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La division du travail cognitif

Dans le document Dissensions et consensus. (Page 110-114)

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Constamment, les gens parlent de ce que leurs collègues ou leurs professeurs, leurs parents ou leurs prêtres, leurs livres ou leurs journaux, leur ont appris. Ce sont donc les informations puisées a plusieurs sources qui alimentent les discus-sions entre eux. Elles sont les pierres d'assise d'une société bien informée, orga-nisme collectif doué de la pensée. Mais celui-ci répartit entre les individus la tâ-che de sélectionner et d'exploiter les connaissances diverses, de même que le soin de donner une signification aux mots (Putnam, 1979). Comme les autres, cette division devient une source de tensions et de controverses, donc de polarisation des décisions. Elle suppose en effet que chaque partie du groupe est en possession d'une fraction de connaissances différant en quantité et en nature de celles des autres. De sorte que chacune peut facilement concevoir plusieurs raisons, par exemple, d'engager un personnage fictif du questionnaire à prendre des risques ou à rester prudent. Certains membres imaginent plus de raisons que d'autres ; exer-çant des professions différentes - économistes, juges, assureurs, etc. - ils propose-ront des raisons distinctes. Nous le constatons par exemple dans les comités d'éthique qui réunissent des scientifiques, [114] des religieux,, des administra-teurs, des représentants des familles. Leur délibération a des chances d'être d'au-tant plus animée et leurs arguments seront d'aud'au-tant plus fermes que les partici-pants doivent se décider pour une solution qui emporte l'adhésion de tous. De ce fait, la division du travail cognitif, en multipliant les occasions de polémique et en impliquant les participants, contribue à polariser leur consensus sur la solution qui

a initialement suscité les controverses et amené les gens à se convaincre les uns les autres.

C'est la même explication, regardée d'un autre point de vue, qu'une très belle étude de Kaplan et Miller (1977) permet d'illustrer dans le détail. Ils composent des jurys fictifs de six personnes auxquelles ils font écouter un enregistrement qui relate trente-six preuves dans un jugement pour voies de fait, présentées de diver-ses manières. Dans la moitié des groupes, tous les membres les écoutent dans le même ordre ; dans l'autre moitié, chaque membre écoute les preuves rangées dans un ordre particulier, différent pour chacun. On peut dire que la première informa-tion est homogène et la seconde hétérogène. D'autre part, douze jurys entendent des preuves inculpant l'accusé et les douze autres les preuves le disculpant. Sui-vant la procédure familière, après l'écoute des faits présentés dans la salle du tri-bunal, les jurés estiment isolément le degré de culpabilité de l'accusé. Puis, en-semble, en tant que jury, ils discutent le cas avant d'estimer de nouveau ce degré de culpabilité isolément. Nous sommes ici très près d'une situation réelle, d'où la grande signification des résultats.

Voici ce qui en ressort : la délibération, une fois de plus, conduit à des ver-dicts plus tranchés. La différence est encore plus marquée dans les groupes où chaque juré a entendu les preuves dans un ordre différent que dans ceux qui les écoutaient dans le même ordre. Autrement dit, lorsque le travail cognitif est divi-sé, les groupes polarisent davantage que pour un travail uniforme. En voici une conséquence parmi d'autres. On recommande souvent de choisir des jurés ayant une origine sociale et une formation intellectuelle aussi diverses que possible, calquées sur la réalité, afin d'assurer des verdicts plus justes. Se doute-t-on qu'on les rend ainsi, soit plus cléments, soit plus sévères ? En tout cas, l'analyse des dis-cussions elles-mêmes montre que les jurés ayant [115] entendu les preuves dans un ordre différent mentionnent une plus grande variété de faits que les autres, en particulier vers la fin des débats. Ils ont donc tiré un meilleur parti de l'informa-tion fournie et se sont livrés à des échanges plus denses et variés. Dans l'ensem-ble, on relève une corrélation entre le nombre de faits remémorés, la variété des faits invoqués au cours de la discussion et le déplacement vers l'extrême du juge-ment de culpabilité porté par les jurés improvisés. Mais qui ressemblent, par bien des côtés, à des jurés véritables, ou du moins au public qui se passionne pour les grands procès et débat sur le verdict possible dans les lieux de rencontre ou en

famille. On pourrait en déduire que le souci de connaître, de discuter tous les faits et témoignages afin d'éclairer, comme on dit, la justice, a l'effet d'objectivité sou-haité. Il a aussi un effet que l'on n'a pas recherché, qui est de rendre le verdict plus sévère ou plus clément selon la manière dont les juristes ordonnent les éléments débattus. Sans doute est-ce là une conclusion trop hâtive. À laquelle cependant les praticiens ne perdraient rien à réfléchir et qui mériterait d'être mise à l'épreuve de faits avec lesquels ils sont beaucoup plus familiarisés que nous.

En attendant, l'ensemble de ces études paraît militer en faveur de l'hypothèse proposée. Le facteur essentiel est la différence, que ce soit celle des points de vue, des compétences en matière d'arguments, du système de connaissances ou des positions dans un groupe. De même qu'une machine thermique a besoin d'une source chaude et d'une source froide, de même le décalage lance les discussions, entretient les oppositions et stimule les controverses en incitant chacun à y pren-dre part. Dans le cas d'une convergence, celle-ci se produit presque toujours en un point situé au-delà ou en deçà de la moyenne. Faisons une remarque bien simple, mais qui a son importance. Ce n'est pas à force d'échanger des informations et de les combiner selon les règles de calcul que cette convergence est atteinte. Non, il faut que chacun cherche à défendre son option, à convaincre ses partenaires, s'en-gage pour ou contre une certaine solution. Ce sont les arguments faisant plus ap-pel à l'éthique et à la sensibilité qu'au raisonnement qui emportent la décision et la rendent extrême. En vérité, sur ce point - mais est-ce le seul ? - on retrouve Keynes qui conseille de garder à l'esprit « que les [116] décisions humaines rela-tives à l'avenir, qu'elles soient personnelles, ou politiques, ou économiques, ne peuvent dépendre d'attentes strictement mathématiques dans la mesure où le point de départ pour de tels calculs n'existe pas ; et ce serait notre désir inné d'activité qui ferait tourner les roues, nos ego rationnels choisissant entre les alternatives proposées du mieux qu'ils pourraient, calculant là où c'est possible mais échouant très souvent en se rabattant, en guise de motifs, sur les caprices, les sentiments ou le hasard » (1964, p. 63).

Nous voulons demander au lecteur d'en tenir compte, sans se hâter de prendre parti pour l'une ou l'autre des causes dont dépend le compromis ou la

polarisa-tion 13. Pour l'instant, il suffit d'enregistrer la concordance de tant d'études me-nées sur des faits si différents comme un indice encourageant pour la théorie, rien de plus.

13 De nos jours, il est convenu de donner la priorité aux processus d'information. De nombreux articles exposent des arguments convaincants à cet égard, en particulier ceux d'Anderson et Graesser (1975) et de Kaplan et Miller (1985).

[117]

Dissensions et consensus.

Une théorie générale des décisions collectives.

Chapitre 4

Les effets des discussions

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