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Les limites précédemment décrites permettent d’entrevoir un dernier type de contraintes propres aux institutions : leur coordination. En effet, les institutions possèdent chacune une logique qui leur est propre. Elles ne suivent pas précisément le cours de l’histoire (Krasner, 1988; March et Olsen, 1989, dans March et Olsen, 1995). En effet, les institutions sont légèrement flexibles. Elles peuvent

être itérées afin de s’adapter au contexte actuel, ce qui constitue d’une certaine manière une de leurs forces. Ainsi, bien qu’elles tirent leur origine d’une époque antérieure, elles peuvent s’actualiser et conserver leur pertinence. Toutefois, leur fractionnement génère inévitablement des conflits. Il s’installe progressivement un décalage entre le fractionnement initial de la démocratie et l’interrelation réelle de ses institutions. Également, plus les institutions sont enracinées dans un contexte sociopolitique particulier, moins les mécanismes initialement prévus pour les coordonner sont aptes à remplir leur mission lors de changement de contexte.

Pensées abstraitement, les institutions collaborent entre elles. Néanmoins, en raison des vices de formulation qu’elles ont intériorisés, les différentes institutions entrent en relation de compétition pour obtenir la faveur de l’opinion publique, des ressources, de l’influence, etc. Ainsi, un bon schéma de design des institutions n’est pas garant d’une collaboration une fois le test de la réalité passé. Les conflits de coordination des institutions proviennent donc des vices de formulation tels que décrits dans la section précédente. Effectivement, les institutions sont le fruit de compromis et elles ont intériorisé des conflits dans leur structure. De plus, les acteurs ayant participé à leur formulation jouissent d’une rationalité limitée et ne peuvent envisager l’ensemble des possibilités auxquelles les institutions seront confrontées. Enfin, indépendamment de leurs vices de formulation, les institutions prennent un chemin relativement imprévisible et désynchronisé de celui qu’empruntent les autres institutions. Même parfaitement conçues, les institutions seraient encore administrées par des individus à la rationalité instrumentale limitée et en compétition pour des ressources et de l’influence. Dans ce contexte, les conflits entre les institutions sont prévisibles, surtout si le design d’une institution lui permet d’empiéter sur la sphère d’influence d’une autre.

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Pour comprendre l’impact réel de l’institutionnalisation, il est essentiel de non seulement étudier les impacts d’une institution sur la démocratie, mais aussi d’analyser les répercussions des institutions entre elles. Chaque institution impose à l’État une limite à son action selon une des facettes de la démocratie. Ces contraintes sont légitimes en démocratie parce qu’elles assurent sa stabilité et sa pérennité. Cependant, les interrelations des institutions imposent des contraintes supplémentaires, lesquelles ne sont pas des limites prévues par la démocratie. En raison d’un chevauchement et d’un manque de synchronisme, les institutions peuvent se nuire et bloquer le gouvernement lorsqu’il tente d’agir pour le bien commun.

Il ne faut pas croire pour autant que le gouvernement n’a pas de marge de manœuvre et qu’il est soumis au joug de ses institutions. Le but de cette thèse est au contraire de présenter la raison des conflits institutionnels afin de mieux comprendre l’impact des institutions sur le gouvernement. L’analyse des interrelations et des conflits inhérents aux institutions permet à terme de proposer une façon de réconcilier les institutions afin de redonner à l’État une marge de manœuvre correspondant mieux au rôle que la société attend de lui et de veiller à ce que les institutions se rapprochent de leurs fondements philosophiques.

Les institutions ne sont pas décontextualisées; elles s’insèrent dans un paysage. Or, la littérature sur la théorie des institutions tend trop souvent à se concentrer sur une institution à la fois et ses impacts sur la démocratie ou sur le concept abstrait et décontextualisé d’institution (March et Olsen, 1984). Lorsqu’elles traitent des interactions, les théories politiques les simplifient grandement. Or, des études empiriques des systèmes politiques soulignent la complexité des interrelations des institutions

(Ashford, 1977; Scharpf, 1977, dans March et Olsen, 1984). Cette complexité institutionnelle limite grandement la marge de manœuvre des gouvernants. Ainsi, pour tracer un portrait réaliste de l’action gouvernementale, il faut envisager l’ensemble des institutions plutôt que de se concentrer sur une seule en particulier. Ainsi, il est possible de déterminer une théorie générale des interrelations des institutions et de l’appliquer à un cas concret. L’objectif n’est pas de prendre l’ensemble des conflits existants entre les institutions et d’en dresser une chronologie, mais bien de voir dans quelle mesure les institutions remplissent adéquatement leur rôle au sein de la vie démocratique. Conséquemment, les conflits ponctuels ne sont pas couverts par notre analyse. Nous nous intéressons aux conflits propres au design institutionnel, et non à ceux engendrés par une rivalité entre deux personnalités politiques, par exemple.

Les institutions constituent un corps et tirent leur justification de leurs interrelations. Prise individuellement, chacune des institutions ne peut garantir à elle seule l’ensemble des valeurs démocratiques. La démocratie est un idéal matérialisé par le biais de ses institutions, lesquelles représentent ses différentes facettes. Les institutions constituent en quelque sorte les règles du jeu de la démocratie et les outils de gouvernance de l’État. Le fractionnement de la démocratie a pour but d’instaurer un système de poids et contrepoids limitant les dérives totalitaires du gouvernement (Locke, 1992). Lors de la conception théorique de la démocratie, les institutions se trouvent dans une position d’équilibre, les unes contrebalançant également les autres. Par exemple, les constitutions délimitent les sphères d’influence de chacune des institutions afin d’assurer un fonctionnement harmonieux et normé de l’appareil gouvernemental.

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Toutefois, après la configuration initiale de la sphère démocratique, les institutions suivent une évolution selon une logique qui leur est propre. En raison de la dépendance au chemin emprunté et de leur résistance au changement, les institutions s’écartent de la volonté initiale du législateur ou deviennent inadaptées pour les nouveaux contextes où elles se retrouvent. Dans ce cas, chacune des institutions tente de s’adapter, mais ne tient pas compte de l’impact des autres institutions nouvellement formulées. La cohérence du corps institutionnel disparait au profit d’institutions autonomes entrant en contradiction les unes envers les autres.

Cette incohérence n’est pas qu’un simple problème d’ajustement relatif des institutions. En raison de la dépendance au chemin emprunté et de leur inertie, les institutions engendrent des conséquences imprévisibles lorsque l’État tente d’intervenir. De plus, l’institutionnalisation tend à faire perdre au gouvernement sa capacité de formuler des lois et d’orienter la société dans une direction donnée sans pour autant transférer ce pouvoir à la population. Les blocages institutionnels ne visent pas à contrebalancer l’action du gouvernement, mais constituent le résultat fortuit de l’interrelation des institutions.