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Qu’est-ce qui vient en premier ?

Dans le document Dissensions et consensus. (Page 133-140)

I

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Puisque nous venons de toucher à la relation du conflit au consensus, ne de-vons-nous pas chercher plus haut ses premiers germes ? Assurément, même si point n'est besoin de remonter jusqu'aux circonstances dans lesquelles prennent naissance ces consensus en général. On peut cependant observer que, lorsque nous entrons dans le cercle des discussions et des débats, nous sommes déjà en possession d'une grande quantité de formules de décision toutes prêtes, d'un am-ple stock de savoir-faire indiquant lesquels ont le plus de chances d'être acceptés ou risquent, au contraire, d'être rejetés. De même, les convictions, les arguments que nous y apportons, représentent nos expériences au sein de groupes antérieurs à celui dont nous participons. Chacun y vient avec son capital d'informations, de méthodes, pour en tirer de nouvelles discussions et négociations avec les autres.

Dans ce capital sont incluses en particulier des valeurs, quelques-unes acquises, la plupart inculquées presque sans qu'on en ait conscience. On les a sucées, comme on dit, avec le lait de sa mère. C'est pourquoi les individus, comme les groupes,

choisissent en s'aidant de ce qu'ils ne choisissent [138] pas. De fait, nous pressen-tons, et nous nous en rendrons mieux compte par la suite, que ces valeurs sont comme des moules dans lesquels on façonne l'espace mental où ont lieu les déci-sions, de même que l'espace physique est façonné par des vecteurs. Elles contien-nent les directions privilégiées de communication, établissent une hiérarchie d'opinions et de pratiques des membres du groupe. Elles modèlent profondément les relations entre eux, colorent leurs idées et leurs paroles et filtrent tout ce qui vient de l'extérieur.

En principe, nous sommes tacitement d'accord pour nous en remettre à une convention : laisser les valeurs en dehors de nos décisions et choix, sauf raison particulière de les faire intervenir. Donc, s'en tenir seulement aux faits, aux infor-mations neutres sur la réalité objective. Les théories de la décision menant au consensus, dans la psychologie ou la psychologie sociale, respectent la convention et cherchent souvent à expliquer les phénomènes observés en minorant le rôle que jouent les valeurs de ceux qui y prennent part. On peut dire de nombre de ces théories ce que le philosophe Grice disait des théories de la signification : « Ce qui a été laissé de côté l'a été fait parce que c'est la chose que tout le monde considère avec horreur, du moins dans un cadre de pensée scientifique ou théori-que : l'idée de valeur » (1982, p. 237). On fait plus, on cesse de se préoccuper de la notion qui, une fois mise entre parenthèses, devient accessoire. Cependant, la convention signifie que l'on admet de manière implicite que les valeurs orientent bien l'espace de décision considéré, en surface, comme homogène et neutre. C'est une question d'appréciation : mais, quand on cherche à rendre compte des phéno-mènes, il faut reconnaître que toute alternative proposée afin de résoudre un pro-blème commun, et sur lequel il y a débat, présente ces deux aspects inséparables, comme le recto et le verso d'une feuille de papier.

Parmi les problèmes actuellement débattus figurent, par exemple, l'emploi de l'énergie nucléaire, les greffes d'organes, les dépenses de santé. D'un côté, on ré-unit des connaissances pour évaluer les conséquences humaines, les coûts et les bénéfices politiques, les intérêts économiques. Ceci pour chacune des alternatives proposées. De l'autre côté, on met en rapport les diverses alternatives, on évalue le degré [139] auquel chacune, ordonnée selon une hiérarchie, est supérieure ou in-férieure aux autres du point de vue des principes. C'est dans cette hiérarchie que l'on reconnaît l'emprise des valeurs et des normes, selon que l'on situe plus haut

ou plus bas la sauvegarde de l'environnement, l'intégrité de la vie, le progrès tech-nique, la prise de risque, ou toute autre valeur que la société envisage. Même le langage quotidien dans lequel on discute les alternatives regorge de valeurs et de normes. Elles sont la ratio decidendi, c'est-à-dire le critère même du classement de ces alternatives eu égard à un modèle idéal du point de vue politique, écono-mique, moral.

