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La place du chamane dans les sociétés traditionnelles

Partie I – LE CHAMANISME

C) Etude du chamane, le « maître du désordre »

4) La place du chamane dans les sociétés traditionnelles

La fonction principale du chamane et la place qu’occupe l’institution chamanique dépendent étroitement du mode de vie et du type de société dans laquelle il évolue. Pour illustrer cela, nous nous appuierons principalement sur l’exemple du chamanisme sibérien développé par Roberte Hamayon (24).

a) L’exemple sibérien : les peuples de la taïga versus les peuples de la toundra

Comme nous l’avons vu dans la définition, le chamanisme résulte à l’origine d’un mode de rapport au monde particulier, lié à l’activité de chasse.

De ce fait, dans les sociétés où la chasse est l’activité dominante, comme chez les peuples vivant dans la taïga sibérienne, le chamanisme occupe une position centrale et constitue un système religieux distinct. Le chamane a pour rôle principal d’en garantir le succès. Car dépendre de la chasse pour vivre revient à dépendre d’un bien « improductible », le gibier, dont la quantité est limitée et l’apparition, aléatoire. Les êtres humains, en prélevant ce bien du milieu naturel se chargent d’une dette envers le monde des esprits, pourvoyeur de gibier. Le chamane doit donc rendre légitime cette activité aux yeux du monde-autre, en garantissant à la fois le partage et la reproduction du gibier (12).

Pour cela, le chamane va négocier auprès des esprits des espèces gibiers un échange symétrique et réciproque qui garantisse la pérennité de chaque partie (être humain et gibier) et l’équilibre de ce cycle. L’échange qui relie le monde des humains au monde animal se construit sur un plan « horizontal », selon un système égalitaire (25). Ainsi, dans cette relation, « chacun est la fois partenaire et gibier de

l’autre » (26). Mais le chamane doit bien évidemment chercher à favoriser le monde des humains, en

limitant et retardant le paiement de la dette funeste, qui veut que le monde-autre se rembourse en se nourrissant de la force vitale des humains. Cette notion n’est pas spécifique au chamanisme sibérien et se retrouve partout où le moyen de subsistance dépend directement du milieu naturel (chasse, pêche). En revanche, la manière par laquelle le chamane s’assure du succès de la chasse (ou de la pêche) est variable suivant l’ethnie chamanique considérée.

Dans le chamanisme sibérien, cet échange entre les deux mondes est généralement symbolisé par une alliance de type matrimonial entre le chamane et le monde-autre. Pour cela, un grand rituel collectif réunit de manière annuelle la communauté humaine que la vie de nomade maintient dispersée le reste du temps. C’est durant ce rituel que le chamane concrétise l’alliance surnaturelle sous la forme d’un « mariage » avec l’esprit d’espèce gibier dominante, qui deviendra ainsi son « épouse » surnaturelle. Cette « épouse » est aussi l’esprit électeur du chamane qui lui apparait en rêve. Elle est souvent décrite comme une amoureuse exigeante et une protectrice hors pair. La représentation rituelle de l’alliance est variable, et dépend de la manière dont se déroule le mariage profane au sein de la communauté humaine (8).

Cette forme matrimoniale de l’échange permet deux choses : d’abord elle assure la légitimité de la prise de gibier par le monde des Hommes, grâce à l’officialisation par le mariage, offrant au chamane les droits du mari sur sa femme (son esprit partenaire). Ensuite, elle confère au chamane les devoirs du mari envers son épouse. Ainsi, il doit veiller à protéger l’existence de sa partenaire et du monde qu’elle représente. Concrètement, il doit faire respecter aux chasseurs les exigences de la reproduction du gibier, tout comme la préservation de son milieu naturel, la forêt. L’institution chamanique apparait donc ici comme « précurseur de la philosophie écologique » (8).

