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Partie I De la théorie au terrain

Chapitre 2. Présentation du terrain

2.1 La question de l’accueil des Gens du voyage sur la collectivité de Grandpant

2.1.1 Gens du Voyage et MENS

Le service dans lequel j’ai commencé ma CIFRE en 2014 était composé, à ce moment-là42, des services Handicap, Gens du Voyage et MENS (Migrants de l’Est non sédentarisés)43. À mon arrivée dans le service, je ne connaissais pas le sigle MENS, mais je me suis très vite aperçue qu’il posait problème, notamment dans les échanges avec certaines associations. Ce sigle, dont les initiales tiennent pour « Migrants de l’Est Non Sédentarisés », a été recommandé par la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) dans le but d’éviter de dire « Roms » pour désigner les habitants des bidonvilles. Mais ce sigle a une autre signification historique. Il renvoie en premier lieu à un fichier de police portant sur les « Minorités ethniques non sédentarisées ».

« […] [c’est un] un profilage ethnique et généalogique très fin des populations classées comme « Minorités ethniques non sédentarisées » (MENS) [qui] distingue ainsi, parmi la "délinquance itinérante", plusieurs "groupes à risques" ("gens du voyage", "Manouches", "Gitans" et "itinérants") et va jusqu’à mettre en corrélation "la généalogie des familles

tsiganes, les modes opératoires de certains types de délits comme le recel, le blanchiment et l’association de malfaiteurs". Ce raffinement typologique n’évoque d’ailleurs pas seulement,

selon l’expression consacrée, "les heures les plus sombres de notre histoire", mais également

42 Il allait connaitre une restructuration dans les années suivantes et positionner les « publics » différemment.

43 Les Gens du voyage ou les MENS sont des publics identifiés et catégorisés par rapport à une origine supposée. De plus en étant rassemblés sous l’égide institutionnelle d’un même service ils sont à la fois homogénéisés mais également amalgamés. Au début de mon contrat il m’a été demandé de travailler en rapport avec ces deux publics.

les travaux menés par l’Unesco, depuis la seconde la Seconde Guerre mondiale, sur les « peuples autochtones » et les "minorités ethniques" puisque le fichier "MENS" de la Gendarmerie nationale procéderait d’une étude sur La délinquance des Tziganes menée en 1969 par cette organisation internationale » (Amselle, 2011a : 45-46)

Une directrice d’association me précise que des associations Gens du voyage et Roms ont déposé une plainte contre l’existence de ce fichier en 2011. La CNIL, qui « ni[e] l’existence de ce fichier[, c]ependant, il subsiste un doute puisque des données ethniques sur les Roms ont bel et bien été repérées sur les ordinateurs de la Gendarmerie nationale » (Amselle, 2011a : 45).

Si les missions concernant les bidonvilles et populations considérées comme Roms44 continuent au sein du service, le sigle MENS a disparu au bout de quelques mois. La caractérisation « Gens du voyage » cependant, demeure. En effet pour le service Gens du voyage, le problème de la stigmatisation semble moins se poser. Cela peut être dû au fait que le statut administratif des Gens du voyage est encadré par la loi 196945 (cf. Partie 2) et donc justifie la discrimination d’une population dans les services publics.

2.1.2 La loi Besson

Pour précision et afin de comprendre les enjeux des différents habitats gérés par les politiques publiques, je présente ici les définitions des différents habitats des Gens du voyage tels qu’ils sont catégorisés par les institutions. Tout d’abord, « L’accueil et l’habitat des Gens du voyage » sont encadrés par la loi Besson du 5 juillet 2000 qui énonce que :

« […] les communes participent à l’accueil des personnes dites gens du voyage et dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles sur des aires d'accueil ou des terrains prévus à cet effet. Ce mode d'habitat est pris en compte par les politiques et les dispositifs d'urbanisme, d'habitat et de logement adoptés par l'État et par les collectivités territoriales » (article 1).

Les communes de plus de 5 000 habitants sont tenues de réserver des terrains aménagés à ce public. Cependant un faible nombre de communes respectent leurs obligations46. La loi Besson prévoit l’élaboration de schémas d'accueil départementaux47 par le préfet et le

44 La thèse de Alexandra Clavé Mercier (2014) apporte de nombreuses informations sur ce sujet du traitement politique spécifique des Roms à partir de l’étude de dispositifs politiques spécifiques.

