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5.2 Rationalité limitée

5.2.1 Gestion de l’incertitude

Les tribunaux se penchent sur les textes de loi et tentent d’en reconstruire l’intention du législateur. En effet, l’intention du législateur est un concept relativement flou (Dworkin, 1981). Même à la lumière des textes constitutionnels, il est complexe de reconstruire l’état mental du législateur. Lors de la rédaction des textes constitutionnels et législatifs, pas un, mais généralement plusieurs législateurs sont intervenus. Dès lors, comment traduire l’intention de ce législateur unifié, au sein duquel existent des tensions peut-être encore vives? Si des législateurs se sont opposés aux textes législatifs dans leur forme actuelle, comment les tribunaux peuvent-ils en tenir compte sans interpréter les textes et poser des jugements politiques?

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Même s’il était possible de répondre à ces questions, l’interprétation des juges demeure nécessaire pour connaitre l’intention des législateurs sur des sujets contemporains. En effet, les législateurs originels ne peuvent avoir prévu l’ensemble des cas que l’État rencontrera. Par exemple, les innovations technologiques impliquent des questions éthiques et légales qui ne peuvent avoir été anticipées par les législateurs. Conséquemment, les juges doivent actualiser les textes de loi en interprétant l’esprit du texte.

Un problème plus important encore se pose en raison des vides juridiques laissés par les textes législatifs. En effet, les législateurs originels n’ont pas prévu des règles précises s’appliquant à des cas particuliers, mais plutôt des règles générales supportant des valeurs et des principes démocratiques. Ainsi, afin de trancher lors de cas particuliers, la cour n’a d’autres choix que d’interpréter la loi pour qu’elle corresponde au contexte : « We agree on that general proposition, and this agreement gives us what we might call the concept of a constitutional intention. But we disagree about how the blanks in the proposition should be filled in (Dworkin, 1981 : 478). » Conséquemment, l’interprétation de la constitution se fait toujours en fonction des pratiques légales en vigueur et ne saurait être réellement l’expression des législateurs d’origine. Ce processus implique que les juges se penchent sur la substance du droit.

L’objection visant à limiter le rôle des juges à veiller à ce que le processus démocratique soit respecté est également trompeuse (Dworkin, 1981). Selon cette critique, la démocratie réside dans le fait que les décisions ayant un impact sur les valeurs politiques d’une société doivent être prises par des représentants, lesquels ont été élus par la population (Ely, 1980). Les juges, lesquels ne sont pas

responsables devant la population, ne peuvent légitimement décider l’orientation idéologique d’une société. Ils doivent surveiller le processus démocratique pour s’assurer que les représentants le respectent, mais ils ne peuvent se prononcer sur son résultat. Par conséquent, leur rôle se limite à régler les différends concernant, par exemple, un droit, mais pas à déterminer quelle est la substance de ce droit en question.

La démocratie libérale n’est pas un processus précis et ne se restreint pas uniquement à l’élection de représentants. Elle est composée de nombreuses institutions ayant chacune un rôle particulier. Cet enchevêtrement d’institutions et la pluralité des conceptions théoriques de la démocratie sont propices à engendrer des visions opposées de la démocratie, et ce, même concernant le processus démocratique. En effet, les caractéristiques qui font qu’un processus est considéré comme démocratique ne font pas consensus au sein de la société. Conséquemment, les tribunaux doivent déterminer quelle procédure permet le mieux à la société d’atteindre ses idéaux démocratiques et, pour ce faire, n’ont d’autres choix que de se baser sur une conception substantielle de la démocratie : « Judicial review should attend to process not in order to avoid substantive political questions, like the question of what rights people have, but rather in virtue of the correct answer to those questions (Dworkin, 1981 : 501). » Les juges doivent poser des jugements sur les pratiques démocratiques, ce qui entraine nécessairement des répercussions sur la substance de la démocratie (Tribe, 1980).

De plus, les chartes de droits et libertés ne sont pas écrites en termes procéduraux (Hogg, 1987, dans Bernatchez, 2000). En effet, les principes énoncés dans les chartes doivent être opérationnalisés pour s’appliquer aux cas concrets sur lesquels les cours doivent se pencher. Les tribunaux doivent donc

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interpréter les principes et cette interprétation ne saurait se faire sans recourir à des normes et à une conception substantive de la démocratie. En effet, sans références au contexte politique et moral ambiant, les principes inscrits dans les chartes resteraient vides et désincarnés.

