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2.1) Emergence d’une problématique 2.1.1) L’identité homosexuelle, une épreuve permanente

Les modèles d’analyses peuvent prendre des formes binaires, identité pour soi/identité pour les autres, soi intime/soi statutaire (Singly de, 2000). Ils peuvent également être ternaires, auto-perception/représentation/désignation (Heinnich, 1999). Pour autant, l’identité repose pour l’individu non seulement dans ce qu’il fait et sur ce qu’en pensent les autres, mais aussi dans ce qu’il s’imagine pouvoir devenir. Le patrimoine des « sois possibles » (Kaufmann, 2004) laisse l’avenir de l’acteur plus ou moins ouvert. Or, à La Réunion, se déclarer homosexuel réduit sensiblement le nombre des « sois possibles ». Il s’agit, contrairement à ceux pour qui l’identité sexuelle est une donnée qui va de soi, de poursuivre un long apprentissage. Pollak (1993, p184) avait eu cette belle formule : « On ne naît pas

homosexuel, on apprend à l’être. La carrière homosexuelle commence par la reconnaissance de désirs sexuels spécifiques et par l’apprentissage des lieux et des façons de rencontrer des partenaires ». Cette identité n’est pas liée au seul fait de l’orientation sexuelle mais à tout ce

qu’elle va conditionner, hypothéquer, et rendre plus difficile. Elle se vit comme une épreuve. Même quand elle repose sur des savoir-faire aguerris (par exemple, être capable d’identifier aisément un partenaire éventuel, être capable de donner le change en milieu hétérosexuel…), elle reste une épreuve.

Cette identité se décline au pluriel. Du macho bodybuildé à la folle, du queer à la

drag queen ; que de sous-identités nourrissent ce « groupe » ! Il nous fallait donc nous

limiter. L’intitulé de cette thèse (« Contribution à l’analyse de l’homosexualité à La

Réunion ») veut témoigner de toute la prudence (et de toute la modestie) que j’ai dû

entretenir en travaillant sur un objet si complexe. L’ensemble des questions cherchant à envisager les conséquences des pratiques sexuelles sur la vie de couple ou la vie de famille se sont transformées en un questionnement restreint mais spécifique aux tabous très prégnants à La Réunion : comment faire pour vivre son homosexualité quand le « Gay way of life » semble interdit ou inaccessible.

Lorsque l’on effectue une recherche sur l’homosexualité, que chercher et sous quel axe? Quelles méthodes employer ? L’observation de l’intime n’est pas chose aisée : impossible de tenir la bougie (Legall, 1997). Dès lors, comment accéder aux pratiques sexuelles autrement que sous formes de récits ?

S’agissant des homos et dans l’optique d’une plus large étude de leurs relations sociales, quels facteurs privilégier : leur apparente frénésie d’expériences et de rencontres ? Quels sens accorder à des facteurs plus classiques comme la mobilité (facilitée par l’absence de contrainte familiale), ou le pouvoir d’achat (souvent supérieur à celui des hétéros du fait d’absence d’enfant à charge) ? En fait, n’est-ce pas autant de points communs avec la vie des célibataires en général ; toutes sexualités confondues ? Où est le particularisme homosexuel ? Tous les homos partagent-ils un même mode de vie ? Si c’est le cas, le font-ils suivant une même logique ? A vouloir tout classer, il y a un risque de tomber dans le piège de la taxonomie outrancière. L’orientation sexuelle est-elle une caractéristique suffisante pour discriminer les us des homos de celles des hétéros ?

La vision structuraliste de La distinction (Bourdieu, 1979), croisant les capitaux culturels et économiques pour définir les classes sociales, leur goûts stables et univoques (sous l’effet des habitus), a donné lieu à certaines caricatures comme celle de l’ouvrier bourru et inculte aimant le foot et la bière. Rétrospectivement, la critique de cette sociologie, elle-même critique, est facile et sans grand risque ; nous ne souhaitons pas nous engager sur ce terrain (Lahire, 2004). Pour autant, il ne s’agit pas de cautionner les excès classificateurs au sujet de l’orientation sexuelle. Elle ne permet pas, sauf au risque de vouloir surgénéraliser des exemples, de faire émerger des modes de vie systématiques.

L’enquête ACSF (Spira, 1992) fournit un exemple de ce risque (présent même dans les travaux quantitatifs les plus sérieux), quand elle révèle que le nombre de partenaires est plus important chez les homosexuels que chez les hétérosexuels. Cette donnée brute s’appuie sur des protocoles qui pourraient être eux-mêmes questionnés. A-t-on comparé le nombre de partenaires sexuels chez les célibataires (homos ou hétéros) appartenant à la même tranche d’âge (oui) avec des moyens financiers identiques (non)? Il conviendrait de se demander d’une manière plus générale : qu’est-ce qui caractérise ce nombre de partenaires : le besoin de changement ? L’envie d’une activité sexuelle variée ? La recherche de la performance ? Une instabilité psychologique ? Le fait d’être homo entraîne t-il comme corollaire une sexualité importante ou est-ce une appétence sexuelle importante qui débouche sur l’homosexualité ? Aucune donnée ne prouve que les homos ont plus besoin de sexe que les hétéros. Si c’était le cas, comment classer les couples libertins qui en une soirée partagent leurs ébats sexuels avec plusieurs autres, et ce plusieurs fois par mois ?

Il est souvent fait référence à la réussite scolaire des homosexuels au titre de moyen de libération, d’instrument d’évasion du contexte familial et social. Dans cette logique, où

positionner les non diplômés ? Il faut dépasser les simples clichés au risque de porter des œillères.