45 Il s’agit de la loi du 3 janvier 1969 « relative aux activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe ».

46 Au 1er janvier 2012, « 246 communes et 196 établissements publics intercommunaux étaient ainsi considérés comme défaillants au regard de leurs obligations en matière d’accueil et de stationnement des gens du voyage », source : rapport de la Cour des Comptes, octobre 2012, p. 47

47 Un schéma départemental est un document d’orientation et de planification de la mise en œuvre de la politique départementale. Il y a dans la majorité des départements un schéma départemental d’accueil des Gens du Voyage.

président du Conseil général, fixant l'emplacement d'aires d'accueil permanentes, d’aires de passage pour les rassemblements ponctuels et de terrains familiaux loués aux personnes sédentarisées. Selon la Cour des comptes, le Schéma Départemental d’Accueil des Gens du Voyage (SDAGV) est conçu comme le pivot des dispositifs spécifiques d’accueil des Gens du voyage, « [i]l prévoit, après une évaluation des besoins constatés et des capacités d'accueil existantes, la nature, la localisation et la capacité des aires à créer, ainsi que les interventions sociales nécessaires. »48

« Les aires d’accueil ont des capacités de places différentes suivant les communes et varient suivant les « mobiles de l’itinérance ». Il en existe majoritairement deux types49 : les aires dites « d’accueil » qui sont prévues « pour le séjour de résidences mobiles pendant une période qui peut durer plus de trois mois ; elle peut comprendre une vingtaine d'emplacements, soit quarante places de caravanes » et les aires dites « de grand passage » « ayant vocation à accueillir, temporairement, des groupes importants pouvant représenter jusqu’à 200 caravanes voyageant ensemble vers des lieux de grands rassemblements traditionnels ou occasionnels. »50. La loi Besson et les schémas départementaux prévoient également la possibilité de Terrains Familiaux Locatifs, « destinés à l’installation prolongée de résidences mobiles, le cas échéant dans le cadre des mesures définies par le plan départemental d'action pour le logement et l’hébergement des personnes défavorisées, ainsi que le nombre et la capacité des terrains » (article 1 de la loi Besson).

Concernant les Aires d’accueil, il est important de préciser que ce choix terminologique véhicule un paradoxe. Selon William Acker (2019), « "l’aire d’accueil" est une notion curieuse déjà car elle ne se conçoit pas sans le complément "des gens du voyage" et renvoie à l’idée qu’il existe un accueil "spécifique" pour cette catégorie administrative d’êtres humains. ». De plus, les aires d’accueil sont, dans leur localisation (proches des déchèteries), dans leur architecture (du béton majoritairement) et dans leurs conditions de vie (présences de gardiens et, pour certaines aires d’accueil, de caméras), l’opposé de ce qui fait justement « accueil ».

2.1.3 « Accompagnement » et « accueil » des Gens du voyage

Le terme d’accueil, connoté positivement, implique pourtant concrètement, concernant les dispositifs d’accueil Gens du voyage, la mise à l’écart (géographique etc.) et la nécessité

48 Rapport thématique 2012, page 29.

49 La circulaire interministérielle du 5 juillet 2001 relative à l’application de la loi du 5 juillet 2000 distingue, à cet égard, trois autres catégories de structures : des aires de petit passage, les terrains pour les haltes ou les terrains pour les grands rassemblements religieux ou traditionnels des gens du voyage. Il est possible de se référer à la loi Besson ou au site sénat.fr, pour plus de détails.

d’accompagner (socialement, etc.) les personnes accueillies pour mieux les contrôler51. J’ajouterai, pour corroborer ce propos, un passage d’un article de Lise Foisneau52 :

« Cette surveillance est le fait d’administrations "spécialisées dans les gens du voyage" : policiers, gendarmes, assistantes sociales, éducateurs, gestionnaires d’aire d’accueil, gardiens d’aires d’accueil, etc. Pourquoi ? "Parce qu’on veut conserver les Voyageurs, qu’on veut nous conserver comme ça, en éternels assistés", explique Marius Lussi, né en 1935, neveu d’un des libérateurs de la ville de Grenoble en août 1944. […] Les « gens du voyage » sont forcés à stationner sur des "aires d’accueil" afin de "favoriser leur adaptation aux contraintes qu’implique la vie sociale". Ces aires d’accueil furent pensées par le législateur comme des lieux d’"action sociale » où le triptyque de l’intégration (santé, scolarisation, insertion professionnelle) devait régner : à la fonction d’hébergement des caravanes, on ajoute la présence d’assistantes sociales, d’éducateurs ou, encore, de la protection médicale infantile afin d’adapter un public jugé rétif. Stationner sur des aires d’accueil implique non seulement une résidence contrainte, mais implique aussi de se soumettre à l’observation et aux sollicitations constantes des médiateurs et des travailleurs sociaux, sans parler du passage fréquent des forces de l’ordre » (Foisneau, 2019) 53.

