• Aucun résultat trouvé

Les qualités chamaniques

Partie I – LE CHAMANISME

C) Etude du chamane, le « maître du désordre »

3) Les qualités chamaniques

Pour pouvoir prétendre à la fonction chamanique et la conserver, le chamane doit posséder certaines qualités physiques et psychiques. Elles sont recherchées chez les prétendants dès la petite enfance, et doivent être reconnues par la société chamanique.

 Aptitudes physiques

« En général, il y a quelque chose de particulier dans l’apparence du chamane ; c’est ce qui a permis

à l’auteur, après quelque pratique, de les repérer de manière très sûre, au milieu d’une assemblée. On les distingue, par exemple, par une certaine énergie et la mobilité des muscles du visage, qui sont généralement immobiles chez la plupart des Yakoutes. Leurs mouvements sont également empreints d’un entrain évident. » (W. Sierochevski, 1896) (11)

Il ressort des différentes études anthropologiques que les qualités physiques attendues chez un chamane sont primordiales pour le déroulement des séances, des cures et des rites. L’endurance, l’agilité, la dextérité en sont les principales. Le chamane doit en effet pouvoir danser, sauter, battre du tambour pendant des nuits entières sans montrer la moindre faille.

« Les manifestations durent plusieurs heures, au cours desquelles le chamane se dépense violemment

sans presque jamais faire de pause. Après la séance, il ne doit manifester aucun signe de fatigue, parce qu’il est censé être aidé par les « esprits » ; (…) Le degré d’endurance pour ce faire et la capacité de passer rapidement d’un état de haute excitation à une quiétude normale ne peuvent bien évidemment, être acquis qu’après une longue pratique. » (Waldemar Bogoras, 1904) (11)

A cela, qualité et aptitude vocales sont également à ajouter. D’une part pour répondre à la théorie : puisque le chamane est l’ambassadeur des Humains, il doit « charmer » les esprits en vue d’obtenir les meilleures négociations. Il est donc logique qu’il possède une voix puissante avec un joli timbre. Et en pratique d’autre part, car au cours des séances, il est souvent le seul à parler, passant d’une voix à une autre suivant l’esprit qu’il représente, chantant des heures durant, employant diverses techniques vocales pour renforcer la symbolique chamanique. Les performances vocales du chamane ont d’ailleurs été régulièrement appréciées par les observateurs occidentaux.

« La voix emplit le vide de la pièce, rebondissant en échos sur les murs dépouillés et surgissant de sa

bouche en vagues incessantes, tout d’abord doucement, pour se transformer un instant après en bredouillement, puis prendre le ton d’une conversation, pour finir par se métamorphoser à nouveau en chanson, puis en monologue, formulant des questions puis des réponses, tantôt doucement, tantôt résonnant, d’une voix haut perchée, puis extrêmement grave, se cantonnant parfois dans un léger sifflement, ressemblant d’autres fois au hennissement d’un cheval. Maintenant seulement, je comprends : aucun crayon, aucun enregistreur ne pourront jamais saisir tout cela. » (Vilmos Diószegi,

1958) (16)

Dans le chamanisme sibérien, l’avancé en âge du chamane risque de nuire à ses qualités physiques, et par la même, remet en cause sa légitimité à conduire le rituel collectif principal (8).

 Aptitudes psychiques

Mais les critères physiques ne sont pas les seuls envisagés. Pour remplir sa fonction, le chamane doit posséder des qualités intellectuelles exacerbées. On fait appel au chamane pour tout type de demande, il doit donc posséder une culture générale importante, être doté d’une faculté d’adaptation à toute épreuve, pour apporter des réponses pertinentes à des problèmes complexes. Il développe pour cela une curiosité pour toute chose et une faculté d’observation des plus fines, que ce soit de l’environnement et de l’être humain en général.

Reichel-Dolmatoff résume ainsi les principales qualités du chamane, qui sont également celles recherchées chez le novice :

« un intérêt approfondi pour la tradition mythique et tribale, une bonne mémoire pour réciter de longues

séries de noms et d’évènements, une voix qui sonne juste et la capacités de supporter des heures d’incantations pendant des nuits sans sommeil, précédées d’un jeûne et d’une abstinence sexuelle. (…) Mais ce qui compte avant tout, c’est que l’âme du payé « illumine » : elle doit briller d’une forte lumière intérieure, levant le voile sur tout ce qui se trouve dans l’obscurité, tout ce qui échappe à la connaissance et à la réflexion ordinaires. » (Gerardo Reichel-Dolmatoff, 1975) (15).