Puisqu'il est si souvent question de jurys dans nos recherches, chacun sait qu'un jury doit prononcer un verdict en tenant compte des preuves qui lui sont présentées, des témoignages obtenus et des plaidoiries entendues. Toutefois son jugement sur l'affaire et la sanction du crime commis ne visent pas à établir la vérité, ne prétendent pas l'expliquer ; ils statuent si celui qui l'a commis est inno-cent ou coupable aux yeux de la loi. Le point de vue du droit ne relève pas d'une instance de vérité mais d'une instance de justice, sinon il serait confondu avec la science. Il en est de même de la plupart des comités, assemblées, colloques, etc., qui, en général, évaluent avant de calculer et de se mettre d'accord sur une option.

Et surtout lorsqu'ils traitent de questions sociales où les valeurs déterminent le plus souvent ce qu'il y a à connaître et même l'envie de connaître. C'est parce qu'elle risque de porter atteinte à la morale et que ses résultats transgressent ce que les hommes croient interdit que la recherche soulève des protestations. « Ils craignent, écrivait un observateur de ces mouvements, que la science ne change l'état normal de la nature, qu'elle n'altère la structure génétique humaine, et autres croyances voisines, profondément ancrées sur le libre arbitre et l'auto-détermination. Un point d'intérêt crucial, au vu des recherches sur l'ADN combi-né, par exemple, est celui qui consiste à éventuellement ôter les obstacles à l'en-treprise génétique en permettant aux scientifiques de transférer les caractéristiques héréditaires d'une race à une autre. Cela renvoie à l'eugénisme et pose directement la question de la légitimité de certains savoirs » (Nelkin, 1979, p. 13).

[140] Et c'est bien à l'indignation que provoque la discrimination du sexe ou des races, par exemple, que nous sommes redevables de la masse des études sur le féminisme ou les préjugés. Les réalités de la société heurtent à tel point les idéaux déclarés que certains se sentent obligés de réagir par le véhicule scientifique, en même temps que d'autres le font par le véhicule religieux ou politique. On s'est fait beaucoup d'illusions en croyant que l'empire des connaissances s'élargirait tandis que se rétrécirait celui des valeurs ; tous deux s'étendent en parallèle dans

le domaine social, et au-delà. Putnam a raison de dire qu' « un être sans valeurs n'aurait pas non plus de faits » (1981, p. 201). Ce qui sonne comme une provoca-tion, mais résume une vérité psychique à laquelle il serait bon de se tenir ferme-ment.

II

Pour qui participe à une décision, il ne suffit pas, nous le savons, d'avoir choi-si et d'exprimer une pochoi-sition. Il lui faut encore convaincre les autres de l'adopter.

Tout un chacun est ainsi entraîné à tenir compte de la manière dont le groupe est orienté - est-il pro ou anti ? de gauche ou de droite ? et autres questions qu'on se pose. Comment les préférences sont-elles distribuées parmi ses membres, jusqu'à quel point y adhèrent-ils ? On le suppute sans en avoir conscience ni le calculer, en cherchant à saisir cet élément commun autour duquel la plupart convergent.

Les personnes rassemblées, comme il arrive souvent, même sur la place publique, au café, le découvrent par tâtonnement, ne serait-ce que par envie de parler, de s'entendre. Et plus elles parlent et se racontent, plus cet élément est dégagé, rendu explicite. Faute de quoi elles restent un agrégat informe, et leur conversation du pur bavardage.

Ainsi n'importe quel groupe dont les membres évaluent des informations, dis-cutent et essaient de se lier entre eux par un accord, recherchent l'élément com-mun qui les aidera à se comprendre et se persuader. Rappelons, pour être concrets que lorsque Lewin a réuni les ménagères américaines pour discuter, elles savaient déjà que cuisiner [141] des bas morceaux - tripes, foie, et le reste - était une ma-nière de contribuer à l'effort de guerre. Mais ce savoir ne suffisait pas pour les amener à changer leurs habitudes. Seule la réunion en groupe a permis de mettre l'accent sur l'aspect patriotique du changement, de fortifier les normes qu'elles partageaient. D'une certaine manière, tout était déjà là. Et d'une autre, tout restait à découvrir, c'est-à-dire combien cette norme leur était commune et unanimement approuvée. Si les gens répugnent souvent à se réunir et discuter, c'est moins à cause du temps passé à parler « en pure perte » qu'en raison d'une crainte de ne pas trouver ce qu'ils cherchent en participant, à savoir ce qu'ils partagent et qui les attache les uns aux autres.