Concernant plus particulièrement la collectivité de Grandpant j’ai mené un entretien en mars 2015 avec Monique V., la directrice adjointe du service pour comprendre comment le service Gens du voyage s’était structuré. Elle y explique qu’à son arrivée, dans le début des années 2000, la collectivité de Grandpant avait un service « Solidarité » qui portait deux politiques publiques : une sur les gens du voyage et une sur le handicap. Concernant les Gens du voyage, la principale mission consistait à gérer les aires d’accueil et les impayés. Puis la question de la sédentarisation s’est posée pour les politiques publiques. Ainsi, le service qui travaillait jusque-là principalement avec les services techniques du « bâti »54, a commencé à travailler avec des directions plus liées aux questions sociales. Les missions se sont élargies à « l’habitat adapté aux Gens du voyage »55 et non aux seules Aires d’accueil, et ont en même temps pris en considération d’autres éléments que le logement.

51 D’ailleurs, la majorité des familles que j’ai rencontrées sur ces quinze dernières années ne parlent pas d’Aire d’accueil mais de place (« sur la place ») ou de « place désignée ».

52 Lundi matin est un journal d'information sur internet. Il propose des articles d'actualité, de littérature et des analyses politiques, juridiques, philosophiques ou sociologiques. De nombreux universitaires et intellectuels européens y écrivent des articles. Lise Foisneau, qui est docteure en anthropologie en fait partie. J’ai choisi de citer un extrait de cet article car il est en lien avec ses recherches et qu’il me semblait très pertinent concernant l’encadrement des aires d’accueils.

53 https://lundi.am/Resistances-voyageuses-un-long-combat

54 Terme employé par Monique V. dans l’entretien.

55 Selon une étude de la DIHAL (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement) relative à l’habitat adapté des Gens du voyage de mai 2016 la définition de la population Gens du voyage à partir de son mode de vie est renforcée, elle « part du postulat que les difficultés rencontrées par les gens du voyage qui ne circulent pas ("sédentarisés") peuvent trouver réponse dans les dispositifs de droit commun des politiques sociales d’habitat. »55 Pourtant les actions qui encadrent l’hébergement des gens du voyage sur la collectivité de Grandpant sont encadrées par des dispositifs appelés habitat adapté des Gens du voyage. Dans le même document la DIHAL explique que l’étude relative à l’habitat adapté des gens du voyage doit permettre « de

Il ressort que la question du logement et de la gestion des différents types d’habitats pour les Gens du voyage, est connectée à des questions de gestion sociale56. Pour s’assurer de la bonne mise en œuvre des gestions immobilière et sociale, le service Gens du voyage de la collectivité de mon terrain finance par le biais d’un marché public des prestataires pour la gestion et la médiation sur les terrains familiaux et les aires d’accueil. Il s’agit d’une association concernant la médiation sociale57 et d’une entreprise concernant la gestion des aires d’accueil58 sur les terrains familiaux. Cela signifie que ceux qui décident pour les Voyageurs, c’est-à-dire les agents de la collectivité locale, ne sont pas en contact direct avec les Voyageurs mais travaillent avec des organismes chargés d’assurer la relation aux usagers.

Parallèlement à ce dispositif de médiation, un Groupement d’Animation Territoriale (GAT) se réunit chaque année autour de la thématique des Gens du voyage. Les GAT ont pour fonction de définir la conduite d’une politique de vie sur un territoire par secteurs comme le périscolaire, l’animation des quartiers, la médiation sociale, la cohésion sociale, le développement rural ou encore la politique de développement social urbain, et c’est donc un fait exceptionnel d’organiser un GAT sur une population59.

disposer au niveau national de connaissances sur la diversité des situations et des besoins des gens du voyage en s’appuyant sur la pluralité des réponses existantes et sur l’appréciation locale des besoins pour proposer les évolutions nécessaires tant en termes d’outils opérationnels que réglementaires. ». Ces habitats adaptés peuvent, dans les faits, tout autant être des maisons avec des emplacements caravanes que des maisons d’habitation classique.