Le charisme, poétiquement mentionné ci-dessus comme la lumière de l’âme, est en effet un critère fondamental de la pratique chamanique. Pour Roberte Hamayon, il est inhérent à la profession chamanique (12). Et ce, pour une raison très concrète : le message du chamane doit irradier sur ses congénères. Pour que la pratique chamanique soit efficace, il est nécessaire que les membres de la communauté soient intimement persuadés du pouvoir que le chamane incarne : le pouvoir de l’humanité d’agir sur sa propre destinée. Ainsi, s’ils obéissent aux messages du monde-autre relayés par le chamane, ils auront la capacité d’agir sur le Hasard et l’Infortune. Ils pourront survivre à une mauvaise chasse, ou guérir d’une maladie. Plus la performance chamanique semble puissante, plus le chamane a d’emprise sur ses congénères, plus elle autorise l’optimisme : « Le leader charismatique s’adresse à la part de

rêves enfouie en chacun, il s’adresse à l’inconscient » (Weston La Barre, 1972) (17).

D’autres qualités attendues sont quant à elles liées au mode de vie de la société chamanique. Prenons par exemple les sociétés toungouses de chasseurs : les qualités physiques et psychiques du chamane sont celles citées plus haut, que l’on peut qualifier de générales, comme la robustesse et la ténacité, mais d’autres sont plus singulières : le don à la chasse est pris en compte, car le chamanisme sibérien est étroitement lié à l’activité de chasse, tout comme la capacité du chamane à bondir haut lors des rituels, dans le souci de mimer au mieux les comportements animaux (12).

Mais le chamane est, avant tout, une personne soucieuse des autres et profondément humaniste. « Les hommes-médecine ne reçoivent d’autres récompenses que leur satisfaction personnelle et un

soulagement émotionnel. Je sais que certains d’entre eux se sentent avoir une grande responsabilité vis- à-vis du bien-être de leurs gens, raison pour laquelle ils se montrent très anxieux et préoccupés si le traitement échoue et tout aussi satisfaits s’il porte ses fruits. » (Lorna Marshall, 1962) (16)

 Une « élite de l’intelligence et du caractère »

Ces différents traits font du chamane un personnage souvent hors du commun, et complétement singulier. Cela explique en partie pourquoi il a tant intéressé et divisé les différents observateurs qui ont croisé sa route. Si une part de ces qualités est innée, beaucoup sont acquises au gré de sa pratique et des pouvoirs qu’on lui attribue en fonction de son expérience.

Les qualités particulières du chamane ressortent souvent dans les descriptions dont il a été l’objet. Parmi elles, son intelligence et sa perspicacité sont de loin celles qui ont le plus fasciné les observateurs.

Ajoutées à son charisme, elles ont forcé le respect de bien des anthropologues comme en témoignent ces deux extraits :

« S’il s’avère finalement que les hommes-médecine ne sont pas des chenapans et des imposteurs, cela

ne tient-il pas au fait que ces hommes sont réellement intelligents, doués d’un savoir supérieur à la moyenne et dotés d’une forte personnalité ? Sous des cheveux hirsutes (…) brillent des yeux perspicaces et pénétrants qui vous traversent de part en part comme des lentilles d’un esprit qui photographient votre caractère véritable et vos intentions. J’ai vu ces yeux et senti cet esprit à l’œuvre lorsque j’ai recherché la connaissance que seul l’homme initié pouvait transmettre. (…) D’après ma propre expérience et un examen attentif des rapports existant sur le sujet, je suis convaincu que les hommes- médecine sont en général des personnes douées d’un savoir particulier, d’une confiance en soi et d’un réel esprit d’initiative » (Adolphus Peter Elkin, 1945) (16)

« Ce qui distingue le payé des autres individus est sa qualité d’intellectuel. Comme tel, il n’est guère

enclin au bavardage ni aux plaisirs simples du foyer. Il a pour habitude de se tenir l’écart, en silence, et de ne pas s’impliquer dans des conversations bruyantes ou des plaisanteries grivoises. Il lui arrive de se promener longuement, de marmonner des formules ou de rester assis dans le noir, fixant les ténèbres. Il fait preuve d’une grande curiosité ; il porte toujours de l’intérêt aux animaux et aux plantes, au temps, aux étoiles, aux maladies – tout ce qui apparaît comme imprévisible pour les autres. C’est un humaniste, en ce sens qu’il s’intéresse à l’ancien savoir « païen » de sa propre tradition culturelle, dont les mythes originels, les sites archéologiques, les noms des endroits oubliés depuis longtemps ainsi que les histoires de migrations légendaires. (…) Il est aussi un conteur de grand talent. Le chamane tucano n’est pas soudainement appelé à sa vocation, à l’occasion d’une expérience traumatisante déstabilisante, mais développe sa personnalité lentement et progressivement, s’appuyant sur sa curiosité intellectuelle sincère, qui le pousse vers des domaines inconnus. Et ce qui le motive n’est pas tant le désir d’acquérir un ascendant sur ses congénères, que la satisfaction personnelle de « connaitre » les choses que les autres sont incapables de saisir. » (Gerardo Reichel-Dolmatoff, 1975)

(15)

Documents relatifs