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1.1 Épistémologie sociale

1.1.1 Question de la connaissance

L’épistémologie sociale analyse les processus sociaux ayant des répercussions sur la formation des croyances et des pensées chez les individus et les groupes. À partir de ce point, il est possible de distinguer deux approches de la sociologie de la connaissance : les approches classiques et les approches critiques. Ces dernières, bien que pertinentes, s’éloignent du sujet qui nous intéresse. En

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effet, pour analyser la raison d’être d’une institution et pour évaluer dans quelle mesure elle atteint son objectif, il est nécessaire d’être capable de déterminer un critère objectif sur lequel juger les institutions. Or, les approches critiques remettent en cause l’existence même d’une forme de rationalité objective. En conséquence, nous n’en effectuons qu’un bref survol. Les approches classiques sont traitées plus en détail par la suite.

Les approches critiques rejettent l’idée de norme de rationalité universelle ou objective (Barnes et Bloor, 1982, dans Goldman, 2010). La rationalité est tirée du contexte culturel, historique et politique dans lequel évolue une société particulière et ne peut être appliquée à l’ensemble des sociétés humaines. Elles tentent de discréditer l’autorité épistémique de la science en montrant que les croyances scientifiques émergent d’un contexte sociohistorique et ne peuvent donc pas faire appel à une rationalité pure. Ainsi, Latour (1987, dans Goldman, 2010) soutient que l’évolution des connaissances en science est le résultat d’un jeu d’influence. En effet, les scientifiques s’allient et forment des clans afin de défendre leurs idées. Les idées profitant du soutien le plus important sont acceptées en tant que vérité et forment le corpus scientifique.

Une critique encore plus profonde affirme que la réalité d’un fait scientifique n’est qu’une construction sociale (Latour et Woolgar, 1986, dans Goldman, 2010). En raison des manipulations, des variables isolées et même de l’activité d’observation en soi, les conditions expérimentales ne correspondent pas à celles de la réalité. Dans un laboratoire, le milieu d’observation est stabilisé d’une façon qu’il est impossible d’observer dans la réalité. Conséquemment, les faits scientifiques ne

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sont valides que dans un contexte de stabilité et ne peuvent être utilisés pour analyser le monde humain et encore moins son évolution.

Les approches classiques, quant à elles, analysent l’impact des interactions sur la formation des croyances. Elles maintiennent qu’une rationalité universelle existe et peut être identifiée. À l’instar de l’épistémologie individuelle, l’épistémologie sociale fonde sa démarche sur une recherche de la vérité. Elle part du principe que les individus accordent une valeur supérieure à la vérité qu’aux croyances erronées (Goldman, 1999). Ainsi, dans les activités quotidiennes, tout comme dans la science et la démocratie, les individus valorisent les institutions ayant la capacité de produire de la vérité. Par exemple, une division de la carte électorale permettant à un parti de remporter une majorité des sièges au Parlement sans toutefois obtenir la majorité des voix est généralement moins bien perçue qu’un système reflétant plus proportionnellement les suffrages. Goldman appelle ce penchant pour la vérité : la valeur de véracité (veristic value).

La valeur de véracité permet de déterminer quelles institutions sont les meilleures et lesquelles demandent à être reconfigurées. En effet, une institution ne produisant pas fréquemment de la vérité se doit d’être améliorée. Conséquemment, le projet de l’épistémologie sociale est essentiellement normatif (Goldman, 2001, dans Koppl, 2005).

