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5.1 Fondements théoriques et philosophiques du pouvoir judiciaire

5.1.2 Défense des droits et libertés

La procédure majoritaire ne garantit pas la prise en compte des intérêts et des droits de chacun des citoyens. Pour illustrer le fait que le vote majoritaire n’est pas toujours approprié pour prendre des décisions au sein des sociétés démocratiques, Dworkin propose l’expérience de pensée suivante : lors

d’un accident en mer, les survivants se sauvent à bord d’un canot de sauvetage. Toutefois, l’embarcation ne peut transporter l’ensemble des survivants et coulera si aucun d’eux ne plonge à l’eau. Ainsi, pour assurer la survie du plus grand nombre possible de passagers, ceux-ci doivent déterminer une façon de choisir la victime. Dans un tel cas, le vote majoritaire serait probablement la pire méthode pour décider qui devra se sacrifier : « When a lifeboat is overcrowded and one passenger must go overboard to save the rest, majority vote would seem close to the worst method of choosing the victim. Personal attachments and antagonisms would play a role they should not play, and so a lottery would be much superior (Dworkin, 2011 : 348). » Cette méthode est inappropriée entre autres en raison du fait qu’elle permet que la décision soit prise en fonction de critères partiaux et injustes.

Dworkin (2011) soutient une vision de la démocratie libérale plus large que le simple vote majoritaire. Il est essentiel que les lois d’un État maintiennent l’égalité de l’ensemble des citoyens, et ce, indépendamment de la procédure ayant mené à leur adoption. Pour y parvenir, les débats publics et les décisions politiques en découlant doivent être encadrés par des impératifs libéraux. La procédure décisionnelle par vote majoritaire, parce qu’elle n’est pas sensible au mérite moral des options présentées, n’est pas suffisante. Par exemple, une majorité de citoyens racistes pourrait voter en faveur d’une décision volontairement délétère pour les membres d’une minorité37 ethnique, et ce, en respectant la procédure du vote majoritaire. Dans ce cas, bien que la procédure ait été suivie, le but de la décision est malintentionné et vise précisément à altérer l’égalité politique.

37 Tout au long de ce texte, nous employons le concept de minorités par opposition à la majorité. Nous sommes

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Les droits servent donc à protéger des individus d’une décision de l’État qui serait fondée sur ce que Dworkin (1977) appelle « des préférences externes » (Waldron, 2009a). Un gouvernement agit en fonction de préférences externes lorsqu’il est motivé par la sympathie ou l’antipathie qu’il porte à un groupe particulier. Bien entendu, un parlement peut cibler un groupe particulier lorsqu’il légifère. Toutefois, les lois ne doivent pas être le résultat d’un favoritisme ou d’une inimitié. Dans de tels cas, le contrôle judiciaire des lois est essentiel pour protéger les citoyens pouvant être les victimes de la majorité.

Ainsi, le contrôle des lois est nécessaire afin de s’assurer qu’aucun citoyen ne voit son statut politique diminué par les décisions de la majorité. Même si les décisions sont prises par la majorité, elles peuvent diminuer le poids politique d’un groupe et, par le fait même, avoir un effet pernicieux sur l’égalité politique. À postériori, le contrôle de constitutionnalité permet d’assurer l’impartialité et l’équité des lois en les corrigeant au besoin. En raison de la procédure de prise de décision par le pouvoir législatif, lequel est soumis au vote majoritaire, le contrôle judiciaire est le seul moyen pouvant protéger les droits des minorités. Contrairement au vote majoritaire et à l’élection, lesquels traduisent une forme de lutte de pouvoir, les juges peuvent analyser les cas qui leur sont proposés en fonction de principes et ne sont pas soumis aux aléas de la politique : « Judicial review insures that the most fundamental issues of political morality will finally be set out and debated as issues of principle and not simply issues of political power, a transformation that cannot succeed, in any case not fully, within the legislature itself (Dworkin, 1981 : 517). » Dans ce contexte, les juges doivent intervenir pour restaurer l’égalité de tous les citoyens individuellement. Les cours de justice, parce qu’elles s’éloignent de l’arène politique où des jeux de pouvoir sont souvent à l’œuvre, favorisent la représentation des revendications des minorités.

