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La question du théâtre prolétarien

Dans le document Wajdi Mouawad : un théâtre politique ? (Page 94-101)

Le théâtre prolétarien est celui auquel le metteur en scène Erwin Piscator participe à l'émergence. Cette forme d'art tout à fait particulière devait être au service du prolétariat, donc d'un public à qui le théâtre se rapporte peu en règle générale. Sa dramaturgie se devait aussi d'être au service de la propagande politique communiste, c'est ainsi que Piscator le définissait :

« Il ne s'agissait pas ici d'un Théâtre qui voulait mettre l'art à la portée du prolétariat, mais d'une entreprise consciente de propagande : en un mot, il ne s'agissait pas d'un théâtre pour le prolétariat, mais d'un théâtre prolétarien. (….) Nous bannîmes radicalement le mot « art » de notre programme ; nos « pièces » étaient autant de manifestes grâce auxquels nous

voulions intervenir dans l'actualité et « faire de la politique ». » 110

Pour le metteur en scène allemand, le théâtre prolétarien doit avoir un mode d'expression simple et sans ambiguïté afin qu'un maximum de personnes puisse comprendre le message de celui-ci. Il ne représente pas uniquement le peuple, selon Piscator il « est » cette masse prolétarienne car ce sont eux les vrais acteurs de ce mouvement. Il est indéniablement au service du mouvement révolutionnaire. Chaque pièce avant le spectacle est introduite par un court exposé, afin de faciliter la compréhension de celui-ci. Il faut aussi souligner qu'il n'y a pas de « starification » dans le théâtre prolétarien, car cette idée était diamétralement opposée aux exigences du Parti communiste. Cet art repose sur une série de règles bien précises dont Piscator est le « maître ».

Cette notion de théâtre prolétarien était aussi pour Erwin Piscator, l'occasion de faire un « pied-de-nez » à la classe bourgeoise en montrant que le peuple n'était pas forcément une masse inculte (comme la bourgeoisie pouvait le penser) et que lui aussi comme la classe bourgeoise était capable de s'élever à l'art et à la culture :

« (…) Un programme idéal, mais hélas, pas seulement idéal : idéaliste. Avec le nouveau slogan, « l'art au peuple », on ne quittait pas le terrain intellectuel de la société bourgeoise, demeurait, quand tout était dit, un concept inchangé. On ne tenait aucun compte du fait que tout auteur dramatique doit exprimer un message spécifique de son époque, et qu'on ne peut, sans commentaire, le transposer d'une époque à une autre. Le vrai critère réside dans l'aspect formel, non dans les problèmes posés. Exiger la mise en œuvre, à ce stade de l'art, du facteur politique, et l'utilisation de l'art au service de la politique, eût été peut-être également prématuré. L'époque n'était pas encore mûre pour cela. Il était peut-être déjà suffisant de réunir ces deux facteurs si essentiels sur le plan social : le théâtre et le prolétariat.

Pour la première fois, les masses ouvrières se révélaient consommatrices d'art, non plus individuellement ou par petits groupes, mais en tant que masses, masses organisées et compactes. Jusqu'à la fusion, les deux organismes avaient atteint à eux deux quatre-vingt mille adhérents, ce qui prouvait la disponibilité culturelle de ces masses, détruisait les théories de la classe possédante sur « l'inculte populace » » 111

Selon le dramaturge allemand, le théâtre prolétarien est l'un des premiers à ouvrir l'art au peuple et plus particulièrement au prolétariat (conçut comme une masse)

110 Ibid., p.37. 111 Ibid., p.30.

comme il le définit. Mettre l'art au service du peuple et du parti est pour Erwin Piscator, une véritable fierté, mais aussi un devoir envers le Parti communiste.

Le théâtre de Mouawad est difficilement comparable à ce théâtre prolétarien, car le dramaturge canadien ne fait pas partie d'un courant artistique précis. De plus, il est difficile aujourd'hui de parler de prolétariat, mais aussi péjoratif d’employer le mot masse. Le théâtre d'Erwin Piscator (dans cette conception) n'est simplement pas transposable avec le travail de Wajdi Mouawad, cependant nous pouvons voir que par certains détails nous pouvons faire des liens entre les deux.

