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CHAPITRE 5  ­ LA NOTION DE TRAVAIL À OUVÉA 57

5.3 Les mots français travail, travailler, travailleur, et leurs inverses 73

5.3.1 Travail

Dans les discours prononcés en français, ce lexème est polysémique et possède trois significations différentes. La première s’applique au travail coutumier, la seconde aux tâches quotidiennes, et la troisième, à l’emploi salarié.

Lorsque quelqu’un parle d’un travail de manière générique, c’est presque toujours pour désigner un travail coutumier ; certains interlocuteurs préfèrent néanmoins utiliser le mot composé ‘travail-coutumier’, évitant ainsi tout risque de confusion. Utilisé dans ce sens là, ce terme désigne exactement les mêmes activités, les mêmes rituels, et les mêmes enjeux que le fait huliwa en fagauvea.

« Travail » est aussi le mot français utilisé pour parler des tâches domestiques (plutôt féminines) et des constructions (plutôt masculines). Là aussi, il désignera exactement les mêmes objets que le fait lave en fagauvea, constituant dans ces contextes ci, sa traduction littérale.

Lorsqu’il se substitue à emploi, « travail » véhicule un sens et des représentations bien différentes. Il est aussi associé à une rémunération et véhicule fortement les notions de contrainte horaire et de hiérarchie, ainsi que celle de crainte du supérieur ce qui explique en partie le fait que certains soient déterminés à ne pas obtenir d’emploi.

J.-M. Tjibaou considère que pour les Mélanésiens, et particulièrement les Kanak de la Nouvelle-Calédonie, le travail salarié ne résultait, jusqu’à la fin du Code de l’Indigénat en 1946, en aucun cas d’un choix, mais bien d’un objet imposé par la colonisation.

C’est en 1887 que les Kanak découvrent le travail salarié. Envoyés hors de leurs terres pour travailler au profit de quelqu’un d’autre à travers les corvées obligatoires instaurées par le Code de l’Indigénat, ils n’en connaissent donc que les aspects les plus contraignants : rythme accéléré, horaires imposés, accélération permanente des rythmes et salaires de misère (Pitoiser, 1999). C’est aussi ce qu’en dit J.-M. Tjibaou qui ajoute que la motivation première des Kanak pour travailler résiderait davantage dans l’attrait de la possession de bien matériels ou dans le désir d’ « être un homme du monde moderne » (selon ses termes) que dans le but de réaliser un choix éthique par exemple. Par ailleurs, outre les contraintes évoquées ci- dessus, les premiers travailleurs kanak ont du faire l’expérience de l’anonymat, ce qu’il décrit comme étant une expérience très douloureuse pour les Mélanésiens. Une fois ces éléments réunis, on comprend aisément le fait qu’à Ouvéa, le travail salarié possède un caractère très ambivalent.

Les premières personnes d’Ouvéa qui ont obtenu un travail salarié se sont rendues à Nouméa dans les quarante dernières années. Elles ont surtout travaillé en tant que femmes de chambre et employés domestiques (pour les femmes), ou comme employés à la mine de nickel (pour les hommes). Les conditions de travail qu’ils ont pu connaître ont souvent été précaires et parfois très difficiles. Les familles, qui affirment aujourd’hui avoir toujours plus besoin d’argent, continuent de se rendre sur la Grande-Terre (surtout à Nouméa) pendant plusieurs mois, ou en permanence, pour y trouver un emploi. Il y a, surtout dans le nord de l’île, beaucoup de personnes âgées qui ayant travaillé toute leur vie à Nouméa, reviennent à Ouvéa pour apprécier leur « retraite ».

« La vie à Nouméa, après la retraite ça y est on revient chez nous. Quand on est à Ouvéa, on pense pas que y’a ça, et ça, on accepte tout. C’est comme si c’est facile pour notre vie ici, on fait ce qu’on veut, y’a personne qui commande, là-bas y’a le patron, il faut que tu travailles, à l’heure. Ouh, on a fait combien d’années là-bas, des années et des années. Ici quand on veut faire quelque chose on compte pas l’heure, on fait comme on veut. Tandis qu’à Nouméa, il y a ton patron, il faut être à l’heure, ici on fait comme on veut ! Si tu veux travailler tu travailles, si tu veux pas, tu fais comme tu veux, pas de chef, y’a pas de règlement. 59»

« Eulalie : ceux là quand ils sont à Nouméa par exemple, ils respectent les heures, parce que tu vois ils, c’est comme ça […] Mais eux ici, ils respectent pas, les heures. Mais à Nouméa ils respectent parce qu’ils sait que on va nous engueuler, on va faire des euh… Charles : foutre dehors

Eulalie : Foutre dehors tu vois ? Ils respectent les heures à Nouméa parce qu’ils ont peur de…mettre à la porte, mettre à la porte.60 »

Insistons sur le fait que, même si elle se développe de plus en plus, l’économie de marché est très peu présente à Ouvéa. L’économie de marché est communément définie comme un système économique qui repose principalement sur les lois du marché, à savoir notamment celle de l'offre et de la demande, et qui se situe dans un environnement concurrentiel où la base des investissements est d’origine privée. A Ouvéa, les infrastructures commerciales (au sens large du terme) sont peu nombreuses, et les emplois sont rares. Les institutions qui sont au fait de cette situation, essaient par exemple, d’encourager les écoles maternelles à embaucher chaque année une aide maternelle appartenant à la chefferie locale, sur le principe de changer à chaque rentrée, afin qu’un maximum de jeunes femmes puisse avoir cette opportunité. Si l’on s’en tient à cette définition de l’économie de marché, on peut alors affirmer qu’à Ouvéa elle ne s’y développe qu’autour de deux activités économiques, à savoir les rares commerces et les infrastructures touristiques, notamment les structures d’accueil du type gites et snacks.