C'est une question très étendue, et trop loin de notre cheminement présent pour qu'il soit possible de la traiter ici comme il le faudrait. Mais il est évident que ces éléments communs sont de l'ordre de la valeur et de la norme. Plus on discute, et plus celles-ci prennent du relief, plus elles orientent les arguments pour convaincre, filtrent les informations et incitent à en chercher de nouvelles. En même temps, plus elles sont définies, moins elles laissent le champ libre aux di-vergences et aux positions individuelles. Au fur et à mesure, celles-ci sont recou-vertes par des positions collectives dans la conscience des membres du groupe.

S'ils continuent assez longtemps, le consensus se rapproche de ces valeurs, com-me une maison en construction du plan de son architecte.

Prenons un exemple rudimentaire. Les individus participant d'un mouvement d'opinion peuvent entrer en conflit à propos de n'importe quel problème, racisme, peine de mort, couverture sociale. De nombreux différends peuvent subsister entre eux, des différends réels qui pourraient les changer en ennemis. Mais que, pour une raison ou une autre, ils se rallient à un principe, tels les droits de l'homme, comme nous l'observons en cette année du bicentenaire de la Révolution françai-se ; et voilà qu'une partie de ces différends sont mis au placard. Des forces françai-se mo-bilisent pour qu'un accord se dessine à partir de ce principe, les droits de l'homme fournissant la matière du consensus et des actions collectives. Ils confèrent un sens aux différents points de vue, aux discours politiques ou moraux, filtrent les arguments et les [142] informations qui soutiennent le consensus dans les mou-vements d'opinion.

À vrai dire, nous n'aurions pas besoin d'insister sur cette relation intime entre communication et valeurs dans les décisions prises en groupe, si on ne cherchait pas à les séparer, voire à limiter le rôle des valeurs en psychologie sociale. Pour un motif difficile à saisir, on procède comme si la présence des valeurs, des

« normes », enlevait aux phénomènes leur caractère rationnel, cantonnant les in-formations objectives dans un rôle secondaire. Alors qu'en réalité elles rehaussent ce rôle et jettent un éclairage plus riche sur ce qui est rationnel dans la vie sociale.

Elles sont, à maint égard, un élément déterminant dans la psychologie des grou-pes, sinon en général. Car, et nous laissons de nouveau la parole à Grice : « Je soupçonne fortement que l'idée la plus féconde est l'idée qu'une créature rationnel-le est une créature qui évalue, et que rationnel-les autres caractéristiques possibrationnel-les peuvent s'avérer coextensives de celle-ci, quoique, dans un certain sens, elles ne jouent pas

le rôle conducteur. Je ne sais s'il en découle ce que, du moins, je crois vrai, c'est-à-dire que toutes les tentatives naturalistes de caractériser la rationalité sont condamnées à l'échec » (1982, p. 238).

Sans souscrire à une affirmation aussi catégorique, nous sommes frappés de voir qu'un penseur dont la théorie de la communication a un retentissement pro-fond dans les sciences de l'homme, a cru nécessaire de la formuler. Il nous permet de souligner combien sont obsolètes les distinctions entre jugements de faits et jugements de valeurs, influence informationnelle et influence normative, auxquel-les d'autres continuent à adhérer.

Quoi qu'il en soit, si on s'en tient à ce que l'on observe et non pas à ce que l'on devrait observer, les valeurs non seulement introduisent un ordre parmi les alter-natives qui existent dans un groupe, donnent un sens à la communication entre ses membres, elles offrent aussi un point d'ancrage relativement stable à leurs opi-nions, jugements et connaissances. C'est par rapport à ce point commun qu'ils les discutent et comparent, acceptent ou rejettent les diverses alternatives. On le fait sans cesse en disant qu'une information est utile ou inutile, une solution prudente ou risquée, une mesure politique favorable ou défavorable [143] à son pays, le verdict d'un jury juste ou injuste, une théorie scientifique valide ou non. Chaque fois, l'évaluation se fait en ordonnant les termes sur une échelle dont l'un des pôles a plus d'importance à nos yeux que l'autre. Et c'est par rapport à ce pôle que nous situons personnes, choses ou idées.