Durant ce rituel, le chamane adopte une attitude très particulière, imposée par la société et nécessaire dans la pensée chamanique : il doit imiter l’animal gibier pour plaire à sa future épouse. En général, il prend l’identité d’un grand cervidé mâle, renne ou élan. C’est pourquoi il est « animalisé » par son apparence (voir partie sur les accessoires du chamane) et sa gestuelle, tout en conservant des caractéristiques humaines, pour représenter sa communauté dans cette alliance (par exemple, il reste debout et non à quatre pattes). Son attitude reproduit celle des grands cervidés, dont il exécute les mouvements caractéristiques de la tête et des membres inférieurs, et les brames de la saison des amours. Lors du rituel, il mime d’abord son combat avec des chamanes rivaux dans le monde-autre comme un combat entre cervidés, en trépignant et en donnant des coups de tête en l’air avec sa couronne à ramure. Puis il mime la recherche de son esprit femelle, et sa séduction en poussant des brames et en faisant des bonds.

Il faut savoir que le chamane est soumis à une forte pression de résultat. Car s’allier avec les esprits des espèces gibiers n’est pas la finalité réelle de son art : le véritable enjeu de ce rituel est de gagner la chance « ici et maintenant » pour l’activité de chasse. La prise de chance lors du rituel détermine l’apparition et la prise de gibier par les chasseurs pour la saison suivante. La séduction de sa partenaire surnaturelle animale à travers ce « manège amoureux » se doit d’être une véritable performance rituelle : plus il est convaincant aux yeux de sa communauté dans son rôle de futur époux, plus les chasseurs auront confiance en leur capacité de chasseurs et meilleure sera la chasse. Il se doit d’être efficace, sous peine de ne pas être reconduit l’année suivante pour diriger le grand rituel et séduire les esprits des espèces de gibier. Pour le bien de la communauté, la rivalité entre chamanes est donc favorisée pour garantir le succès de la chasse, de laquelle dépend directement la survie de la société humaine (8).

Selon Roberte Hamayon, le fait que l’institution chamanique soit en charge du grand rituel collectif périodique est un critère important pour évaluer la place de l’institution chamanique dans la communauté et pour pouvoir la qualifier de « centrale ».

En revanche, lorsque l’activité de chasse n’est plus le seul moyen de subsistance, le rôle du chamane dans la société évolue en conséquence, tout comme la place accordée au chamanisme. C’est le cas des peuples sibériens d’éleveurs vivant en bordure de la steppe au sud et de la toundra au nord. Le type de biens « improductibles » sur lequel le chamane travaille alors ne détermine plus aussi radicalement la survie de la communauté. Il agit dorénavant sur la pluie, la santé ou la fécondité. On passe alors d’un chamanisme central à un chamanisme dit « périphérique ».

En effet, dans les sociétés pastorales ayant développé l’élevage, il n’est plus nécessaire de pratiquer un échange symétrique et réciproque avec les esprits des espèces de gibier : l’éleveur acquiert dorénavant troupeaux et pâturages de ses aïeules, par héritage. On quitte de ce fait l’organisation égalitaire caractéristique de la société de chasse : la vision du monde se hiérarchise, le vivant est redevable de ses ancêtres et le cadet de son aîné, représentant délégué des ancêtres parmi les vivants. C’est ce que Hamayon appelle la « verticalisation du monde » (25). Le grand rituel périodique n’est plus laissé au chamane pour qu’il se lie avec le monde animal, mais aux aînés des familles pour qu’ils honorent leurs ancêtres, à travers le sacrifice d’animaux domestiques. Il n’est plus non plus nécessaire de mimer l’attitude animale, puisque l’on peut s’adresser directement aux morts par la prière.

La relation entre monde humain et monde animal, bien que toujours présente, s’éclipse, au profit d’un rapport purement humain entre les vivants et les morts. Le chamane est toujours l’intermédiaire entre les mondes, mais il est marginalisé, et son activité est reléguée au second plan de la vie sociétale. On fait appel à lui dès que la communication avec les âmes des morts est nécessaire, lors de rites privés et rémunérés, soit dans le but de calmer et contenter les âmes malheureuses qui viendraient perturber les vivants, soit pour demander aide et protection aux ancêtres, lors d’attaque entre lignages rivaux par exemple. Le chamane est également chargé de veiller à la bonne santé et à la reproduction des troupeaux en permettant la bénédiction ancestrale. Combats spirituels et guérisons symboliques deviennent les deux principaux lieux d’expression de l’autorité du chamane.