Ainsi, la majorité des femmes qui ont un emploi travaillent dans les quelques structures hôtelières de l’île, dans les écoles ou encore dans l’une des deux administrations. Au niveau de leur travail salarié, elles sont confrontées à une gestion du quotidien qui diffère fortement de celle qu’elles peuvent avoir chez elles. On remarque en effet que les femmes qui sont dans ce cas, et qui ont aussi la charge de leurs enfants, ont souvent recours à des fonctionnements spécifiques avec leurs maris. Ces derniers, qui les soulagent alors d’une tâche, en prenant par exemple, en charge les enfants à certains moments de la journée, ou en participant à ce qui est habituellement réalisé par les femmes (cuisine etc.), viennent alors ponctuellement remettre en cause la traditionnelle répartition sexuelle des tâches, ce qui n’est pas toujours au goût de chacun.

5.3.2 Travailler

Bien que relevant d’une utilisation parfois confuse, d’après les situations de discours analysées dans lesquelles il se trouve, le verbe « travailler » est d’abord utilisé pour parler de ce que l’on fait au quotidien, puis pour désigner ce qui est fait dans le cadre d’un emploi. Qu’il s’agisse du travail des champs, de l’entretien de la maison, de la pêche ou bien encore de la construction des maisons, autant les femmes que les hommes affirment travailler. Deux de mes interlocuteurs disaient ainsi :

« Mais tu vois les gens qui ont un travail tu vois, ben là, c’est bon, parce que tu vois, se lèvent bonne heure pour aller au travail, mais nous les gens qui ont pas de travail ben, on s’en fout tu vois […] moi je travaille aux champs et c’est toujours moi qui donne à manger aux cochons, parce que comme j’ai pas de travail, mon travail c’est nourrir les cochons. En fait on travaille aussi, mais y’a pas de salaire61 ».

« Les vieux d’avant ils travaillent dur, ils travaillent beaucoup, parce que ils transportent sur son dos, parce que eux ils ont pas les voitures, pareil quand on va faire une maison, nous on fait des paquets puis on tire, euh, pour pas, les feuilles de cocotier dans l’eau.. ils euh...travaillaient avec la tête, mais eux aujourd’hui, les jeunes maintenant, y’a tout, y’a les voitures, y’a les magasins, jamais bien fait le travail. Ils trainent toujours, comme ça les autres ils vont faire le travail avant que eux, rires…62 »

61 Extrait d’entretien effectué avec Copa Alosio, environ 45 ans, le 18 Avril 2007, chez elle à Lekine (Ouvéa). 62 Extrait d’entretien avec les vieux Charles et Eulalie de Muli, environ 70 ans, le 14 Avril 2007.

Concernant les emplois, on notera cependant, que pour désigner une activité professionnelle, le verbe « travailler » est certes utilisé, mais c’est souvent la spécificité de ce qui est fait au travail, voire même le lieu de travail qui semblent primer sur l’action générique de travailler. Par exemple : « le jeudi, je suis à l’hôtel » (le lieu de travail) et non pas, ‘le jeudi je travaille’. Pour le travail coutumier, il n’est en revanche jamais question de « travailler », mais toujours de « faire le travail » ou « faire un travail ». Enfin, on remarquera aussi que toutes les femmes qui parlent d’activités à propos des tâches domestiques sont toutes salariées.

5.3.3 Travailleur

Le terme « travailleur » est important à analyser car dans la langue française, la notion de « travail » y est systématiquement associée. Ce substantif « travailleur » paraît quant à lui être absent des registres lexicaux du langage courant, dans la mesure où il n’est pas utilisé, si ce n’est pour répondre à mes questions, désignant alors de manière générique un employé salarié.

5.3.4 Vacances et repos

De la même façon que pour les analyses syntaxiques, les linguistes utilisent des phrases grammaticalement fausses pour révéler les formes correctes d’utilisation de certains termes, nous utiliserons les termes qui désignent le « non-travail » afin de mieux comprendre ce à quoi ils s’opposent. Le terme « vacances » qui constitue en français un nom commun, se voit, à Ouvéa, parfois transformé en un verbe. Le substantif gardant le sens que l’on lui connaît, le verbe désignera alors le fait de se reposer, de ne pas travailler, donnant ainsi des phrases du type : « mais bon tu vois, je vacance quand je veux.63 ». Le terme « repos », en désignant les

moments où aucun travail n’est effectué, que l’on soit employé ou non, n’observe pas de modification sémantique contextuelle par rapport à l’usage qui en est fait en français commun.