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Partie I De la théorie au terrain

Chapitre 2. Présentation du terrain

2.2 Les dispositifs scolaires

2.2.1 Les circulaires de 2002 et 2012

Selon Jean-Pierre Liégeois « […] jusqu’en 1979 la question de la scolarisation des enfants tsiganes était suivie, au ministère, dans le contexte administratif de l’enfance inadaptée » (Liégeois, 2000 : 3). Dans un autre article, il précise :

« […] en 1979, le dossier est passé dans un autre service, et il fut pris en charge par un pionnier en matière culturelle, René Picherot, qui portait les projets concernant les enfants migrants. René Picherot a développé les CEFISEM (ancêtres des CASNAV) dans les différentes académies. Une phrase de son propos d’ouverture marque la rupture de ce moment : "Nous avions l'idée de situer le problème des enfants nomades tsiganes si possible sous cet éclairage d'une situation socioculturelle particulière, plutôt que de le laisser sous

finira par l’habitat adapté si ça va pour tout le mon ::de […]. Extrait d’un enregistrement du regroupement d’animation territorial de mon terrain, le 16 mai 2017

l'étiquette d'une inadaptation, d'un handicap60 qui nous paraissait le ramener trop à des aspects psychophysiologiques. » (Liégeois, 2009 : 67).

Ces observations ont mené l’institution scolaire à aménager des dispositifs et outils pédagogiques crées spécifiquement pour répondre aux besoins estimés du public Gens du voyage. Dans de nombreux discours de professionnels travaillant avec ce public, ces dispositifs se justifient par des problématiques d’échec scolaire ou de difficultés de rapport à l’écrit.

Les circulaires de 2002 puis de 2012 remplacent celle de 197061 et organisent les dispositifs scolaires tout en redéfinissant les contours du public visé par les dispositions. La première circulaire est adressée aux « Enfants du voyage et de familles non sédentaires » (EDV), la deuxième – qui abroge celle de 2002, parle « des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs » (EFIV). Cette dernière semble prendre en compte le fait que le public appelé enfant du voyage n’est pas un public homogène (la circulaire propose en effet une division de ce public) et qu’une partie de ce public n’a pas comme caractéristique première d’être dans l’itinérance. Si l’on reformule cette nouvelle proposition, on comprend que ces enfants peuvent être aux yeux de l’institution scolaire soit itinérants, soit itinérants et voyageurs ou encore voyageurs sans itinérance. Le terme de voyageur est très souvent utilisé par les Gens du voyage pour se désigner eux-mêmes et cela, qu’ils soient itinérants ou non62. Par cet intitulé, la circulaire 2012 permet d’organiser un accueil scolaire différencié pour des enfants « identifiés » par le texte académique comme Voyageurs, c’est-à-dire, toujours selon ce texte « de familles sédentarisées depuis peu ». Or, dans les faits, cela peut concerner des familles sédentarisées depuis plusieurs années, voire une ou deux générations.

Il existe donc un long passif dans les rapports entre l’institution scolaire et les enfants et familles du voyage. Comme le soulignent Patrick Williams et Michael Stewart, si « à partir des années 1970-1980, les enfants manouches, fréquentent […] l’école plus régulièrement

60 On peut ici faire le parallèle avec « les polémiques des années 1970, autour du « handicap socioculturel » des enfants d'ouvriers, réputés incapables de maîtriser les codes de l'abstraction. Là aussi, la violence des conflits portait moins sur la nécessité et l'urgence de l'aide (évidente pour tous) que sur les présupposés d'une analyse des milieux populaires en termes de « déficience linguistique ». De fait, quand il est devenu si banal de savoir lire et écrire, ceux qui ne savent pas (quelles qu'en soient les causes) deviennent marginaux, donc « anormaux ». En même temps, en traitant la langue écrite scolaire comme une donnée naturelle, partagée a priori, l'école ne peut que perpétuer l'échec qu'elle stigmatise. La grande innovation du discours sur l'illettrisme serait ainsi d'avoir étendu à la société des critères de jugement jadis réservés aux seuls mauvais élèves : l'élève en échec risque de rater sa vie scolaire, l'illettré est en péril de rater sa vie. » (Chartier, 2001 : 173). J’y reviendrai plus précisément dans la partie 2.

61 Pour une étude plus précise des circulaires je renvoie à la thèse de Virginie Dufournet-Coestier (2017).

62 J’ai très fréquemment entendu le terme de voyageur comme appellation endonyme sur mes différents terrains et rencontré au cours de mes différentes lectures théoriques sur les gens du voyage.