b) Et ailleurs

Dans les autres sociétés chamaniques de chasseurs, assurer le succès de la chasse tout en retardant la dette humaine est également une des tâches principales du chamane. Les différences se situent dans la symbolique entourant cette action. Chez les Bororos brésiliens par exemple, le chamane se transforme en prédateur (jaguar ou serpent à sonnette) et tue lui-même des « esprits-nourritures » d’espèces gibiers. Mais comme les humains risquent à leur tour de devenir de la nourriture pour les esprits, ils leur sacrifient une partie des animaux chassés. Chez les Desana, le double du chamane déguisé en esprit d’espèce gibier copule avec les esprits femelles animaux pour engendrer de nouvelles proies pour les chasseurs (26). Lorsque c’est la pêche qui occupe une place importante, le chamane prend comme épouse spirituelle un esprit du monde aquatique dans le but de légitimer l’activité humaine (8). Ainsi :

« Le phénomène considéré, soit l’interaction d’un allié puissant des hommes et d’un maître surnaturel

des animaux, n’est pas définitivement confiné au cercle arctique. Des exemples frappants ont été récemment rapportés à propos des chasseurs primitifs de la région amazonienne. Ces derniers ont recours aux services d’un homme-médecine ou payé, dont la tâche principale consiste à entrer en contact avec les maîtres animaux, le maître de la chasse qui vit dans les montagnes en bordure de forêt et le maître des poissons qui habite dans les profondeurs des rivières, pour qu’ils rabattent des animaux pour la chasse et la pêche. Le payé remplit son rôle non seulement par des transes provoquées par des

Dans certaines sociétés chamaniques tournées vers l’activité agricole, le rôle du chamane est proche de celui des sociétés dépendant de la chasse, lorsque celles-ci conçoivent la reproduction des plantes comme celle des animaux. Le chamane intervient donc auprès des « maîtres » ou « mères », les esprits des plantes et des jardins, pour favoriser la fertilité du sol et assurer une bonne récolte. Il le fait pendant des rituels qui marquent chaque étape du travail agricole, de la préparation de la terre à la récolte en passant par l’ensemencement. Cela se retrouve par exemple chez les Yagua amazoniens et les Huichols mexicains. Pour ces derniers, une étape de « désacralisation » de la nourriture est réalisée par le chamane en fin de récolte, accompagnée d’offrandes et de chants en l’honneur des Dieux des espèces végétales (26).

Enfin, « gagner la chance » dans les sociétés ne dépendant plus de la chasse pour vivre revient principalement à maitriser les éléments : le chamane est donc chargé de rétablir des conditions météorologiques favorables à la culture, la pluie étant l’élément central, et d’empêcher les éléments de nuire aux êtres humains. Ainsi, chez les Guajiro et les Mapuches du Chili, le chamane amène vent, pluie et même neige pour faciliter la chasse ou pour garantir de bonnes conditions de vie aux troupeaux (26). Ainsi, la transformation de la société et de son mode de vie impacte les attributions du chamane. Ces exemples témoignent de la faculté d’adaptation de la pensée chamanique dans certaines sociétés humaines, bien que comme l’explique Weston La Barre dans le passage qui suit, cela a parfois conduit à sa disparition progressive :

« Le chamanisme est étroitement associé à un mode de vie qui est aussi un état de l’humanité – et de la

planète Terre – la vie de petits groupes d’êtres humains, qui s’adonnent à la cueillette, à la pêche et à la chasse, au sein d’un univers écologiquement vierge. Lorsque l’homme entreprend de violer la terre (c’est-à-dire de travailler), lorsqu’il devient agriculteur et éleveur, c’est la révolution néolithique, le début de la Ville, l’apparition de la Religion, le tout-commencement de l’Histoire. Bien sûr, les préoccupations d’un peuple de paysans et de bergers ne sont pas celles de groupes de chasseurs. Le rite devient Religion, le Sacré s’institutionnalise. La religion reste liée à son origine chamanique, mais en l’occultant. » (17)

Plus que le mode de subsistance, c’est peut-être surtout le mode de rapport à la Nature qui détermine la place du chamanisme : plus l’humain se détache des aléas naturels par la maîtrise de son environnement, moins il a besoin du chamanisme pour s’allier avec les Forces de la Nature.

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