1. Le théâtre utilisé comme un média :

Chez Erwin Piscator, le théâtre est ainsi utilisé comme média pour véhiculer un message prolétarien. À cet effet, il a fondé la R.R.R (Revue de la Rumeur Rouge)112qui

est la rencontre entre une revue informative et une pièce de théâtre. Au sein de celle-ci, l'artiste allemand défend un théâtre et une culture qui ont pour vocation d'être un outil puissant d'information, cette revue lui sert aussi à relayer sa cause et son combat.

« Mon idée fondamentale, c’est que la culture et l’art ne doivent pas rester passifs dans un moment historique (si) important (…) L’art théâtral, surtout, c’est une arme ; nous devrions mettre des affiches dans les rues avec le texte suivant : « On peut tirer avec l’art et avec la culture, comme avec des canons. » 113

Plus qu’un simple média, Piscator conçoit l'art dramatique comme un moyen de défense aussi puissant que des canons. Le théâtre doit, selon lui, entrer en lutte et l’arme principale de celui-ci est le message qu’il véhicule. Ainsi, l’auteur doit se servir de cet art comme les militaires se servent de leurs armes à feu, afin de combattre et de mobiliser.

112 Revue Roter Rummel.

Chez Wajdi Mouawad, on ne trouve pas cette revendication. Son théâtre est utilisé comme un média, comme un outil informatif, mais ce n'est pas sa fonction première. De plus, l’artiste québécois a tendance à rejeter les médias quels qu’ils soient, même s'il en use de temps en temps pour faire de la provocation.

2. Théâtre et propagande politique :

Pour Erwin Piscator, le théâtre est intimement lié à la propagande politique, c'est une idée qui au fil des années va devenir de plus en plus claire et présente dans son esprit. Dans son livre intitulé Le théâtre politique, il en parle à de nombreuses reprises :

« Je commençai aussi à voir clairement la mesure dans laquelle l'art n'est qu'un moyen en vue d'une fin. Un moyen politique. Un instrument de propagande. D'éducation. La formule, pas prise seulement au sens des Dadaïstes : « Libérons-nous de l'art, finissons-en avec lui ! » » 114

Pour Piscator, le théâtre doit être un moyen de faire de la propagande, comme il le dit, c'est un « moyen politique », un outil afin de lutter contre le Capitalisme. À ce sujet il existe un paradoxe comme le souligne Jean Duvignaud dans Sociologie du

théâtre :

« Les aventures de Piscator sont significatives : fonde le théâtre prolétarien sur un afflux de public, puis demande à des « bailleurs de fonds » de s'intéresser à cette affaire rentable. Il construit sa carrière sur une faillite permanente. Comme il ne peut demander à l’État de parrainer et de subvenir aux besoins d'un théâtre qui explicitement se donne pour un théâtre révolutionnaire, il faut bien solliciter les banques. Par un singulier paradoxe, le Théâtre Prolétarien de Piscator vivrait donc de l'aide du capitalisme qu'il combat et prétend détruire. » 115

Tout en mettant son théâtre au service de la propagande et de la révolution, cet artiste fait appel à l'aide financière des capitalistes.

114 PISCATOR Erwin, Le théâtre politique, Op.cit., p.27.

Concernant Mouawad le théâtre ne doit pas, quoi qu'il arrive, être un outil de propagande, mais seulement une « arme » pour réfléchir.

3. Théâtre « pédagogique » :

L'une des bases du théâtre politique d'Erwin Piscator est cet aspect de fonction pédagogique. L'œuvre doit essentiellement éduquer les spectateurs, comme il le dit au sein de son livre intitulé Le théâtre politique :

« Ainsi un élément nouveau intervenait dans la mise en scène : l'élément pédagogique. Le théâtre ne devait plus avoir sur le spectateur un effet exclusivement sentimental, il devait adresser délibérément à sa raison. Il ne se contenterait plus de communiquer l'élan, l'enthousiasme, le ravissement, mais aussi les lumières, le savoir, la connaissance. » 116

Selon Piscator, le public doit sortir de son rôle contemplatif qu'il avait auparavant. Désormais, le théâtre doit être pour lui un nouvel outil de connaissance, un outil réflexif. L'usage de nouvelles technologies et notamment du cinéma aident probablement à clarifier le propos des pièces.

« […] Cependant, l'influence des techniques du cinéma sur les techniques de mise en scène s'approfondit au fur et à mesure que les divergences entre les deux arts s'accusent : ne s'agit-il pas de trouver un langage visuel que puisse comprendre immédiatement un public accoutumé au cinéma ? » 117

Au sein de la citation suivante, le sociologue Jean Duvignaud nous explique que le cinéma influence la mise en scène de théâtre. Il émet aussi l'idée que l'art dramatique use du « langage visuel » du cinéma pour rendre plus accessible ses propos.