[…] » (2011 : 67), l’Éducation nationale, souvent accompagnée ou en partenariat avec des associations œuvrant pour les populations nommées Tsiganes et Gens du voyage63, observe de son côté, depuis une trentaine d’années, que cette fréquentation est problématique tant au niveau de la fréquentation scolaire que des apprentissages. Ces observations ont mené l’institution scolaire à aménager des dispositifs et outils pédagogiques créés spécifiquement pour répondre aux besoins estimés de ce public. On peut recenser plusieurs dispositifs scolaires spécifiques au niveau national, tous reliés à l’Éducation nationale mais différents selon les départements. Ces dispositifs vont engendrer différents contextes d’apprentissage et de sociabilisation pour un public nommé dans l’institution scolaire « Enfants du voyage » : écoles itinérantes sous la forme de camions-écoles, écoles de terrain (situées sur ou près des aires de stationnement), classes « Enfants du voyage » aménagées au sein des établissements scolaires (l’enseignement y est dispensé par un professeur des écoles missionné auprès de ce public précisément) et CNED (Centre National d’Enseignement à Distance).

2.2.2 Les écoles itinérantes

Dès 1969, l’Association pour la Scolarisation des Enfants Tsiganes (ASET) est créée le 4 juin 1969 sous le statut d’association par l’Aumônerie nationale des Gens du voyage et les Frères des écoles chrétiennes. Ses objectifs sont de « Promouvoir la scolarisation des enfants tsiganes et autres jeunes en difficulté, en collaboration avec les écoles publiques ou privées et les familles intéressées, ainsi que de défendre le droit à l’école et, par voie de conséquence, le droit au stationnement et au logement des familles ayant des enfants à scolariser » (Art. 2 des statuts de l’ASET). Camille Véger, premier enseignant de l’ASET constate dans un article datant de 1995 une non-scolarisation massive de « centaine de jeunes Voyageurs itinérants circulant dans la proche banlieue parisienne » (Véger, 1995 : 87). Cette non-scolarisation pouvait s’expliquer par l’absence d’aires d’accueil, les expulsions répétées, mais également par la méfiance des familles vis-à-vis de l’école. « Ces facteurs, bien que le nombre d’aires d’accueil ait augmenté, sont encore valables aujourd’hui pour expliquer les problèmes liés à la scolarisation des enfants tsiganes » (Bruggeman, 2009 : 82).

63 Appellations utilisées par la Fnasat (Fédération Nationale des actions solidaires avec les Tsiganes et les Gens du Voyage) et par le Casnav (Centre académique pour la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs

L’ASET s’appuie sur la circulaire64 de 1970 au sujet des enfants de familles sans domicile fixe qui énonce « une série de propositions "adaptées" à la diversité des modes de vie des familles », pour accueillir les enfants à l’école. Elle est à l’origine des différentes structures scolaires qui accueillent aujourd’hui les enfants tsiganes » (Bruggeman, 2009 : 82). Ces classes itinérantes nommées ASM (Antennes Scolaires Mobiles) ou camions-école, vont être reconnues officiellement par l’Inspection Académique et se développer en région parisienne et en province. Pour Camille Véger, les motivations de ce réseau éducatif itinérant (réseau constitué d’un pôle associatif et d’enseignants détachés de l’Éducation nationale, principalement par le biais de l’enseignement privé) prenaient source dans les principes d’égalité, de liberté et de choix d’instruction énoncés par la loi de 1882 sur l’instruction obligatoire. La fréquentation scolaire étant difficile pour de nombreux Enfants du voyage, l’instruction devait être la priorité. Les ASM vont répondre à la circulaire en mettant en avant leur rôle de passerelle, d’«"espace intermédiaire" entre deux univers culturels différents, celui de l’école des sédentaires et celui du voyage des itinérants » (Véger, 1995 : 87) ou pour le dire autrement, entre les familles et l’institution. Pour cela, les ASM tentent de préparer les enfants et les familles à une possible scolarisation en école ordinaire si les conditions le permettent. Les pédagogies utilisées veulent s’adapter à ce contexte particulier d’enseignement. À ce propos, Camille Véger précise qu’il est indispensable de :

« […] prendre en compte les éléments essentiels de la culture tsigane, telles que les notions de temps et d’espace, de clan familial, de tradition orale, de langue et de voyage ; [d’]apporter souplesse et compréhension relativement aux horaires, aux rythmes de fréquentation, aux répartitions par âge et par niveau scolaire ; [de] privilégier le relationnel, la longue histoire vécue par les tsiganes pendant cinq siècles et les préjugés négatifs de la société majoritaire ayant créé chez eux des sentiments de peur et de recul par rapport à l’école (…) ; [de] centrer l’essentiel de l’apprentissage scolaire autour du lire-écrire-compter, l’attente des voyageurs dans ce domaine étant unanime ; [de] faire acquérir rapidement une lecture efficace, l’enfant tsigane voulant apprendre à lire "vite…et bien" pour pouvoir voyager plus facilement ; [de] dialoguer avec les parents et savoir décrypter leurs besoins et leurs attentes en matière de scolarisation. » (Véger, 1995 : 88)