Le contrôle judiciaire sert également de protection épistémologique. Même en ayant de bonnes intentions à l’égard de l’ensemble des citoyens, le Parlement peut prendre des décisions délétères pour certains individus, comme les membres de minorités ethniques. En raison de son fonctionnement, il peut ne pas être conscient des besoins de certains individus, lesquels s’éloignent de ceux de la majorité. De même, un gouvernement peut s’inscrire en faux par rapport aux demandes de la population. Ainsi, les tribunaux permettent à des individus de faire valoir leurs points de vue qui seraient autrement ignorés par les institutions majoritaires classiques.

Bien que les institutions législatives sont habituellement reconnues comme étant le lieu par excellence des débats politiques et des échanges d’idées, il convient de ne pas sous-estimer la qualité des débats qui ont lieu au sein des tribunaux ainsi que leurs impacts sur la vie politique. Si les institutions majoritaires peuvent ignorer les revendications des minorités, les tribunaux obligent la majorité à tenir compte de leurs droits. Les tribunaux permettent aux individus ayant un intérêt dans une cause de venir défendre leur point de vue et de tenter de montrer en quoi l’opinion opposée est erronée. Par l’étude fine et approfondie d’une loi, les tribunaux mettent en lumière les répercussions de celle-ci, souvent imprévues par la majorité l’ayant adoptée, sur chacun des individus d’une société.

Même si une loi contestée par un individu n’est pas invalidée, la cour demeure un forum pertinent pour les membres des minorités. Les demandes de minorités ne doivent pas toujours avoir préséance sur celles de la majorité. Il est tout à fait concevable qu’un membre d’un groupe minoritaire ait des demandes déraisonnables et illégitimes. Toutefois, le mode de fonctionnement des cours, lequel permet aux individus concernés d’avoir la possibilité de défendre leur position, assure cette fonction

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de forum inclusif. Contrairement aux institutions majoritaires, les cours n’exigent pas que les intervenants soient soumis à une élection ou au vote majoritaire. En tant qu’arbitres impartiaux, les tribunaux peuvent trancher le débat en fonction de l’argument le plus convaincant et non en raison de la domination d’un groupe social sur l’autre ou de l’état des forces dans les luttes de pouvoir.

Il convient de nuancer la comparaison entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Il serait abusif de soutenir que le pouvoir législatif est insensible aux droits individuels et n’est mu que par des intérêts particuliers et partisans. De même, les tribunaux, même s’ils ont le dernier mot en matière d’interprétation de la loi, ne sont pas à l’abri d’erreurs. Les deux institutions peuvent errer. Cependant, leur interaction et la complémentarité de leurs fondements philosophiques permettent un meilleur respect des droits des citoyens.

Pour défendre le contrôle de constitutionnalité des lois, il est avancé que les juges prennent des décisions en fonction de l’intérêt commun (Waldron, 2006). Au contraire, les politiciens, en raison de leur appartenance à un parti politique, visent à satisfaire des volontés partisanes, et ce, même s’il est nécessaire de le faire au détriment des intérêts d’autres groupes au sein de la société. De même, les électeurs votent en fonction de leurs préférences personnelles. Les institutions majoritaires, en raison de leurs fondements mêmes, tiennent uniquement compte de la volonté de la majorité.

S’il est clair que le fonctionnement des institutions majoritaires est influencé par la partisanerie et par les intérêts individuels, il n’en découle pas que les décisions de ces instances négligent

systématiquement les droits individuels. Certes, il existe des cas où le jugement de l’appareil législatif a erré en matière de droits. La Loi protégeant la province contre la propagande communiste adoptée en 1937 par le gouvernement de Maurice Duplessis représente un bon exemple d’action limitant indument les droits individuels38. Dans d’autres contextes, le pouvoir législatif a pris des mesures nécessaires pour actualiser sa législation et la rendre plus conforme aux normes sociales en vigueur et plus respectueuse des droits et libertés. Par exemple, le 7 juin 2002, le Parlement du Québec a adopté la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation (projet de loi no 84) afin d’octroyer aux couples de mêmes sexes les mêmes droits que les couples hétérosexuels en ce qui a trait au mariage. Le Canada suivra en 2005 avec la Loi sur le mariage civil (projet de loi C-38). La Loi

concernant les soins de fin de vie (projet de loi no 52) vise également à rendre le droit plus conforme à une acception contemporaine des droits et libertés. Dans ces deux cas, des discriminations injustifiées quant aux droits et libertés ont été identifiées par le législateur, lequel a pris les moyens pour y remédier. Le législateur a agi en fonction de l’intérêt général, et ce, même si les populations visées par les trois projets de loi en question ne forment pas une majorité au sein de la société.