Pour en revenir à la notion de théâtre pédagogique, nous pouvons constater que chez Mouawad, cette conception de l'art n'est purement et simplement pas présente.

116 Ibid., p.41.

Cependant, selon le dramaturge canadien, son théâtre doit amener le spectateur vers la réflexion, il ne veut pas d'un public passif, c'est pour cette raison qu'il donne souvent à travers ses spectacles un message violent qui ne peut pas laisser celui-ci « contemplatif ».

4. Théâtre politique et sens du dévouement :

Le théâtre politique se distingue aussi par le dévouement constant des « équipes » de travail et c'est cette idée qu'Erwin Piscator souligne au sein de la citation suivante :

« Tous les collaborateurs du théâtre prolétarien ont servi sa cause avec dévouement et un sens du sacrifice sans réserve. Et les motifs qui nous poussèrent à lutter, une année durant, pour imposer notre théâtre, alors que nous étions réduits à nous-mêmes, n'étaient pas cités dans le programme. » 118

Les « équipes » de travail de Mouawad sont connues elles aussi pour leur dévouement total. C'est une caractéristique qui était très présente lors de la création des « premiers » spectacles de cet artiste, comme par exemple Littoral.

« (…) Littoral a procédé de ce désir : tenter de nous éveiller de notre vie endormie. Mille mercis bouleversés aux acteurs, concepteurs et à tous ceux qui, de près ou de loin, ont participé au magnifique voyage de Littoral, à tous ceux qui n'ont pas compté leur temps. »

119

Lors de ses créations, Wajdi Mouawad est connu pour « prendre » beaucoup de temps à ses comédiens et à ses équipes (éclairagistes, décorateurs, costumiers...). C'est pour cette raison que Wajdi Mouawad remercie constamment ses collaborateurs qui n'ont pas compté leur temps lors de la création de Littoral.

118 Ibid., p.42.

119 MOUAWAD Wajdi, Le sang des promesses (puzzle, racines, et rhizomes), Éditions Actes Sud, Arles, 2009, p.26.

Le dévouement de l'équipe de travail est lui aussi omniprésent dans le travail de Piscator. Mais dans le cas du scénographe allemand, ce dévouement s'explique par l'appartenance de l'équipe au Parti communiste.

5. Le spectacle sans héros :

Le spectacle sans héros est un point essentiel dans le travail des deux artistes. À première vue, nous sommes en droit de nous demander en quoi un spectacle sans héros nous relie au domaine du théâtre politique ?

Globalement, présenter un spectacle sans héros, c'est dans un premier temps couper à toute identification, mais pas seulement, car c'est aussi dévoiler les dualités qui peuvent exister au sein de chaque être humain. C’est montrer la « vraie vie » par de vrais « gens » (personnages).

Au sein de la citation suivante, Erwin Piscator aborde cette idée en parlant de la mise en scène de La mort de Danton et des Tisserands :

« Cette pièce se distingue essentiellement (…) par le fait qu'on ne nous présente ici ni la simple description d'un milieu, ni l'explication psychologique des héros, mais que l'auteur renonce au contraire délibérément à tout effort pour donner à ce drame une forme artistique, et se limite à laisser parler les faits. Cette pièce n'a ni « héros » ni « problèmes », c'est une simple épopée de la lutte du prolétariat pour sa libération, une pièce à thèse. Mais parce que l'auteur est un créateur, qui combat pour la vérité et le droit, le sang chaud de la vie bat dans ses personnages, les hommes que l'on voit sur la scène sont des hommes de chair et de sang. » 120

Créer un spectacle sans héros, c'est souvent le moyen d’amener les spectateurs à se « couper » de leurs conventions habituelles, c'est une façon de sortir le public de ce qu'il a tendance à voir au « quotidien » sur scène. C'est aussi d'une certaine manière, un moyen de décomplexer le spectateur en lui montrant que chacun à sa manière peut être

un héros (du quotidien).

Aussi bien chez Mouawad que chez Piscator, les personnages de « héros », au sens de personnages vertueux, sans imperfection n'existent pas. L'homme ou la femme idéale n'ont pas leur place dans le travail des deux artistes.

Dans le document Wajdi Mouawad : un théâtre politique ? (Page 94-101)