Les camions écoles existent toujours dans certains départements. À propos des camions-école, Marie Chartier explique :

« [c]’est sous une forme somme toute assez paternaliste que la scolarisation des enfants du voyage est mise en place ici [la volonté de scolariser] dans les établissements scolaires ordinaires a été oublié, et les antennes scolaires mobiles ont peu à peu été considérées par les parents d’élèves, comme de véritables écoles. […] Les camions-écoles ont fini par ne fonctionner que pour les groupes semi-sédentaires, parfois sur des terrains privés, alors que

64 La circulaire est un texte qui permet aux autorités administratives (ministre, recteur, préfet…) d’informer leurs services.

les familles qui voyageaient le plus ont commencé à scolariser leurs enfants en écoles ordinaires. » (2013 : 5).

2.2.3 Le CNED

Dans la circulaire de 2012, un point 4 sur les « Dispositifs particuliers » propose de mettre en place des antennes mobiles scolaires, un recours au CNED65 ou un enseignement spécialisé. Le CNED répond à l’obligation d’instruction66. Depuis que je travaille avec des familles du voyage, j’observe que le recours au CNED est très fréquent dès la sixième, de nombreux élèves qui ont eu une scolarité en classe en primaire se retrouvant ainsi à suivre des cours à distance après le CM2. Comment le CNED est-il devenu une pratique courante pour ces familles et quels sont ses effets sur les ressources scolaires proposées aux EFIV ?

Dans un article de la revue Diversité Elisabeth Clanet dit Lamanit explique :

« En 1989, une résolution67 concernant la scolarisation des "enfants de Tsiganes et de Voyageurs", adoptée par les ministres de l’Éducation réunis au sein du Conseil européen, demandait aux États membres, entre autres mesures, de promouvoir "l'expérimentation de l’enseignement à distance, lequel peut mieux répondre à la réalité du nomadisme". C'est dans ce cadre que fut créé en 1991 un poste spécifique pour la scolarisation des enfants du Voyage au sein du CNED et plus précisément à l'institut de Rouen qui assurait la scolarisation au niveau du collège. (Clanet dit Lamanit, 2009 : 129) »

Les chiffres permettent de voir l’évolution de l’usage des cours par correspondance : « En 1995, 46 jeunes s’étaient inscrits au CNED. Ils étaient environ 2 500 à la rentrée 1998, 5 000 à la rentrée 2006 et 6 500 deux ans plus tard. Il s'agit essentiellement de collégiens, le nombre d'enfants inscrits en primaire ne s'élevant qu'à quelques centaines » (Ibid).

Le CNED, bien que subventionné par l’État, n’était pas un service complètement gratuit. Les familles devaient payer environ cent trente euros par an. Le 27 février 2009, un décret instaure la gratuité totale68 du CNED pour les EDV puis pour les EFIV.

65 Dans la circulaire de 2002 il est proposé pour la scolarisation dans l'enseignement du second degré, c’est-à-dire à partir du collège.

66 Seule l’instruction est obligatoire en France et non la scolarisation : « l’instruction obligatoire peut être donnée soit dans les établissements scolaire, :’État organise un service public d’enseignement à distance », code de l’Éducation-Article L131-2 Modifié par la Loi n°2005-380 du 23 avril 2005-Art.11JORF 24 avril 2005

67 Résolution 89/C 153/3 du 22.5.89, Journal Officiel des Communautés européennes n°C 153/3 du 21.6.89

68 Article R426-2-1 créé par décret n°2009-238 du 27 février 2009 - art. 3 relatif au service public de l'enseignement à distance - Sauf en ce qui concerne les élèves relevant de l'instruction obligatoire, l'inscription peut donner lieu au paiement de droits. Ceux-ci ne peuvent excéder le coût résultant des charges spécifiques à l'enseignement à distance.

La circulaire n° 2012-142 définit que « les élèves inscrits au CNED bénéficieront également de solutions d’accompagnement et de suivi dans les établissements du réseau départemental d’école et de collège de référence […] les modalités de mise en œuvre sont définies au niveau départemental, et sont gérées par convention de partenariat avec le CNED, à l’échelle de l’établissement, du département ou de l’académie », la classe CNED-EFIV de mon terrain est un de ces dispositifs d’accompagnement.

Si la circulaire n° 2017-056, qui traite le sujet de l’instruction dans la famille, stipule qu’il faut lutter contre l’inscription au CNED pour les sédentaires (à la différence des itinérants pour qui le recours au CNED est possible), les inscriptions sont toujours en nombre important pour les non-itinérants. Les demandes d’inscriptions au CNED sur simple attestation sur l'honneur des familles, même si les enfants ont fréquenté le même établissement scolaire durant toute leur scolarisation élémentaire, sont très souvent acceptées par la Direction des Services Départementaux de l’Éducation Nationale (DSDEN), ce que j’ai également observé sur mon terrain.

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