Au quotidien, les homos comme les hétéros travaillent, paient des impôts, ont des loisirs, font de la politique et participent à la vie citoyenne. A moins de vouloir extrapoler des stéréotypes avec un subjectivisme normatif extrême, il devient dès lors difficile de faire la part des choses entre ce qui est spécifiquement lié à l’homosexualité et ce qui ne l’est pas. Là comme ailleurs, il faut se méfier de la première impression. La déduction sur l’impression visuelle globale peut être trompeuse.

Le premier exemple illustrant ce propos est tiré de la presse locale1. Deux hommes sont nus. Le premier passe le bras par dessus l’épaule de l’autre qui est assis entre ses jambes. Ils sont quasiment côte à côte. Les corps

sont en contact. Ils exposent leur musculature. Un large tatouage apparaît sur le fessier droit du premier. Tous deux fixent l’objectif dans un regard profond. On ne peut nier une recherche artistique de la part du photographe et des modèles. Cette photographie, découpée et extraite de la page des sports n’est pas du tout ambiguë : il s’agit a priori de deux homosexuels. Replacée dans son contexte, on apprend qu’il s’agit de deux internationaux de l’équipe de France de rugby. Le cliché provient du calendrier officiel du XV de France.

Photo 1: Cliché artistique.

Autre exemple, celui de la surgénéralisation qui conduit à voir partout les effets de l’homosexualité. Donner pour « résultat de l’homosexualité » une importante proportion de bacheliers à la raison que ceux-ci ont de bonnes trajectoires scolaires « notamment chez les

individus d’origine populaire qui cherchent à échapper à l’hostilité de leur milieu »

(Messiah, Mouret-Fourme in Spira, 1992, p1365), revient à vouloir trouver ce que l’on

1

Le Quotidien de la Réunion, tirage du jeudi 6 novembre 2003, p47, article « Michalak s’impose en vrai patron ».

cherche. Le postulat « les homosexuels sont studieux » se passe dans ce texte de vérifications approfondies.

Il s’agit certes de restituer du vécu et de tenter de le comprendre, mais certainement pas d’en tirer des règles. Il ne s’agit pas non plus de renvoyer dos à dos deux populations construites artificiellement (homo-hétéro) sur la base d’une orientation sexuelle. L’erreur serait non seulement faire le jeu de certains acteurs mais également rentrer dans une logique de partialité en créant une dichotomie. Nous l’avons observé, seuls quelques communautaristes orthodoxes revendiquent le clivage au titre d’élément à la fois identitaire et défensif. Notre propos n’est pas de prendre position, ni même d’envisager qu’il puisse y en avoir une à adopter.

Dans la mesure où aucune donnée issue d’une recherche universitaire concernant l’homosexualité à La Réunion n’était disponible au début de ma thèse, c’est en terra

incognita que s’est amorcé ce travail. Toutes les données « extérieures » émanant de travaux

concernant la France métropolitaine, ou en provenance de l’étranger, ne me paraissaient pas directement transposables. Pourtant La Réunion est un département français, la loi y est la même qu’en métropole. Mais c’était insuffisant pour établir d’emblée une indistinction des différentes formes d’homosexualité. S’il n’y avait pas similitude, pouvait-on identifier des facteurs de spécificités ?

Le peuplement pluriethnique de l’île de La Réunion a débouché à ce jour sur une société au sein de laquelle chaque « population » marque ses différences tout en acceptant celles des autres. Evidement, aucun de ces groupes ne se singularise par des pratiques sexuelles. Partant de ce constat, l’homosexualité à La Réunion revêt-elle une particularité ? Le contexte insulaire et/ou créole ont-ils des influences dans la façon dont les individus se déclarant homosexuels vivent au quotidien leur homosexualité ? Leurs habitudes ? Leurs joies ? Leurs craintes ? Cette vie s’inscrivant dans des lieux spécifiques, une description ethnographique tentera d’apporter des éléments de compréhension du quotidien.

La méthode inductive ne doit pas pour autant occulter les intuitions, quand bien même relèveraient-elles du truisme. Le chercheur doit savoir où chercher, il« … n’à pas seulement

à placer ses filets au bon endroit et à attendre qui viendra s’y jeter. Ils doit se montrer chasseur dynamique, talonner sa proie, la diriger vers les rets et la poursuivre jusqu’en ses derniers retranchements » (Malinowski, 1989, p65). D’où la présence d’hypothèses comme

L’hypothèse générale sera que, s’il n’y a pas de différence fondamentale entre la vie homosexuelle à La Réunion (département français) par rapport à celle de la France métropolitaine, il existe tout de même des particularismes (fort tabou, isolement accentué, absence de véritable communauté).

L’hypothèse secondaire est que ces particularismes sont inhérents au contexte insulaire et à la créolité . L’insularité favoriserait la proximité et limiterait l’anonymat. Le souci de se conformer à la norme dominante sous le regard des autres en serait avivé. La créolité induirait des valeurs morales locales liée à l’influence très forte de la religion.

L’ensemble déboucherait sur la peur de la rumeur et la crainte du la di la fé. La conséquence serait à la fois une sous déclaration de l’homosexualité et une « hypocrisie » moraliste sur un sujet tabou. Ce n’est pas tant la pratique d’une sexualité homosexuelle qui pose problème que l’homosexualité. La première relève de la sphère de l’intime alors que la seconde suppose une affirmation.