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CHAPITRE 4  ­ LE TRAVAIL : UNE NOTION, PLUSIEURS SIGNIFICATIONS 50

4.5 La question du travail dans les sociétés à « économie primitive » 54

Des anthropologues comme M. Godelier, M. Sahlins ou M. Panoff se sont intéressés à la question du travail dans les sociétés à « économie primitive ».

Dans les années 1970 M. Sahlins s’est interrogé sur la notion de travailleur (Sahlins, 1973). Il affirme qu’au sein de l’économie tribale l’homme travaille et produit mais que ses tâches sont en fait déterminées non par l’emploi occupé mais par sa position relationnelle dans la société. Autrement dit, c’est en tant que père, frère ou époux, par exemple, que certaines tâches lui reviennent. Du coup, « être un travailleur n’est pas un statut en lui-même, et le travail n’est

pas une catégorie réelle de l’économie tribale » (Sahlins, 1973 : 132). Cette thèse vient

corroborer l’idée selon laquelle la notion de travailleur ne peut visiblement pas être envisagée autrement que comme un élément associé à une économie de marché, c’est aussi l’idée que soutient M. Godelier.

Dans un article de 1984, M. Godelier qui parle du travail dans les ‘sociétés primitives’, aborde aussi la notion de travailleur. Il montre aussi que dans ce type de société, être un travailleur ne conférait aucun statut social particulier (Godelier, 1984 : 217). Il justifie son affirmation par l’explication suivante. Chaque adulte contribuant systématiquement à la production des moyens matériels d’existence, aussi bien pour lui que pour ceux dont il a la charge, le statut de travailleur ne peut s’avérer approprié. Car si l’on considère que tout le monde est un travailleur, le statut qu’il est censé constituer n’en est plus un. Il poursuit son raisonnement en affirmant qu’au-delà de la notion de travailleur, qui paraît inappropriée, c’est en fait l’existence de tout le champ lexical du travail qui s’avère inadapté à ces sociétés, en raison de ce qu’il dépeint comme une « structure profonde des rapports sociaux [est] différente ». Cependant, dans un article plus récent, (Godelier, 1991 : 718), M. Godelier propose de définir le travail comme un ensemble d’activités agissant sur la nature et qui sont toutes sources d’une certaine quantité de produits utiles à l’homme, et obtenues dans un contexte précis. Les catégories sous lesquelles ces activités s’effectuent sont la chasse, la cueillette, la pêche, l’agriculture, l’élevage, l’artisanat et le commerce. Dans cet article, il n’utilise pas le terme de travailleur et choisit plutôt de parler « d’individus qui travaillent ».

Dans son article publié en 1984 et intitulé « Energie et vertu : le Travail et ses représentations en Nouvelle-Bretagne 42», M. Panoff analyse la situation des Maenge (son orthographe) à partir de l’appréhension du temps que ces Mélanésiens consacrent aux activités productives. A partir de calculs, il effectue une moyenne et conclut sur ce point, en affirmant que l’alimentation d’une famille nucléaire est assurée à partir du moment où une moyenne de travail de quatre heures par jour et par personne adulte est respectée. Mais là encore, c’est la production de biens par un travailleur qui constitue le critère sur lequel se fonde l’analyse. Cependant, il montrait aussi que les notions de travail ou encore d’activité productive n’étaient pas du tout pertinentes au sein de cette société, ne pouvant donc être ni appréciées ni dépréciées par ses membres. Il nous incitait donc à porter notre regard sur les notions de peine et de souffrance qui, parce qu’elles constituent l’expression de la valeur « travail » auraient, là-bas, la même signification (Panoff, 1984 : 26).

Dans un article concernant le travail des femmes dans les Îles Salomon paru en 1995, M. Ward, géographe spécialiste de ces îles, s’attache en premier lieu à démontrer qu’en dépit du fait qu’elles sont peu nombreuses à compter parmi les salariés, les femmes jouent un rôle important dans le développement économique de leur pays. Bien que leur contribution soit souvent ignorée, ce sont elles qui ont la plus grande part de responsabilité au sein de l’agriculture. Elle ajoute qu’elles ont en outre la charge des travaux domestiques. M. Ward est obligée de le préciser, car dans la mesure où les femmes sont à ce moment là très peu nombreuses à être salariées, elles ne rentrent pas dans la catégorie des travailleurs de manière automatique, n’apparaissant donc pas dans les chiffres de synthèse qui en font état.

Elle effectue donc la distinction entre les individus actifs dans l’économie (salariés ou pas), et ceux qui travaillent contre de l’argent. Parce qu’elles sont un facteur créateur de ressources considérées comme économiques (la nourriture notamment), les femmes, doivent donc être considérées comme economically active43.

On comprend alors qu’une telle situation pose indirectement une interrogation sur la notion de travailleur, et sa légitimité dans un tel contexte. Faut-il considérer comme travailleur, celui qui possède un emploi rémunéré ? Ou au contraire, faut-il élargir cette catégorie en y incluant tous ceux qui sont à la source de la production de ressource économique (sous des formes qui varient)?

Dans ce dernier cas, qu’il s’agisse d’un travail où la production se fait contre un salaire, ou bien d’un acte qui vise à produire une richesse alimentaire, malgré les différences de contexte, il y a participation à la production de biens. On voit donc chez M. Ward, de manière indirecte (ne s’agissant pas là de sa question centrale), une redéfinition de la notion de travailleur, qu’elle fonde sur le critère de la participation à l’économie par le biais de la production de biens.

Dans leurs situations respectives, ces anthropologues qui se sont interrogés sur la question du travail dans les sociétés non occidentales ont vu que le travail ne pouvait en aucun cas y être envisagé de la même manière que dans nos propres sociétés dans lesquelles il « désigne l’idée

abstraite d’une activité indifférenciée orientée vers la production, la transformation ou la manipulation de biens d’usage et créatrice de valeur économique » (Cartier, 1984 : 15). Dans

les sociétés occidentales, la notion de travail correspond à une catégorie qui regroupe toute forme d’activité destinée à procurer des biens de consommation. « L’activité », « la production » et la « valeur » semblent être les trois critères sur lesquels il se définit. Toutefois, les travaux anthropologiques démontrent que la notion de travail telle qu’elle est conçue dans les sociétés occidentales ne correspond pas toujours aux catégories réelles de l’économie de ces sociétés non-occidentales

Le travail, s’il implique la notion de travailleur n’est alors adéquat que pour les sociétés à économie de marché (Godelier, 1984).

C’est pour cette raison que M. Ward, à propos des femmes dans les îles Salomon, se trouve dans l’obligation de redéfinir la notion de travailleur. Les femmes ne sont pas considérées au plan du travail parce que leur travail n’est pas rémunéré alors qu’elles jouent un rôle important autant au plan domestique qu’à un plan plus général, celui de l’agriculture.

Pour étudier la notion de travail dans une société comme l’est Ouvéa, nous sommes donc invités à considérer les catégories locales dans lesquelles la notion de travail s’exprime.