56 À propos des dispositifs d’accompagnements William Acker interroge : « Pour autant qu’il doit bien y avoir quelques aspects positifs à ce que l’État et les associations pro-aire d’accueil nous présentent comme un droit acquis. Ainsi l’accès à l’éducation, aux soins et l’insertion sociale constitue un mojo, une incantation, une sainte Trinité de l’argumentaire pro-aire. Mais quel argumentaire ? Celui du gadjo. L’accès à l’éducation du gadjo, l’accès aux soins que le gadjo empêchait d’atteindre, l’accès à une insertion sociale prédéfinie par le gadjo pour un monde de gadjo. » (Acker, 2019)

57 Pour travailler avec la collectivité, l’association répond à un appel d’offre. Depuis 2014 les appels d’offre ont été remportés par la même association. Si cette association est, dans ses statuts, non limitée aux Gens du voyage elle est cependant, au moment où je fais mon terrain, identifiée comme étant spécialisée dans la médiation sociale « auprès de la communauté des gens du voyage ».

58 Le service de gestion comprend : la gestion locative, la maintenance technique, le nettoyage et l’entretien des espaces verts. Les aires sont gérées sur la base d’un règlement intérieur, un gardien est chargé de veiller à l’application de ce règlement et leur utilisation est payante.

59 La chargée de quartier qui anime le groupe de travail auquel j’ai assisté dans le cadre de ma CIFRE précise :[…] gat vie sociale a lieu tous les mois ::/ avec en alternance ::/ euh euh une thématique autour de la vie associative et puis une autre plutôt autour des solidarités et celui-ci il est un peu particulier on en avait tous convenus (.) une fois par an on en fait un spécifiquement euh sur la question des gens du voyage (.) euh voilà alors c’est particulier de prendre un public (.) mais c’est vrai que :: euh :: l’idée c’est bien de raccrocher au droit commun (.) mais du coup/ si on se réunissait jamais pour en échanger on aurait pas ::: non plus une visibilité de de tout ce qui se passe sur le territoire (.) donc aujourd’hui euh donc le dernier était il y a à peu près (.) un an (.) l’idée aujourd’hui c’est de faire un point sur les actions qui ont été menées (.) et parce qu’il y en a d’autres à engager (0.3) ou pas (un autre participant arrive et s’installe)) les thématiques à l’ordre du jour on aura un temps sur l’éducation mais je vois que D. n’est pas là xx j’espère qu’il arrive (.) un temps autour de l’accès au loisirs xxxx un temps sur la gestion des sites (.) donc euh :: la collectivité de Grandpant et les autres (.) et on

La volonté de « raccrocher » les voyageurs au droit commun en passant par des dispositifs spécifiques provisoires est stipulée dans de nombreux discours institutionnels qu’ils soient écrits ou oraux. Pourtant les actions spécifiques à destination des Gens du voyage sur le territoire (financement d’associations spécifiques, accompagnement spécifique, transport scolaire spécifique etc) se pérennisent. Dans sa thèse de 2003, Milena Doytcheva faisait le même constat :

« Les mesures préférentielles ou exceptionnelles dites de "discrimination positive" qui visent à corriger "une égalité des chances en panne" ne sont dès lors envisagées que comme un "renforcement provisoire" du "droit commun". De plus, ces moyens exceptionnels mobilisés temporairement par l’Etat ne constituent pas un droit comme ceux qui découlent du système de protection sociale universaliste » (Doytcheva, 2003 : 20).

Ainsi, les dispositifs de politiques publiques d’accompagnement des Gens du voyage sont liés à la question de la scolarisation de cette même population. Le caractère pérenne de ces dispositifs s’applique aux deux politiques : territoriales et scolaires. Comme l’explique Marguerite Soulière à propos de la thèse de Virginie Dufournet-Coestier (2017) « la scolarisation de l’enfant-voyageur constitue donc un problème à résoudre par l’action publique pour contribuer à traiter celui, plus large, des "Gens du voyage" devenus "Familles itinérantes et voyageuses". À ce titre, elle a suscité de nombreux débats et débouché sur la mise en œuvre de dispositifs pédagogique, administratif et politique pouvant être analysés comme des dispositifs de contrôle en cohérence avec ce que montre l’analyse historique. » (Soulière, 2017).

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