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3.1 Fondements théoriques et philosophiques de la Chambre basse

3.2.3 Judiciarisation des conflits

Les principes philosophiques de la Chambre basse s’expriment d’une façon particulière dans le cadre canadien, lequel influence le cheminement des politiques publiques. Le mode de scrutin canadien et la culture politique favorisent l’élection de gouvernements forts et stables. En effet, le scrutin majoritaire uninominal à un tour accentue les sièges alloués au parti formant le gouvernement et diminue le poids des autres partis. À l’élection fédérale de 2015, le Parti libéral a obtenu 54,4 % (184

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sur 338) des sièges de la Chambre des communes alors qu’il a reçu 39,5 % des voix. Le Parti conservateur, opposition officielle, a eu 29,3 % (99) des sièges avec 31,9 % des votes (Élections Canada, 2015).

Ce mode de scrutin pousse les partis politiques à opter pour une position ralliant le plus d’électeurs possible. Comme la majorité des électeurs ont des opinions politiques généralement modérées, le scrutin majoritaire uninominal à un tour a un effet centripète sur les partis politiques visant à prendre le pouvoir. Avant de se présenter devant l’électorat, les membres des partis politiques négocient les éléments de leur plateforme électorale. Afin de courtiser un plus large électorat, des compromis sur la volonté de certains membres du parti peuvent être trouvés. Conséquemment, le mode de scrutin agit comme un système d’écluses en limitant les positions extrêmes de la société civile représentées à la Chambre basse.

Ce compromis à l’intérieur des partis politiques est essentiel dans le système bipartisan du Canada. Comme le scrutin majoritaire uninominal à un tour a tendance à créer des gouvernements majoritaires et que leur stabilité et leur force sont accentuées par la fusion des pouvoirs exécutif et législatif, les gouvernements n’ont pas à réellement négocier avec les partis d’opposition. Ainsi, le compromis propre à une décision tentant de rallier la plus grande proportion de la population possible doit avoir été fait avant l’élection. Après l’élection d’un gouvernement majoritaire, la Chambre basse n’est pas dotée de mécanismes réellement effectifs pour forcer le gouvernement en place à considérer l’avis de ses opposants. Les mécanismes doivent venir d’institutions complémentaires.

Bien que des compromis aient été négociés avant l’élection, une fois en chambre, le gouvernement majoritaire peut en pratique faire fi de ces compromis. Dans un gouvernement où les ministres jouissent d’une certaine liberté d’action, cette situation n’est pas problématique. Toutefois, l’ascendance du bureau du premier ministre sur les affaires de la Chambre basse peut en court- circuiter le fonctionnement. En effet, le bureau du premier ministre peut imposer à ses députés et ministres une ligne de parti rigide, émettre des lignes de presse dont ne peuvent déroger ses ministres et exclure du caucus et renvoyer à l’arrière-ban un ministre qui refuserait de suivre ses directives. Ces tactiques mettent à mal le principe de représentation propre à la Chambre basse puisque les députés ne peuvent défendre les intérêts de leur circonscription que si le bureau du premier ministre leur permet. Les positions adoptées par le gouvernement ne correspondent plus au compromis négocié à l’intérieur du parti et à la diversité des positions des députés élus, mais se résument à la volonté d’un ou de quelques individus. Une position peut donc se retrouver minoritaire dans la Chambre, et ce, même si elle est majoritaire dans la société civile.

Une fois élu, un gouvernement peut donc nuire au principe de représentation en créant des distorsions par son action et sa gestion des affaires de la chambre. Certains enjeux peuvent ne pas trouver leur chemin jusqu’à ses oreilles. De plus, comme le gouvernement est élu pour quatre ans, il est possible qu’émergent entre temps de nouvelles préoccupations de la société civile qui ne correspondent pas aux visées du gouvernement. L’opposition doit donc soulever les conséquences imprévisibles ou nuisibles d’une loi sur des groupes sociaux marginalisés. Comme le mode de scrutin favorise le centrisme des gouvernements, l’opposition corrige – bien imparfaitement – ce biais. Or, le gouvernement peut limiter l’efficacité de l’opposition en adoptant des bâillons pour limiter les débats aux Communes, faire adopter des projets de loi omnibus ou même proroger le Parlement. Sans se

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rendre à l’utilisation de ce genre de moyens, force est de constater qu’une opposition, aussi pertinente soit-elle, a peu de pouvoir sur un gouvernement majoritaire contrôlé au plus haut degré par le bureau du premier ministre.

Ces vices potentiels de la Chambre basse ont été envisagés par les constituants et ont doté cette institution d’un contrepoids. Le Sénat a pour objectif, entre autres, de rétablir la représentativité des institutions parlementaires et d’effectuer un second examen objectif sur les politiques émanant de la Chambre des communes. Dans sa configuration actuelle, le Sénat n’est pas en mesure de remplir ses rôles. L’influence du premier ministre est trop forte sur cette institution pour qu’elle puisse réellement freiner ses volontés.

Lorsque les minorités sentent qu’elles n’ont aucun impact sur les institutions représentatives, il est prévisible et normal qu’elles s’en détournent et s’adressent aux tribunaux pour faire respecter leurs droits. Ainsi, si la Chambre basse est l’enceinte privilégiée pour résoudre les questions de société, il faut que l’ensemble de la population puisse s’y retrouver et y être entendu. L’attitude du gouvernement conservateur de Stephen Harper quant aux débats en chambre a mené à une judiciarisation des conflits politiques. Effectivement, son bureau a exercé un contrôle serré sur les moindres faits et gestes du caucus conservateur et a déployé plusieurs moyens pour museler l’opposition. Plusieurs questions sociales importantes n’ont donc pu être débattues à la Chambre des communes puisqu’elles ne correspondaient pas à l’idéologie du premier ministre. La question de la légalisation de l’aide médicale à mourir est symptomatique de ces distorsions en chambre. Même si la

vaste majorité de la population y est favorable, toutes les tentatives de l’introduire en chambre ont été vaines.

Sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, le lieu de règlement de plusieurs questions sociales a glissé des Communes aux tribunaux. Par exemple, dans les dossiers sur les sites d’injection supervisée (arrêt PHS), sur la prostitution (arrêt Bedford) et sur l’euthanasie (arrêt Carter), des citoyens ont fait entendre leur cause devant les tribunaux en invoquant l’article 7 de la Charte

canadienne des droits et libertés, lequel garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Cet article

stipule que ces droits ne peuvent être limités qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. En d’autres mots, le programme d’un parti politique ne suffit pas à justifier une atteinte à ces droits. Dans le cas de l’euthanasie, plutôt que de tenter une fois de plus de faire progresser le dossier aux Communes, où le gouvernement conservateur l’aurait probablement bloqué malgré un large consensus au sein de la société civile, les citoyens ont choisi la voie judiciaire. En voyant que des causes précédentes ont connu une issue favorable grâce à l’article 7, celui-ci est devenu une porte d’entrée pour la résolution d’autres questions sociales.

En limitant les débats au sein de la Chambre des communes et en limitant l’expression d’opinions diversifiées au sein de son parti, le bureau du premier ministre contribue à la judiciarisation des questions politiques. Il est normal que, lorsque la majorité de la population n’est pas écoutée à la Chambre basse, certains citoyens s’en détournent et s’adressent à d’autres institutions. Ironiquement, le gouvernement Harper s’oppose également au pouvoir des juges. Dans le cas de la

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légalisation de l’euthanasie, des députés conservateurs se sont plaints qu’il est illégitime que des juges non élus imposent des politiques aux parlementaires (Presse Canadienne, 2015b).