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des décisions prises en commun

Dans le document Dissensions et consensus. (Page 82-87)

I

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De toute évidence, lorsque les membres d'un comité, d'un parti ou d'une as-semblée éphémère s'y investissent, ils comptent bien avoir voix au chapitre et peser sur le cours des événements. Ils espèrent donc avoir une chance de présenter un point de vue, de le justifier autant que faire se peut et, certes, d'être entendus.

Si on l'admet, on admet en même temps qu'aucun obstacle ne peut faire que des points de vue différents ne se manifestent et ne se heurtent. À tout instant on peut recourir à la violence pour rétablir le calme et l'harmonie. Mais, du même coup, on abandonne la prétention du consensus, à l'instar d'un gouvernement qui rompt

les pourparlers avec l'opposition pour décréter l'état de siège, et oblige à la simple soumission, à l'attente muette. On peut refuser à une catégorie de points de vue le droit de prendre part aux affaires communes, de même que le parlement anglais écarte un secteur de l'opinion grâce à une loi électorale, pour ne laisser s'opposer que ceux qui s'entendent. Ceci permet un consensus entre participants inégaux, contraire à sa définition qui les suppose égaux. En tout cas, plus les membres d'une collectivité s'y investissent et, partant, croient à juste titre devoir affirmer leur position, plus les divergences se multiplient et s'amplifient. Disons que ce sont des occasions [83] favorables aux décisions visant à changer ou innover.

C'est précisément ce que, dans un article de 1864, au titre évocateur, « Des anti-thèses comme méthode de psychologie sociale », le savant Cattaneo pensait des réussites scientifiques et morales les plus éclatantes. Selon lui, elles sont le fruit d'une chaîne de désaccords suivis d'accords entre des personnes recherchant un même but. On voit pourquoi. Il est très difficile pour des gens convaincus d'une idée ou d'un intérêt de savoir quelle est la raison des divergences avec les autres dans un groupe scientifique, un jury ou une communauté religieuse. Sont-elles fondées sur une conviction opposée, un penchant à se vouloir indépendant et dif-férent, ou des motifs de sympathie ou d'antipathie personnels, bref sur le désac-cord, la concurrence ou le malentendu ? Seule la poursuite de ces divergences jusqu'au conflit, avec l'enchaînement des arguments pour et contre, la découverte d'un fait qui les prouve ou les démentit, dissipe la confusion et ébranle les posi-tions fixes. En outre, il fait prendre conscience de l'enjeu véritable du débat, des éléments communs aux divers points de vue, et surtout de leur valeur. « C'est uni-quement là où il y a conflit, écrivait Park, que le comportement est conscient et autoconscient. C'est seulement là que l'on trouve les conditions d'une conduite rationnelle » (1921, p. 56).

De cette façon, les participants sont entraînés dans un mouvement de contro-verses bien plus vaste que celui des préoccupations immédiates. Débattre sur un fait ou une idée particulière, ce sera se disputer. Être incité à les envisager sous plusieurs éclairages, c'est une ouverture que nul ne pourrait réussir seul, sans être confronté à des esprits qui ne sont pas à l'unisson. Il est nécessaire qu'une antithè-se soit disponible, que des hommes soient prêts à en faire leur cauantithè-se et s'affronter.

Ainsi « chaque objection suscite une réponse ; chaque raisonnement suscite un raisonnement complémentaire qui entrelace dans un tout inséparable des idées

opposées. Du point de vue de la passion les raisonneurs sont des combattants ; du point de vue de l'idée ce sont des forgerons qui battent le même fer, ils sont des instruments aveugles d'une entreprise commune. Chaque nouvel effort ajoute un maillon à la chaîne qui entraîne les deux parties dans la spirale de la vérité » (Cat-taneo, 1864, p. 268).