En dépit de leur structure, les institutions majoritaires ne tiennent pas uniquement compte de l’intérêt de la majorité ou des volontés partisanes des représentants politiques. En accordant à chaque citoyen en âge de voter une voix égale, la structure de représentation vise justement à ce que tous les intérêts puissent être entendus. De plus, les institutions majoritaires sont souvent assimilées à l’assemblée législative uniquement. Or, des institutions comme les commissions, les comités et le Sénat sont autant de mécanismes permettant de questionner les actions d’un gouvernement, même s’il est majoritaire.

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Par ailleurs, il est difficile de soutenir que les cours ont pu faire reculer les droits, puisque celles-ci n’ont pas l’initiative des lois. Conséquemment, les cours peuvent soit rétablir une situation inique sur le plan des droits ou maintenir une situation déjà inéquitable. On ne peut donc que difficilement parler d’une réduction des droits provenant du pouvoir judiciaire. Néanmoins, il est à noter que, lors de périodes de crise, les cours ont tendance à soutenir les décisions du législateur même si elles briment de façon flagrante les droits et libertés fondamentaux. Par exemple, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement canadien a adopté trois décrets permettant la déportation, l’internement et la révocation de la citoyenneté de Canadiens d’origine japonaise. Ces mesures ont été prises en réaction à l’attaque de la flotte des États-Unis à Pearl Harbor par l’aviation japonaise (Nadeau, 2001). Lorsque le gouvernement a demandé que la validité constitutionnelle des décrets soit étudiée, la Cour suprême du Canada et le Conseil privé de Londres ont soutenu qu’ils n’avaient pas à se prononcer sur celle-ci en raison de leurs circonstances d’adoption39.

Bien que la situation ne soit pas tout à fait comparable aux États-Unis, il est possible de soulever quelques cas où le jugement des cours a contribué à dégrader les droits et libertés individuels. À titre d’exemple, dans les affaires Korematsu40 et Prigg41, les tribunaux ont refusé de protéger respectivement les citoyens d’origine japonaise de l’internement lors de la Seconde Guerre mondiale ainsi que les Afro-Américains de chasseurs d’esclaves. Plus récemment, le Congrès a pu restreindre les libertés individuelles à la suite des attentats du 11-septembre 2001 entre autres par le biais du

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Reference to the Validity of Orders in Council in relation to Persons of Japanese Race, [1946] S.C.R. 248 et The

Co-operative Committee on Japanese Canadians and another v. The Attorney-General of Canada and another (Canada), [1946] UKPC 48.

40 Korematsu v. United States, 323 U.S. 214 (1944) 41

USA PATRIOT Act. Également, le 22 avril 2014, la Cour suprême a déterminé que les universités du

Michigan n’avaient plus à appliquer de discrimination positive lors de la sélection des étudiants42.

Comme l’égalité politique est un des impératifs centraux de la démocratie, soutenir que le contrôle judiciaire prive la majorité de ses droits est erroné (Dworkin, 2011). Certes, le contrôle judiciaire peut être antidémocratique. Il suffit d’imaginer un tribunal qui ne ferait pas respecter les droits de certains individus en raison de leur appartenance à un groupe ethnique. Toutefois, le caractère antidémocratique d’une telle décision ne dépend pas du fait que la majorité ait été privée de la possibilité de se prononcer sur le sort de ces individus, mais sur le fait que ce genre de décisions vise spécifiquement à diminuer le statut politique d’individus particuliers. Ainsi, le contrôle judiciaire des lois est contre-majoritaire, mais pas nécessairement antidémocratique. De plus, comme il a déjà été vu, lorsqu’un gouvernement du jour refuse d’entendre les revendications légitimes d’une partie de sa population, les tribunaux représentent souvent le dernier rempart dont elle dispose pour défendre ses droits.