Si la notion de vérité est relativement établie en science, à savoir que la vérité est la théorie décrivant le plus adéquatement la réalité, son utilisation ne fait pas consensus en épistémologie sociale. Par

exemple, la notion de vérité lors d’un vote réfère à la représentation plus ou moins proportionnelle des volontés agrégées des électeurs. Par contre, en droit, la notion de vérité peut correspondre à la détermination d’un jugement le plus souvent exact. Néanmoins, pour notre projet, il est possible d’avancer que la notion de vérité correspond à l’arrangement institutionnel permettant d’atteindre le plus efficacement et le plus directement les buts qu’une institution se doit de poursuivre dans un contexte démocratique. Par exemple, les chartes des droits et libertés ont pour valeur épistémologique de soustraire les minorités à l’arbitraire de la majorité. Elles font la promotion de la démocratie en empêchant une forme de tyrannie de la majorité et en préservant l’égalité de tous les citoyens (Christiano, 2008). Sans cette protection des droits et libertés de chacun des citoyens, il est probable qu’une tranche de la population serait systématiquement mise à l’écart du processus démocratique en raison, entre autres, de son âge, de son origine ethnique ou de sa classe sociale.

De cette définition de la vérité appliquée aux institutions semble émerger une circularité. Si la vérité est caractérisée par la correspondance des visées des institutions dans un cadre démocratique à leurs réelles conséquences, lorsqu’un gouvernement change les objectifs d’une institution, la vérité s’en trouve également modifiée. Conséquemment, la vérité serait assimilable aux visées d’une institution. Cette circularité apparaît en raison d’une conception intuitive de la vérité, à savoir qu’elle réfère à une notion fixe et extérieure aux institutions. Or, il est possible d’arriver à définir la raison d’être des institutions par le biais d’un consensus moral, lequel n’est pas soumis à l’humeur changeante d’un gouvernement ou de l’opinion publique. Pour y parvenir, Rawls (1980) propose le constructivisme kantien. En partant de la prémisse que chaque individu impliqué dans la société se perçoit comme libre et égal par rapport à ses semblables, Rawls détermine des principes de justice par le biais de la position originelle, lesquels sont incarnés par les institutions de base de la société. En effet, sous le

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voile d’ignorance de la position originelle, les individus déterminant les principes de justice n’ont pas connaissance, entre autres, de leur sexe, de leurs capacités physiques et mentales, de leur position dans la société et de leur conception particulière du bien. Cependant, les individus sous le voile d’ignorance ont accès à l’histoire de leur société et à sa culture politique publique. Conséquemment, les principes qu’ils adoptent n’ont pas tendance à avantager indument un groupe de la société au détriment des autres2.

Pour déterminer les principes de la justice, Rawls a donc recours à l’équilibre réflexif, lequel tente de déterminer une position entre des fondements normatifs et les jugements bien pesés des individus sur des cas particuliers. Ainsi, les fondements des institutions ne se trouvent pas dans une vérité extérieure à la société, mais dans un équilibre entre l’intuition et la réflexion philosophique pure. La justice ainsi définie implique des principes normatifs solides et adaptés à la culture politique d’une société :

What justifies a conception of justice is not its being true to an order antecedent to and given to us, but its congruence with our deeper understanding of ourselves and our aspirations, and our realization that, given our history and the traditions embedded in our public life, it is the most reasonable doctrine for us. […] Kantian constructivism holds that moral objectivity is to be understood in terms of a suitably constructed social point of view that all can accept (Rawls, 1980 : 519).

En choisissant la culture politique publique comme point focal de la justification des institutions, Rawls fournit une doctrine articulant une vision cohérente de l’individu et de sa relation à la société (Wenar, 2008). L’interprétation constructiviste des institutions permet d’en déterminer la raison

2 En raison du pluralisme des sociétés modernes, les principes de justice ne peuvent être obtenus que par un

d’être en démocratie sans faire appel à un critère de vérité extérieur ni à un critère relativiste, lequel change en fonction des partis au pouvoir.

Afin d’être acceptables sur le plan épistémologique, les grands paramètres de l’action gouvernementale doivent engendrer des résultats se rapprochant le plus possible de la vérité telle qu’elle a été définie précédemment. Leur valeur doit donc être mesurée à l’aune de leur contribution à l’une des facettes de la démocratie. L’épistémologie sociale fournit un cadre cohérent à l’analyse normative des institutions politiques. Elle permet d’étudier la raison d’être de chacune des institutions afin de la comparer à ses résultats tangibles.