[84] Elles ne peuvent pas s'en évader. D'autant plus que l'une et l'autre, com-me tout individu qui s'attend à rencontrer quelqu'un de différent ou d'opposé, res-sent une tension physique difficile à apaiser 7. Moins en raison du contenu ou de la différence que parce que le désaccord se manifeste à travers une autre personne et qu'il faudra l'affronter. Ce genre de tension, chacun de nous le ressent dans une réunion où il a l'impression que, sitôt le premier mot prononcé, les hostilités vont se déclencher. Mais c'est une crainte qui aiguillonne. Car chacune des parties est amenée à redéfinir son point de vue, à le regarder par les yeux de l'autre et à considérer le point de vue adverse comme le sien. Ainsi la traversée d'un plus grand nombre d'antithèses et de différends fait bifurquer la pensée individuelle vers une pensée collective. Même une question innocente : « Que faut-il pen-ser ? » nous met en alerte. Sachant que ce n'est pas notre réponse qui est donnée, mais le la pour orchestrer une suite de controverses « suivant les règles de ceux qui sont impliqués avec nous dans l'acte de comprendre en commun ce qu'est la vie » (Mead, 1964, p. 192).

Rien n'est plus propre à cette compréhension que la polémique sociale. Mais comment faire en sorte que les membres du groupe soient en désaccord sur leurs choix sans pour autant se décourager de choisir ? Comment faire qu'ils acceptent toujours de débattre et cependant restent toujours prêts à chercher une entente ? Sans vouloir résoudre ce problème, observons que la participation qui aiguise les conflits dans lesquels on s'investit tonifie en même temps les attachements. Ainsi, au fil des controverses et des répliques, qui sont autant de contacts corps à corps, les membres du groupe exercent en sous-main une influence mutuelle pour accen-tuer ce qui les rapproche. On observe entre eux une synchronie et une imitation qui transforment chaque parole en un signal, chaque geste en un modèle et chaque information en un argument. Toutes les formes de la rhétorique de la pensée et du

7 Le rapport entre le niveau de conflit en groupe et l'activité psychophysique a été étudié par Bogdanoff et al. (1961), Gerard (1961), Shapiro et Crider (1969), Smith (1936), et par nombre d'autres chercheurs.

corps deviennent des manoeuvres par lesquelles on raccourcit [85] les distances et amortit les frictions. A l'arrière des divisions, des malentendus et des polémiques impitoyables, l'unité mentale du groupe se reforme. « C'est une rude tâche, remar-quait encore Mead, que de dégager une valeur commune à partir de l'expérience des groupes et des individus en conflit »(1964, p. 365).

Cette double dynamique du conflit et de l'influence s'observe facilement dans tout comité, jury, groupe de travail et assemblée délibérante. C'est elle que nous simulons dans nos expériences. En effet, les personnes que nous réunissons par groupes de quatre ou cinq en laboratoire, avec pour tâche de prendre une décision unanime, ont chacune une attitude propre vis-à-vis du problème qu'on leur sou-met. Pour que les possibilités de désaccord se manifestent, nous choisissons des thèmes appropriés, la paix, l'émancipation des femmes, l'écologie, et ainsi de sui-te. Il est certain que les conflits sont d'autant plus intenses que le thème est actuel, les touche de près, et qu'elles sont autorisées à y prendre part, donc impliquées dans les échanges réciproques. La nécessité de s'entendre oblige à un travail de persuasion et de sape à travers les différences jusqu'à synthétiser opinions et inté-rêts. Pour échapper aux désagréments que procurent les désaccords, les personnes peuvent déclarer : « Ce n'est pas grave », « Ce n'est rien », « Peu importe ». Ce-pendant l'obligation d'atteindre le consensus malgré tout et d'y souscrire interdit cette échappatoire. D'habitude on néglige cet aspect du conflit (et d'implication dans une théorie) qui est omniprésent dans la réalité sociale. On néglige alors le facteur qui distingue le jugement d'une décision. « Faire un choix, écrivent Abel-son et Levi, n'implique pas seulement un investissement et un conflit plus forts que porter un jugement : cela entraîne également des responsabilités et des re-grets » (1985, p. 235).

D'un côté la divergence des opinions et de l'autre la nécessité de se mettre d'accord combinent le conflit à l'influence mutuelle dont nous venons de faire état.

On en déduit donc que les groupes hétérogènes changent et polarisent davantage que les groupes homogènes. Et ce d'autant plus que le contenu de la décision à prendre est suffisamment neuf et important pour offrir matière à discussion. Car, ainsi que Thibaut et Kelley l'ont observé autrefois, « la plupart des incertitudes que [86] les membres ont au sujet des enjeux prospectifs du groupe peuvent être réduites par la discussion, et une participation intense de tout le groupe » (1967, p.