Allons plus loin en disant que l'évaluation manifeste définit une classe de si-tuations dans laquelle toute position ou toute attitude qui se rapproche d'un des pôles de la hiérarchie des valeurs, celui auquel la société adhère - égalité, justice, démocratie, etc. -, prime aux yeux des individus et guide leur conduite. Ce sont des situations qui favorisent le mouvement vers une position extrême et défavori-sent le mouvement vers une position moyenne. Dès que cette hiérarchie devient explicite dans un milieu social, les individus et les groupes se rapprochent mani-festement du pôle dominant. Ils cherchent à devenir plus qu'ils n'étaient et plus que les autres : plus loyaux, plus courageux, plus tolérants, plus patriotes, plus modernes, et ainsi de suite. En particulier dans de nouvelles circonstances, où l'expérience ne relativise pas les valeurs et l'image qu'ils veulent avoir d'eux-mêmes.

C'est, à coup sûr, très visible aujourd'hui, où le prix attaché à la nouveauté, à l'avant-garde, au fait d'être différent, est si élevé. Or cette classe de situations inté-resse et « n'a pas été suffisamment représentée dans la littérature. Le problème qui consiste à apprendre auprès des groupes comment rendre manifestes dans des situations concrètes les vertus et les valeurs que recèle l'individu est important, opportun, et en général dans le droit fil de la psychologie sociale » (Brown, 1974, p. 469). La remarque est tout à fait pertinente. Même s'il n'a pas trouvé de solution dans la plupart des théories antérieures, le problème décrit par Brown est bien celui qui nous occupe. À ceci près qu'il ne consiste pas dans la manière dont les individus apprennent mais dans celle dont ils recréent ensemble les valeurs et les vertus selon les circonstances. Nous verrons plus loin quelles sont ces circonstan-ces.

Pour l'instant, nous nous intéressons à cette évidence : les valeurs sont un germe indispensable du consensus. Elles prennent du relief en tant qu'élément commun au cours de la discussion. Enfin elles deviennent [144] le point d'ancrage des opinions et des jugements dans une situation qui avantage les positions extrê-mes aux dépens des positions moyennes. Or l'évidence ainsi résumée justifie ce que nous appelons l'hypothèse normative de la théorie. À savoir que la tendance définie par les valeurs et les attitudes dominantes est accentuée au cours des dé-bats, des réunions, etc., et détermine le sens des décisions menant au consensus du groupe.

Qu'il nous soit permis de redire que l'hypothèse prévoit qu'un groupe auquel participent des individus ayant des inclinaisons pacifistes deviendra plus pacifiste encore après discussion. Des antitabagistes se mettront d'accord sur une mesure qui condamne encore plus l'habitude de fumer, et ainsi de suite. Nous comprenons ici que nombre de ces valeurs sont destinées à être fortement contestées. Mais une fois partagées par un nombre suffisant de personnes et explicitées, elles sont aussi impératives que des valeurs indiscutées. En résumé, il peut sembler étrange que les groupes s'écartent spontanément du juste milieu et du conformisme qui de-vraient être les leurs. Mais pas dans n'importe quelle direction : ils le font dans le sens de la norme à laquelle tous adhèrent. C'est pourquoi on ne peut guère de-mander si un consensus va dans le bon sens ou dans le mauvais, sans se dede-mander sur quelle base il a été établi et par qui. En termes statistiques, cette hypothèse prédit que la moyenne des choix sur lesquels les membres du groupe se mettent

d'accord est plus proche du pôle dominant de son échelle de valeurs que la moyenne des choix initiaux faits par chacun d'entre eux séparément.

À bien des égards, cette hypothèse est la plus importante. Elle indique com-bien les opinions et les jugements collectifs sont prédéterminés en direction, quoi que l'on fasse. Donc par le stock de connaissances et de valeurs préalables, jusqu'à un certain point par la mémoire collective que les gens partagent avant de se ren-contrer, et qui leur sont invétérés. Et des observations faites sur de nombreux groupes avec lesquels nous avons travaillé permettent de voir qu'elle explique correctement l'évolution des décisions depuis le moment où ils se rencontrent pour décider jusqu'à celui où ils intériorisent la décision comme étant, à juste titre, la leur.

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