvoie à la couleur de peau (1988, p521) et explique le paradoxe du métissage créole.

« Le métissage renvoie à des notions identitaires dans la mesure ou l’individu ne peut, malgré son morphotype se prévaloir d’un patrimoine génétique. En ce sens, il y a dans la classification du groupe noir non pas une explication biologique mais une pure création identitaire, on rejette le blanc pour s’attacher au noir car franchir la limite et passer dans le groupe blanc (pure illusion car ce groupe blanc ne l’est pas) s’est s’exclure du groupe. C’est pourquoi les formes de métissage relèvent de présupposés idéologiques. »

Un autre critère est lié aux représentations et stéréotypes des statuts sociaux visés par tel ou tel groupe. D’où un croisement entre d’une part la couleur de peau et d’autre part le statut social représenté. Les blancs sont vus en tant qu’anciens colonisateurs (yab’ et gros blanc). Les cafres sont les plus anciens résidents mais sont réputés dominés au plan du statut social1. Les zoreils (venant de métropole) sont perçus comme des « profiteurs » et des

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D’un point de vue économique, les créoles blancs, issus des grandes familles, sont représentés dans les groupes de production agro-alimentaires et de distribution de grandes surfaces. Les chinois occupent les

« mercenaires ». Les autres ethnies (chinois, zarab et malbar, anciens travailleurs indépendants), participent également à ce métissage. Enfin au plus bas de l’échelle, les comoriens, à la peau noire et au statut professionnel très faible, sont perçus en « envahisseurs » et en « voleurs ». Les travaux du CURAPS ont en partie confirmé ces tiraillements (DURET et coll, 2000, p14-15). Les auteurs parlent de quasi-racisme à l’égard de la communauté comorienne (dont les membres, en travaillant au noir et sans papier, s’attirent les foudres des chercheurs d’emplois ou leur servent de prétexte pour ne pas en trouver). Ils notent que le « droit à la différence culturelle » et l’affirmation de la créolité s’emploient parfois « de manière ambiguë » en donnant priorité aux autochtones sur les Zoreils. Ce double critère (ethnique et économique) permet à tout un chacun de se positionner dans la société réunionnaise si harmonieuse en apparence. Le critère économique peut faire oublier le critère ethnique (cafre fortuné, je me pense au dessus du chinois de condition modeste).

Mais lorsqu’on est démuni du point de vue du capital économique on peut toujours surinvestir dans le « joker » de « créolité » comme capital identitaire suprême. Par delà les couleurs, et les statuts (il s’agit là bien sûr d’un mythe) la terre et les origines constituent la source centrale de l’estime de soi. Chacun (hormis les zoreils) trouve son compte dans cette dernière construction. La force d’intégration de la société réunionnaise repose plus sur le chacun chez soi sans déranger l’autre que sur le partage et la mise en commun. La tolérance n’est rien d’autre que ce respect de l’autre dans la stricte mesure que lui aussi me respecte. Il existe un consensus sur la nécessité de pérenniser un contexte social propre aux avantages de chacun.

L’équilibre est précaire mais il existe. Les homosexuels, en souhaitant faire prendre en compte « la différence dans la différence », risquent de le compromettre. Aussi introduire une inconnue de plus dans cette équation identitaire n’est pas une mince affaire. Seul un critère valorisable par (presque) tous, comme la créolité, peut transcender les barrières ethniques et socio-économiques.

Pourtant, en pratique, lors de mes diverses observations, je n’ai jamais vu de couple homosexuel de la même ethnie ni du même niveau économique et culturel (mis à part les

secteurs des professions intellectuelles, de la distribution et de l’appareillages techniques. Les malbars se retrouvent dans les travaux publics, les transports et le bâtiment. Les zarabs sont orientés vers le commerce et les zoreils sont surtout des fonctionnaires de l’éducation nationale.

zoreils). La mixité ethnique assure une fuite par rapport au groupe d’origine mais au prix d’introduire « l’autre » dans le couple. L’espoir de vivre une relation intra-ethnique homosexuelle s’amenuise. Ce constat se trouve bien sûr pondéré par le métissage de la créolité. Avoir recours au thème unificateur de la « créolité » libère l’individu de ses spécificités ethniques et élargit son confort de pensée. L’acteur s’affranchit de son choix « exogamique » en se ralliant à la logique du « tous créole ».