261). Mais ils ne savent pas pourquoi ce manque de clarté se dissipe et fait ressor-tir les attitudes extrêmes. Nous venons de poser quelques jalons en ce sens.

II

L'exemple le plus constamment offert à nos yeux de cette nécessité de partici-per est peut-être celui des rites que les sociétés ont inventés pour y répondre. Elles ne pouvaient laisser au hasard les circonstances dans lesquelles les hommes mani-festent leur attachement en public, ni à l'arbitraire le degré auquel investir dans la collectivité tant de ressources et de temps. Elles ont donc institué des règles et des cérémonies périodiques destinées à satisfaire le besoin dont chacun est habité. Il est hors de notre propos de parcourir la liste des rituels qui vont du sacrifice au suffrage en passant par le serment. Retenons-en le plus répandu et qui nous concerne de plus près : la discussion. Et avec elle la délibération et le débat contradictoire où les hommes parlent après avoir pensé. Si on ne discutait pas, les problèmes auraient beau se poser et des solutions être proposées, elles n'exerce-raient aucune influence profonde. Certes, la plupart y voient une forme d'échange, où, à la place de choses, on troque des informations comme dans les interrogatoi-res judiciaiinterrogatoi-res, les conciles techniques, afin de résoudre une difficulté ou sortir de l'à-peu-près. Alors que, pour une grande part, c'est un rite de communication qui réunit périodiquement les membres d'un groupe dans un lieu idoine - salon, café, marché - selon des règles prescrites. Et ce lien à la participation apparaît sous sa forme la plus nette dans l'art grec de la politique tout autant que dans l'art français de la conversation, ce dialogue sans utilité évidente où, en apparence, on parle surtout pour parler, par plaisir et par jeu. Mais le plus souvent, du fait même d'être appelé à débattre, chacun se sent partie prenante au rituel et membre du groupe qui l'institue. Par là se renforce à intervalles réguliers la cohésion de l'ensemble.

Les mots [87] justes prononcés sur le ton qu'il faut et au moment prescrit ont cet effet, quelle que soit l'information qu'ils communiquent.

« On observe qu'il y a un biais, dans plusieurs aspects de l'organisation d'une conversation, qui est généralement favorable au maintien des liens de solidarité existant entre les acteurs, et qui permet l'évitement de conflits » (Atkinson et He-ritage, 1984, p. 265). Plus encore, le débat implique un effort de maîtrise et

d'ex-pansion, à travers le langage, des rivalités qui se font jour. C'est pourquoi toutes les institutions politiques, les communautés scientifiques et confessionnelles prennent soin de convoquer a des dates plus ou moins fixes leurs membres dans des réunions où ils peuvent s'exprimer, renouveler leurs croyances et pratiques communes, en prenant part aux débats publics. Nous ne pouvons donc considérer la discussion entre des personnes, même dans un laboratoire et à titre provisoire, comme une activité quelconque. Peut-on l'assimiler à un canal physique dans le-quel circulent des arguments relatifs à la solution d'un problème, faut-il y voir un canal social où se mêlent et s'agrègent les opinions individuelles en une opinion collective ? C'est laisser de côté l'essentiel qui fait la force symbolique et incons-ciente d'une institution ou ce qui est visible a toujours moins d'importance que l'invisible : la France dans les trois couleurs de son drapeau, l'égalité dans le bulle-tin de vote, ou le sentiment du divin dans la prière.

Mais ne sortons pas du cadre de la psychologie sociale. Et considérons la dis-cussion comme une institution donnant à chacun la possibilité de prendre part aux affaires du groupe, et comme l'emblème du consensus. Elle a déjà cette significa-tion avant même que le premier mot ait été prononcé. S'asseoir autour d'une table, c'est poursuivre le conflit, et aussi s'engager à le conclure par un autre moyen. Si cette signification se dissipe, on n'y voit plus qu'un inutile gaspillage, un bavarda-ge sans âme ou une contrainte bureaucratique, à laquelle il faut se plier comme à bien d'autres. C'est du moins ce qu'on entend souvent dire à propos des discus-sions et débats d'ordre public, et de tout rite qui a perdu son prestige et son écho dans la conviction de ceux qui le pratiquent.

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De la participation consensuelle

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