Pour préserver sa pertinence, le contrôle judiciaire doit donc être autorisé à interpréter les lois de manière à influencer la substance de la démocratie :

If we want judicial review at all – if we do not want to repeal Marbury v. Madison – then we must accept that the Supreme Court must make important political decisions. The issue is rather what reasons are, in its hands, good reasons. My own view is that the Court should make decisions of principle rather than policy – decisions about what rights people have under our constitutional system rather than decisions about how the general welfare is best promoted – and that it should make these decisions by elaborating and applying the substantive theory of representation taken from the root principle that government must treat people as equals (Dworkin, 1981 : 516).

L’intervention politique des juges est donc incontournable si une société accepte de se doter d’une forme de contrôle judiciaire des lois. Plus encore, elle est essentielle à la démocratie selon Dworkin.

Le raisonnement des cours pour justifier le contrôle de la constitutionnalité des lois en matière de droits et libertés est en constante évolution. La clause de limitation de la Charte canadienne des droits

et libertés (article premier) permet techniquement de limiter n’importe quel droit si la limite est

raisonnable et acceptable dans une société libre et démocratique (Brouillet et Michaud, 2011). Or, elle ne reçoit pas une interprétation constante de la part des tribunaux (Dassios et Prophet, 1993; Lokan, 1992). Par l’arrêt Oakes, la Cour suprême a tenté de mettre en place une procédure déterminant les motifs selon lesquels les tribunaux doivent déférer à la volonté du politique lorsqu’il

restreint les droits et libertés. L’arrêt Oakes, détermine ce qu’est une limitation acceptable par le biais d’un test à deux critères. Premièrement, le législateur doit montrer que son but est légitime. Deuxièmement, la limitation des droits doit être proportionnelle au but. Toutefois, force est d’admettre que les décisions des cours ne suivent pas une procédure claire, que les cours analysent chaque cas individuellement et que la jurisprudence en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois se bâtit à tâtons (Choudhry, 2006). Dans les faits, la Cour suprême a conclu que la plupart des limitations de droits qu’elle a étudiées en vertu de la clause de limitation étaient inconstitutionnelles parce qu’elles portaient trop atteinte aux droits.

Les cours ne disposent pas d’une approche uniforme pour analyser la section 1 de la Charte (Elliot, 1987, dans Choudhry, 2006). L’inconstance dont elles font preuve jette le doute sur la rationalité de leur démarche, laquelle peut être guidée par l’orientation idéologique des juges :

The Court “still has the stringent Oakes test sitting on the shelf waiting to be dusted off for use at an appropriate moment… any time that the Court wants to strike down a law”, but “[o]n the other hand when they are dealing a law with which they are relatively sympathetic, the Court is able to step aside and basically allow the legislature to do what it wants (Petter and Monahan, 1988, dans Choudhry, 2006 : 508-509).

Pour clarifier la procédure de révision d’une loi en fonction de l’article premier de la Charte, Farrelly (2008) propose de soustraire la première partie du test de l’arrêt Oakes du contrôle judiciaire. Comme les politiciens sont les plus proches de la population, ils sont les plus à même de déterminer ce qui constitue un but substantiel pour la société canadienne. La deuxième partie, laquelle établit la proportionnalité entre le but et les limitations aux droits et libertés, demeure évaluable par les tribunaux.

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Nous ne partageons pas cette critique de l’arbitraire des cours. Il nous apparait plus probable que les cours effectuent un examen préliminaire des lois avant d’entreprendre un contrôle de leur constitutionnalité. Elles contrôlent les lois qui semblent plus susceptibles d’être inconstitutionnelles. De plus, les juges doivent pouvoir contrôler les visées d’une loi. Bien que la proposition de Farrelly soit séduisante, elle ne propose rien pour contrer un gouvernement du jour ayant des valeurs en décalage avec la société ou étant mal intentionné. Avec des buts ne correspondant pas à ceux de la société canadienne, un gouvernement n’aurait qu’à se soucier de prendre des moyens proportionnés pour agir. Cependant, afin d’assurer une démarche plus transparente, les cours auraient avantage à clarifier les critères qu’elles invoquent pour contrôler une loi.